Le Décrotteur
Hervé Nouvel
Le Décrotteur
Le petit peuple de Nice en avait assez de la politique, de la diplomatie, des luttes d'influence, à tout ça il ne connaissait rien.
Bien que parfois partagé, il s'exprimait à travers les gens simples qui souffraient de la stagnation de l'administration sarde. Une veuve au fort tempérament, marchande de fruits et légumes, installée tous les matins et par tous les temps, nouveau quartier de la Croix de Marbre, le proférait sans vergogne :
- Les pitchins de Nissa voulen la tranquilità, le petit peuple veut la tranquillité !
C'est qu'il y en avait eu des épisodes lointains, encore vifs dans la mémoire collective ! L'attaque des Turcs, alliés des Français, repoussés par l'héroïque Catherine Ségurane !
La destruction du château censé défendre la basse ville ! Rasé à coups de canons du Roi de France !
L'arrivée des troupes révolutionnaires, bloquées un temps par le fleuve. Un temps seulement...
Alors la France, ils ne voulaient plus s'y frotter, en tout cas pas de cette manière.
- Hoù, Mère Jacoune ! Toujours en guerre ?
- Quoi ? J'ai pas raison ! Ça te fait plaisir à toi qu'on peut plus exporter le sel ? Que le port franc existe plus ? Que la voie ferrée arrive toujours pas à Nice ? Et j'en passe ! Ti lo dicco ièu li nissarts en aven una fourre ! Porca miserià ! Je te le dis les niçois en ont assez, saleté de misère ! Alors oui, bienvenue à l'Empereur, il nous donnera tout ce qui nous manque !
Devant ces avalanches d'arguments difficiles à réfuter, les contradicteurs levaient le siège tandis que les autres se réjouissaient de la voir dire tout haut ce qu'ils pensaient tout bas.
Contaminés par les riches étrangers venus se soigner au bon air de Nice, il se propageait par les uns que l'Empereur de France semait la terreur et par d'autres qu'il ferait l'unité de l'Italie, permettrait à Nice de choisir et la guérirait de tous ses maux. Si bien que beaucoup pensèrent avec la marchande que le moment était peut-être venu d'y monter, dans ce train de la modernité !
La Fronde Révolutionnaire avait effleuré Nice, les niçois feraient en sorte de ne pas en recevoir les pierres.
Pataqué était originaire de Lucéram, un village lointain et proche à la fois de la ville. Lointain parce que sans route il fallait des heures à pied, et presque autant à dos d'âne, pour y monter depuis Nice.
Son nom évoquait l'arrivée tardive du voyageur harrassé en vue réconfortante des lumières du village aperçues à travers les ramures de bruyère : « Lucis Ramus », au fil du temps c'était devenu Lucéram.
Et proche parce que la langue n'y était pas plus différente qu'à Nice.
Et puis Lucéram, dont la fondation remontait si loin que personne ne pouvait dire quand ses murailles et sa tour octogonale avaient été érigées, avait ses défenses encore debout !
Malgrè cette légitime fierté face à une Nissa sans défense, le fils de la lumière y avait émigré.
On lui donnait seize ou dix sept ans, à cause de ses traits fins, de ces yeux noirs brillants, mais peut-être avait-il plus après tout, tant il était musclé, agile et futé. La dureté de la vie montagnarde avait bâti un beau garçon, résistant aux longues activités agraires des étés chauds, aux grandes courses en montagne derrière un troupeau ou un gibier.
A Nice, Pataqué n'avait trouvé à exercer qu'une profession sur le marché du quartier de la Croix de Marbre, une extension nouvelle de la ville, par-delà le Paillon, vers la France justement. Il était décrotteur. Il débarrassait les chaussures des autres de la boue des rues. Mais c'était plus la place que la profession, pourtant très convoitée, qu'il avait choisie.
La marchande de fruits et légumes en face de son emplacement avait une Manon de son âge, une jolie brunette que Pataqué, qui en réalité se prénommait François, aurait aimé marier.
Ma per si marida fau de sòus ! Mais pour se marier il faut des sous ou bien être quelqu'un, et Pataqué était un paysan de Lucéram sans le sou, qui aujourd'hui décrottait les souliers des riches.
Le hasard et ses dons allaient lui permettre de devenir les deux, enfin presque.
