Le départ.

bozars

Les Maures et la mer...


Çà a commencé par des petites choses. Je les ai à peine notées et ça a dû être pareil pour tout le monde. On ne se rendait pas compte. Peut-être qu'on n'a pas voulu voir. Mais bon c'est tout aussi facile de dire ça maintenant. C'est toujours ce qu'on dit. Il me semble quand même que c'était inimaginable. Quand même. Est-ce qu'on en était là ?


J'habitais une petite ville. Quelques dizaines de milliers d'habitants. C'était encore rural en fait.


Une grande partie des Arabes et des Noirs vivait dans un même quartier. Des petits immeubles de HLM. Mais c'était pas si moche que ça. Il y avait quelques arbres, des pelouses et des bancs au pied des immeubles, devant les parkings.


Un jour on s'est rendu compte... Enfin quelqu'un a fait remarquer quelque chose. Comme si le quartier se vidait. Il y avait de moins en moins de monde. En quelques semaines.


On avait quelques potes ou d'anciennes connaissances qui avaient grandi dans ce quartier. Alors on est allé voir leurs familles et on les a cherchés. Il n'y avait plus personne ou presque. En fait ils étaient tous partis ou en train de partir.


Aux infos locales ils en ont d'abord parlé comme quelque chose d'atypique, de folklo quoi. Un peu incroyable mais vrai. Sans s'alarmer. Une vieille dame témoignait. Ça faisait 25 ans qu'elle habitait là, au milieu des étrangers. Elle en avait vu naître certains et je crois qu'elle a dit qu'elle-même avait une grand-mère étrangère. Apparemment elle plaisait aux journalistes car ils n'ont pas cessé de la filmer alors qu'elle répétait : « Ils sont partis ! Tous ! Les Marocains ! Les Noirs ! Tous ! Je suis toute seule... ». Et puis il y avait aussi des images des allées, vides, avec des portes ouvertes sur les appartements, sans plus personne, alors que parfois il restait plein de trucs, des meubles, bien sûr, mais aussi des plantes, des affiches, des choses plus personnelles, qu'on met quand on vit vraiment là.


Je me souviens d'avoir croisé un type un jour, un étranger, enfin d'apparence, vous voyez !? Un gars de ma rue. Il s'engueulait avec des flics, ça faisait du bordel. Mais puisque j'vous dis que j'me casse, il leur disait. C'est pas la peine de m'contrôler ou d'aller vérifier au poste. Qu'est ce que ça change ? J'me barre alors c'est pas la peine que je sorte avec des papiers ! De toute façon c'est pareil ! Que je l'ai ou pas la nationalité qu'est-ce que ça fait ? Les flics avaient l'air gênés et moi aussi, c'est vrai que j'y avais jamais pensé comme ça. Ils ont quand même fini par l'embarquer alors qu'il gueulait toujours. Vous êtes des cons, il gueulait. Ça sert plus à rien ! Vous verrez plus ma gueule ! Toute la journée j'ai été un peu bizarre après. J'y repensais. Lui je l'ai plus vu.


Pendant plusieurs jours, sur les routes, aux péages, il y a eu d'énormes bouchons. Des voitures, des camions et des camionnettes, chargés comme pour les grandes vacances, pleines de monde, de valises, de sacs, des meubles sur le toit ou sur des remorques, en longues files qui roulaient au ralenti. Il y avait aussi des marcheurs qui portaient leurs affaires sur le dos ou qui les traînaient. Ils demandaient à monter quand il y avait de la place. La plupart du temps ils finissaient dans une voiture.

Les compagnies aériennes ont vite été dépassées. Le nombre de vols prévu pour les destinations en Afrique était insuffisant. Ils ont dû en rajouter. Et encore il y avait de l'attente. Les hôtels étaient complets. Des gens dormaient de partout dans les aéroports, parfois plusieurs nuits.


Certains ont essayé de rester. Ils continuaient à y croire. Enfin c'est ce qu'ils disaient apparemment. Mais ils se sont vite retrouvés seuls et isolés. Personne ne les a remerciés d'essayer de rester. Personne ne les a retenus vraiment, en tout cas pas à temps. Ils ont fini par suivre leur famille, leurs amis... ça a été compliqué parfois parce que il y avait des mélanges. Des familles se sont désunies, des amis se sont quittés et des couples se sont séparés. Mais certains français... enfin des français d'origine qui étaient en couple avec des étrangers... pas mal en fait ont suivi. Ils ont mis plus de temps à partir, à prendre leur décision, mais voilà ils sont partis aussi.