Dès son arrivée il s'était fait remarquer par Jacoune. En plus de retirer la terre des souliers, ce qui est le but de ce métier, il les astiquait à l'huile de pied de boeuf. Non seulement les souliers paraissaient neufs, mais ils ne prenaient plus l'eau.
Au pied de la Croix de Marbre, les joutes verbales de la Mère Jacoune racontaient que la France regardait toujours avec insistance vers Nice et qu'un jour peut-être...
« Et que ce serait pas trop tôt ! »
Pataqué ne savait quoi en penser mais avait confiance en sa bonne étoile. Pour se loger, n'avait-il pas obtenu la vieille remise d'une maison sur la rive gauche du Magnan ? Remise qu'il avait vite et proprement aménagée. Et pour tout loyer, l'entretien du potager attenant, avec en plus le bénéfice de la moitié des récoltes !
N'avait-il pas su prendre au mot l'ivrogne qui lui laissait, en toute illégalité, utiliser sa médaille de décrotteur, symbole officiel de cette honorable profession ?
Personne ne s'était offusqué d'avoir échangé un ivrogne contre un gros travailleur.
Du coup Pataqué pensait qu'il était sous Sainte Protection.
Qu'elle était jolie sa Manounette ! Aidant sa mère à servir derrière le banc, l'étal, chargé de beaux fruits et de beaux légumes. Au pied de la Croix de Marbre on aurait dit une Madonne !
Mais Pataqué évitait de se laisser distraire quand il cirait les souliers, ne pas déborder sur une guêtre, pour ne pas risquer un regard noir, sourcils froncés, ou pire, une remarque à voix courroucée qui pouvait attirer un agent de police.
Il avait parmi ses clients un original qui revenait toujours de ses promenades abondamment crotté, et qui appréciait le nouvel aspect et surtout le confort de ses souliers. S'il n'était pas riche, l'homme n'était pas avare de compliments. Il louait toujours l'excellent travail accompli sur ses chaussures, sans doute pour compenser la faiblesse de la piècette, et était toujours chargé d'un mystérieux matériel.
Un jour que Pataqué regagnait son logis par le rivage, il le vit peignant la mer et les pointus, les barques, tirées sur la grève, il trouva cela très beau.
Pataqué lui, se contentait de s'appliquer et de donner satisfaction avec sa grosse brosse et son chiffon graisseux, si bien qu'une petite clientèle lui était venue et qu'au fil des mois il commençait à voir grossir sa pelote.
Seulement il ne savait toujours pas si l'élue de son coeur l'avait remarqué. Elle ne le regardait jamais lorsqu'il risquait un oeil vers le banc, ou si peu, au moment où il lui achetait des fruits, dès que la Mère Jacoune partait aux communs, au cagadou.
Si bien qu'après plusieurs mois il n'était pas plus avancé que le chemin de fer. Il y avait urgence à un changement d'approche, mais que faire ?
L'Histoire était en marche et à Pataqué elle allait donner un coup de pouce.
Alors que cette question taraude son cerveau de terrien, un couple en discussion approche. En même temps qu'il a repéré l'important personnage et client potentiel, il croit voir le Christ sur la croix, lui faire un signe de la tête, il tend sa plus fine oreille :
- C'est parce que les tractations entre l'Empereur et le Roi Victor-Emmanuel II vont bon train, ma chère.
- Que peut nous apporter la France ?
- Hè ! Le chemin de fer, le télégraphe, un vrai port...
- Tout cela sans batailles dites-vous ?
- Bien-sûr, il y aura sans doute un plébiscite, lequel n'exclut pas l'arrivée de troupes françaises, en lieu et place des Sardes. Mais il n'y aura pas de combats, la voie diplomatique ma chère, la voie diplomatique !
Pataqué ne sait pas ce qu'est un plébiscite mais il a compris l'essentiel, l'armée française va remplacer la troupe du Comté et il n'y aura pas de combats. Parfait ! Peu importe l'uniforme, y'aura toujours un uniforme, alors ! La belle affaire ! Il y aura le chemin de fer, le... té... le... télégrophe... et un vrai port ! Ça c'est bien un port, parce que le coup du port franc supprimé, nous autres, on l'a pas encore digéré !
Par chance le Monsieur souhaite que ses souliers soient cirés, il pose son pied sur la marche de bois et continue doctement d'éduquer sa Dame, pour finir il lâche comme une menace :
- Tout dépendra aussi, de l'accueil que les niçois feront à l'Empereur...
Jamais chaussures ne brillèrent autant, jamais Pataqué ne brossa avec plus de dextérité, jamais il ne fut plus joyeux, jamais piècette de un centesimo ne lui parut plus neuve. La Mère Jacoune avait donc raison puisque l'homme instruit pensait comme elle.
Cette nuit là et les suivantes il dormit peu. Il retourna dans tous les sens les propos dérobés à ses clients. Les avantages, les inconvénients... et Manon ! Comment à ce charivari associer Manon et la Mère Jacoune ? Il avait remarqué que la mère sous une apparence austère était sensible aux compliments. A propos de son beau fichu du dimanche, de sa jovialité, de la qualité de ses légumes. Il fallait trouver quelque chose pour l'approcher, l'amadouer et lui donner un rôle valorisant.
Et la troupe ! Quel serait le cantonnement des français ? Certainement le promontoire du château, et pour y arriver elle passerait le Var, puis le rivage et la Via Francia.
Dans tous les cas Pataqué saurait avant les habitants du quartier Croix de Marbre, l'arrivée de la troupe, son logis était plus près de la frontière.
Sur ce point il avait l'avantage.
L'homme de troupe qu'espère-t-il trouver à la halte, après une longue marche ? De quoi a-t-il besoin ?
La même chose qu'attend un paysan après un long labeur ou un chasseur après une longue course, repos et nourriture ! Oui, Pataqué en est mainteant persuadé, l'amélioration de l'ordinaire sera son laissez-passer ! Et il s'endormit avec la pensée de trouver la meilleure façon de procéder.
Ce matin là il rencontra le peintre son client, assis sur une pierre, il rongeait un quignon de pain et crachait des noyaux d'olives. Pataqué lui offrit une figue séche en dessert, s'extasia sur l'image ébauchée, et lui demanda ce que, à son avis, apporteraient les français. Il n'était pas riche et sa peinture n'avait pas beaucoup de succès, le peuple est si pauvre ! Mais si la région se développait, alors ce serait bénéfique pour tout le monde. Tu es jeune et débrouillard, tu en tireras partie conclut-il avant de se remettre au travail. Ces propos confortèrent Pataqué, sa décision était prise.
De temps en temps, une Dame demandait à Manon de lui livrer les fruits et légumes qu'elle avait méticuleusement choisis. Alors la Dame au chapeau élégant et Manon, panier sur la tête, partaient rejoindre l'une des belles maisons du nouveau quartier.
Pataqué profita d'une de ces occasions pour choisir, lui aussi, les légumes qu'il prétexta lui manquer pour la soupe du soir. La Mère Jacoune le servit en voisin apprécié, et comme la clientèle était moins nombreuse, la Jacoune lui dit :
- C'est rare de te voir devant le banc quand la petite est en course, pourtant je sais que tu nous achètes, surtout quand je suis pas là et même que tu as pas besoin, avec ton jardin au bord du Magnan.
- Co... Co... Comment ? Si ! J'ai besoin ! Vous croyez que je dépense pour rien ?
- Oh non ! Ça je crois pas que ce soit pour rien ! Au contraire ! C'est pour parler avec la petite seul à seule. Voilà pourquoi.
Comme ce pauvre Pataqué restait bouche bée, elle enchaîna.
- Elle a ton âge la Manounette ! Eh ! - Par pitié pour ses joues rouge-sang, elle continua - Tu en penses quoi de l'Imperatore toi ? Et elle fit mine de fouiller un couffin pour le laisser récupérer sa langue et refroidir son visage.
- Eh ! Moi je sais pas si c'est un brave homme l'Empereur, mais il paraît qu'il est généreux.
- Ah vòei ? Et tu sais ça comment toi ?
- Ils nous donnera le chemin de fer ! Il remplacera le vieux pont de bois à moitié démoli par le fleuve... Avec le chemin de fer il y aura beaucoup d'étrangers. Ils ont des sous les étrangers et ils dépensent, c'est bon ça. Tout dépendra aussi, de l'accueil que les niçois feront à l'Empereur.
- « L'accueil-que-les-niçois-feront-à-l'Empereur » Tè ! Tu sais que tu parles bien toi - Car elle aussi avait surpris les propos du bourgeois.
- C'est vrai quoi ! Si on est content de les voir arriver, on peut leur offrir quelque chose. Ils seront reconnaissants, c'est ce qui se raconte, ça vaut la peine !
- On leur offrira des fleurs ?