Par crainte ou par mimétisme, d'autres étrangers, ont fini par partir eux aussi. En fait c'est devenu compliqué et tendu. Les chinois, les vietnamiens, tout ça. Ils passaient inaperçus jusque là, ils ne faisaient pas parler d'eux. Mais là on s'est mis à les voir. Et puis il n'y avait presque plus qu'eux. Je crois qu'ils se sont sentis mal, qu'ils ont eu peur. Quand ils ne pouvaient pas rentrer chez eux ils sont partis pour un autre pays. En quelques semaines, un mois et demi tout au plus, la France s'est vidée de presque tous les étrangers.


Bien sûr les politiciens ont essayé de réagir. Trop tôt ou trop tard ? Je crois que surtout au début ils ont essayé de minimiser parce qu'ils n'ont pas compris, comme nous tous, ce qu'il se passait. Ils ont parlé de coïncidences avec des congés pris en même temps etc... Quelqu'un qui aurait vraiment vu les départs et certains quartiers déjà vides à ce moment-là n'aurait pas pu parler de coïncidences. Et puis quand plus rien ne pouvait permettre de masquer la réalité ils se sont alors mis à dire tout et n'importe quoi. Comme s'ils jouaient un rôle mais que le texte écrit n'était plus adapté et qu'ils se trouvaient cons, incapables d'improviser tout en tenant leur place dans la pièce.


Le Président a tenté un discours apaisant rempli de grandes phrases sur la grandeur de la Nation française, indivisible et tolérante, sur notre terre d'immigration et de libertés... comme pour essayer de convaincre comme ça les étrangers de rester. Comme s'ils la connaissaient pas la Nation française. Il a aussi parlé de malentendus, de nombreuses erreurs de part et d'autre. Avec le recul je trouve que c'était pauvre et triste comme discours. Et malgré tout ce qui s'est passé ensuite, j'arrive même à trouver que tout ça avait aussi quelque chose de comique, tristement comique. Comme si tout était joué à ce moment-là. Que même nous on trouvait que les mots qu'il prononçait étaient risibles.

Y en a même qui ont mis en garde les étrangers sur les désillusions et les difficultés qui les attendaient dans « leur » pays d'origine. Qui les ont menacés de ne plus jamais les accepter ici, qu'ils ne pourraient plus revenir, qu'ils n'avaient rien compris et qu'ils allaient au-devant des pires malheurs.

Je crois me souvenir d'avoir entendu à la télé un gars parler de fermer les frontières pour empêcher les derniers de partir et les autres de revenir...


Tout de suite la vie quotidienne est devenue plus compliquée. De nombreux commerces, des entreprises, des industries, et tout leur environnement, se sont trouvés en difficultés parce que des employés étaient absents, parce que des livraisons n'arrivaient plus, ou que des consommateurs n'étaient plus là. Certains ont même tout simplement fermé parce que les propriétaires étaient partis. Les services publics étaient assaillis et en manque de personnel ou complètement désorganisés. Sans la population d'origine étrangère, sans les travailleurs étrangers, immigrés légaux ou clandestins, sans ces millions aussi de consommateurs, l'économie parisienne s'est écroulée et, comme elle, celle des grandes villes et tout le reste a suivi. C'était une crise, rapide, hallucinante. Paradoxalement, alors qu'il manquait du monde à plein d'endroits, le nombre de chômeurs a augmenté. Il y avait trop de travail et nous n'étions pas assez nombreux pour que la maison tourne. Il fallait tout réorganiser, apprendre à certains à faire quelque chose qu'ils n'avaient jamais fait. Trouver des solutions pour ne pas sombrer et remonter. L'Etat a pris des dispositions mais des incidents ont éclaté un peu partout. C'était comme si du plomb nous était tombé sur les épaules. Nous étions tous pris dans un engrenage qui avait commencé à tourner il y a très longtemps.


Les premières violences ont frappé les derniers étrangers d'apparence sur les routes, alors qu'ils partaient. Il y a eu des trucs dégueulasses, des familles, des gens isolés, des jeunes un peu naïfs ou sans les moyens de se défendre. Comme si du coup tout était permis contre eux. Qu'on pouvait s'amuser, qu'ils étaient plus du tout comme nous. Et puis on s'est mis à se regarder les uns les autres. A se demander qui était qui ? D'où chacun venait ? Qui avait fait quoi dans cette affaire ? Là aussi il s'est mis à y avoir des trucs dégueulasses. Des groupes se sont organisés.


La guerre civile a commencé comme ça. Moi j'ai un fils qui est mort, avec toute sa famille, et une fille qui a disparu. C'est mon plus jeune fils qui s'occupe de moi. Il est gentil. Il était trop jeune pour la guerre même si elle a duré longtemps. Une grenade que je tenais m'a sauté dans les mains et je suis aveugle.

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