- Oui aussi, mais ça se mange pas les fleurs, ce qu'il faut c'est améliorer le rata du bivouac avec des belles courgettes croquantes, des aubergines brillantes, des tomates juteuses...
- C'est toi qui leur donnera ?
- Moi ? Non, une femme ce serait mieux... Peut-être que vous...
- Tu crois que les paysans me font cadeau des légumes parce que je suis veuve ?
- Eux non, mais moi oui ! Le jardin commence à bien donner, je vous en apporterai.
- Un bòn coumençamen atira una bòna fin ! (1)
Cette conversation ne pouvait rester sans conséquences.
Nous étions fin mai, la guerre de l'unité italienne finissait d'agoniser, les disonnances diplomatiques de l'Italie naissante et de la France, ne répandaient pas une harmonie bien convaincante pour le peuple. Bref cette ambiance provoquait une aimable confusion à Nice, sauf entre Pataqué et Mère Jacoune à propos de Manon.
Maintenant les choses étaient claires, en plus, tous deux s'étaient en quelque sorte associés. Et en bon terrien, lui, espérait des avantages de son initiative.
La finaude Jacoune observait Pataqué, qui sous prétexte de compléter son banc, faisait une discrète cour, « une cour de coq débutant » pensait Jacoune. Les rapports entre lui et Manon s'étaient assouplis, ils osaient se regarder dans les yeux, parfois même, longuement ! Et l'on imaginait sans peine qu'il faudrait un jour rendre visite à Monsieur le Curé.
Le jour tant attendu finit par arriver. En juin les troupes françaises étaient à Nice, mais au grand dam de Pataqué elles arrivèrent par la corniche depuis Villefranche. Précédées des clameurs de joie de nombreuses personnes et, il faut bien le dire, de la morosité de quelques autres, la nouvelle se répandait : Li françès son à Nissa ! Les français sont à Nice ! Les associés étaient pris à revers.
Pataqué était défait - le coq de bruyère a du plomb dans l'aile - pensait Jacoune en gloussant de malice, curieuse de voir ce qu'il trouverait pour se sortir de ce mauvais pas.
Passé cet instant de désarroi, il trouva curieuse la faiblesse du contingent et l'absence de cannonades de bienvenue. Il se rendit vite compte qu'il s'agissait d'une petite escouade arrivant en émissaire de la frontière italienne, son plan tenait toujours et mieux : les contingents importants ne tarderaient plus, il en était sûr maintenant ! Son enthousiasme reprit force et vigueur et la Mère Jacoune était ravie de voir se profiler un si bon gendre.
Mais il fallait redoubler d'effort et de vigilance. Les nuits devinrent plus courtes encore.
Soigner tard la production du lendemain. Avec le magau (2) creuser les rigoles, sans pitié en arracher les mauvaises herbes, porter les seaux, pleins de l'eau du Magnan.
Et il en faut des seaux et des seaux pour arroser les pousses qu'un soleil ardent assoiffe !
Pendant que la courgette trompette chantait le printemps, sa cousine fleur fournirait les meilleurs beignets, toutes avec les aubergines noires et violettes s'offraient à la coupe tôt le matin, prestement installées sur le charreton, elles partaient s'étaler sur le banc de Manon. Pataqué acomplissait ensuite son travail de « décrotteur » comme si de rien n'était.
Un rude gaillard s'extasiait la Jacoune, intelligent en plus ! Et beau ! Aurait ajouté Manon.
Avec tous ses efforts, la tête lui tourne et pour la deuxième fois, le Christ lui fait un signe. Il faut qu'il aille en reconnaissance au-devant de la petite troupe qui, dit-on, patrouille du côté du pont de bois.
Après avoir fourni au mieux le banc du marché de la Croix de Marbre, il rentre chez lui remiser le charreton à bras, attrape son panier, se met en marche vers le fleuve. Il est encore tôt mais le soleil tape fort. Pourtant il marche vite Pataqué, la sueur trempe sa chemise et ses cheveux. Après le quartier des Sagnes, la route s'écarte du rivage pour rejoindre la Grande Route plantée d'arbres jusqu'au pont sur le Var. Là il distingue un petit groupe, un étendard, ce sont bien eux, les français... Le gradé porte de fières bacchantes et une gentille bedaine, c'est bon signe.
Pataqué a été prévoyant. D'abord il a dans son panier un capoun de figues sèches, des nèfles blettes, bien sucrées, du fromage de chèvre, du pain, des olives amères, une cruche de vin de Plan du Var, un peu moins bon c'est vrai, que celui de Bellet, mais trois fois moins cher. Ainsi équipé il pourra fraterniser avec la patrouille. Et puis il parle français, avec un peu de l'accent lumineux de Lucéram, mais il parle plutôt bien, il le sait.
- Vive la France !
- Holà l'homme où vas-tu ?
- A votre rencontre Capitaine, pour vous accueillir.
Le sergent se rengorge. C'est vrai qu'avec son instruction il mériterait d'être capitaine et depuis longtemps encore.
- Tu parles bien le français, quel est ton nom ?
- François, Capitaine.
- Ah ! Bien ! François, Français, seule une lettre différe, on va s'entendre.
- J'ai apporté de quoi soutenir les estomacs vides... Et un cruchon de vin.
- Tope-là garçon ! Allons sous cet arbre nous serons à l'ombre pour y goûter.
Ce premier contact était plutôt prometteur et Pataqué s'employait à être agréable aux représentants des nouveaux maîtres auxquels la région, immanquablement, se donnerait.
- Vous étiez en reconnaissance ?
- En mission ! Diplomatique ! J'ai été personnellement chargé par le Général de recueillir des informations.
- Si je peux vous aider c'est bien volontiers !
- Bon ! Mettons nous à l'écart ! L'ordre vient de sa Majesté elle-même, je dois l'informer de ce que pense vraiment la population.
- Vous serez bien accueillis, les gens importants veulent la France, ceux de la ville comme ceux des campagnes.
- Oui mais l'Empereur veut savoir ce que pense le peuple... Parle-moi de l'histoire populaire, de la tradition, qui vous admirez, qui vous détestez, tu comprends ?
C'est trop beau pour être vrai, l'envoyé spécial de l'Empereur lui demande à lui, Pataqué, un conseil !
- Bè ! Quand ça va mal à Nice on a coutume de dire que si Catherine Ségurane était là elle saurait quoi faire.
- Une femme est votre idéal, votre modèle, votre canon... De beauté, bien sûr !
Tous deux se prirent à rire, le militaire pour son « canon » et Pataqué à l'idée de la beauté de Catherine.
- Non, mais nos anciens racontent que c'est Catherine Ségurane qui nous a sauvés des Turcs et des Français. Alors ça serait bien qu'une femme nous réconcilie avec la France. C'est du temps que les Turcs assiégeaient Nice, ils tiraient des boulets de canon plus gros que des pastèques. Les murailles, c'était plus qu'un méchant tas de pierres. La ville allait tomber ! Les combats affreux, les hommes fatigués, alors notre bugadière est montée comme une furie sur ce qui restait des fortifications, à grands coups de son battoir à linge, elle a tapé à droite, à gauche, les horions pleuvaient comme giboulées en mars. Des Turcs, elle en a assommé des dizaines ! Même un qui portait le drapeau de son pays, elle lui a arraché et l'a envoyé s'aplatir comme une figue mure au pied des remparts. Encouragées par son exemple, les autres femmes ont suivi, bien sûr les hommes ont pas voulu être moins braves, le courage leur est revenu, la bataille a continué mais les Turcs étaient encore forts ! C'est depuis cette histoire qu'à Nice on dit « Fort comme un Turc » ! La bataille était pas gagnée, mais notre Catherine a eu une inspiration divine, du haut de la tour Sincaïre, elle s'est retournée, a soulevé son jupon, baissé sa culotte, et elle a exposé son derrière à un créneau. Les voies du Seigneur sont impénétrables Capitaine ! Les autres femmes ont suivi son exemple et comme certaines matrones très poilues avaient de gigantesques derrières, les Turcs on cru au renfort de terribles combattants moustachus aux têtes énormes. C'est comme ça que la ville a été sauvée ! Ils sont partis sans demander leurs restes. Voilà l'histoire Capitaine, d'ailleurs, quand le peuple de Nice gronde on dit « lei ségurans cridassoun » ! Alors, si on pouvait en avoir une autre de Catherine, ce serait bien.
Les militaires se tordaient de rire et le sergent finit par dire :
- Vingt Dieux, nous l'avons échappé belle ! Par chance les choses ont changé, nous venons en amis ! Et connais-tu une femme favorable à l'Empereur qui pourrait remplir le rôle d'intermédiaire ?
- Bien sûr que j'en connais une ! Et les gens qui sont contre la France n'ont qu'à bien se tenir avec elle !
C'est ainsi que le chef de la patrouille de France fit la connaissance de Mère Jacoune.
- Vè qui est là Manon ! Ton Pataqué et un militaire français ! Vive la France ! Approchez vous militaires, voilà les premières pêches bien juteuses ! Tenez, servez-vous ! Je vous offre tout ce qui est sur ce banc, choisissez !
- Je vous suis très reconnaissant Madame et... honoré par un tel accueil... d'une si belle dame...
- Ho ho ! Militaire ! J'ai dit SUR le banc, pas derrière ! C'est Nice qui se donne à la France, pas les niçoises.
- Veuillez pardonner les manières d'un vieil officier Madame.
- Oh ! Vous ne m'avez pas offensée, reprit-elle d'une voix aimable, vous parlez à une Ségurane mais vous ne savez pas ce que c'est...
- Si je sais, l'exploit de Catherine Ségurane qui a jadis sauvé la ville des Turcs... et des Français hélas, mais c'est de l'histoire ancienne...
- Non ! Vous connaissez notre Catherine ?
A partir de ce moment le peu de glace finit de fondre au chaud soleil niçois. Pendant ce temps une petite foule s'amusait de la conversation et, vite emportée par l'aplomb de la marchande, trouva fort sympathique ces émissaires de France. Les timides vivas du début devinrent de plus en plus hardis...
Le militaire fit une description si élogieuse de son passage quartier Croix de Marbre, de sa pactisation avec la foule qu'il fut promu et l'anecdote rapportée aux souverains.
L'Impératrice offrit un châle indien très à la mode et un éventail d'ivoire à Jacoune. Voulant en faire un exemple, l'Empereur décida de la décorer de la Grand-Croix d'Or.
Mère Jacoune était très fière de ces atours et de sa distinction officielle, qu'elle savait en partie, devoir à Pataqué, aussi ne manquait-il pas grand chose pour qu'elle lui céde la main de sa fille.
En fin stratège, Pataqué lui fit remarquer que ces hautes distinctions faisaient d'elle une autre Catherine Ségurane, celle de l'avenir de Nice, qu'il serait bon d'immortaliser cela en faisant réaliser son portrait.
- M'as ben regardat pichoun ! Tu m'as bien regardée petit ! Je suis pas riche moi ! Et puis qui accepterait de me faire le portrait ?
- Si je m'occupe de tout vous acceptez ?
- Tu as déjà réussi à m'étonner, mais là ce serait le pompon ! Allez faï tira, chiche ! Et pour les sous ?
- Comme le reste, c'est mon affaire.
Pataqué trouva le peintre son client, en vieille ville, terminant une petite commande pour l'église du Gésù. Il fit miroiter l'intérêt qu'il y avait, alors que le rattachement était proche, à faire le portrait de la nouvelle héroïne niçoise couverte d'honneur par ceux qui allaient devenir nos souverains. Pataqué fournirait les provisions de bouches pendant tout le projet, et verserait un petit pécule à la remise du portrait.
Voilà comment, grâce à un garçon éclairé, originaire de Lucéram et devenu pleinement niçois par mariage, on fit le portrait de la Mère Jacoune, tout de rouge vêtue, avec sa coiffure traditionnelle, le grand châle indien, l'éventail, la Grand-Croix d'Or surmontée de l'aigle impériale, qu'elle porte à hauteur du coeur suspendue à un large ruban, rouge lui aussi, comme son caractère de Ségurane.
Elle est heureuse Mère Jacoune ! Pensez, or, bijoux, honneurs ! Le triple anneau à son oreille, les larges bagues aux deux mains !
On peut encore la voir, dans son quartier, Villa Masséna, sur ce tableau accroché à un mur, visage faussement sérieux tanné par le soleil.
Malgré le temps, l'oeil est toujours malicieux derrière une paupière lourde.
Cette nouvelle a été éditée par la Ville de Nice à l'occasion du 150 ème anniversaire du rattachement de Nice à la France
(1) Un bon commencement attire une bonne fin
(2) bêche
J'ai eu du mal à le faire entrer au bon format, comme quoi la technique ça colle encore aux dents, j'aime bien votre billet Hiver ratatiné, campagne gratinée continuez
· Il y a plus de 12 ans ·Hervé Nouvel