Le dernier Cathare
Edouard
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La nuit était tombée sur les ruines de ce qui était encore il y a quelques mois une forteresse réputée imprenable. Peyrepertuse, immense vaisseau de pierre perché dans les hauteurs d'une succession de falaises se mélangeant avec les nuages. Semblant ne faire qu'un avec la roche, cette forteresse de pierre avait été le refuge pendant un temps de ceux qu'on appelait les hérétiques, les vilains, les cathares. Hérétiques parce qu'ils avaient eu le tort de contester un dogme, contester une façon de pratiquer une croyance. Du haut des remparts, s'étendaient les immensités sauvages de la terre Occitane. Une brise légère apportait un peu de fraîcheur bienvenue, après une journée brûlante. Pas un bruit ne venait troubler la nuit, seul le sifflement léger de la brise qui se transformait en vent se faisait entendre. Comme si la nature avait été elle aussi réduite au silence. Au loin, on pouvait apercevoir à certains endroits des lumières rougeâtres qui s'élançaient doucement vers le ciel, accompagnées de fumées légères. Le feu des bûchers, le rouge de la répression, le rouge couleur de la mort. On ne pouvait entendre les derniers cris des suppliciés, mais ce silence environnant et presque surnaturel était aussi dérangeant que la plupart des cris d'hommes. La nature était en deuil silencieux. Comme si cette terre, autrefois pleine de vie, pleine de tolérance et de chansons, rendait hommage à ses enfants perdus et emportés par la folie d'hommes venus d'ailleurs. Les fumées et les lumières rouges montant vers le ciel étaient les larmes de cette terre meurtrie. Les plaintes des hommes des femmes et même des enfants, emportés dans la tourmente de la croisade résonnaient dans ce silence assourdissant.
A travers une fenêtre d'une des tours du château, les yeux gris d'Aimeric étaient plongés dans la nuit faussement paisible. Son esprit le ramenait à l'époque ou petit garçon il aimait parcourir ces immensités sauvages pendant des journées entières. Il se revoyait, gambader de village en plaine, de forêts en ruisseaux, innocent et rêveur. Plutôt solitaire comme enfant, il s'imaginait des histoires, bercé par les chants mélodieux des troubadours qu'il croisait au détour des villages. Il rêvait d'aventures, il rêvait d'exploration, mais jamais il n'avait rêvé de devenir comme son père un chevalier au service d'un puissant seigneur comte. Jamais il n'avait joué a la guerre avec son frère, jamais il ne s'était fabriqué d'épée en bois. La violence des hommes ne l'attirait pas, comme toute forme de violence d'ailleurs. Ses modèles imaginaires étaient les héros des chansons d'amour courtois que déclamaient ces hommes fantasques et exotiques, qui parcouraient la campagne à la recherche de qui voudrait bien les écouter. Peut-être qu'il avait rêvé un jour lui aussi de parcourir cette terre d'Oc au hasard des rencontres, vivant de chansons et d'histoires d'amour qu'il aurait imaginées. Mais ces doux rêves d'enfant lui paraissaient bien loin cette nuit-là. C'était devenu un autre homme, plus renfermé, moins poétique, la brutalité de ce qu'il avait vécu l'avait transformé. Abandonnant le paysage, son regard se porta sur son épée posée contre un rocher. Dans l'acier de la lame, il était gravé quelques mots en latin. Dieu reconnaîtra les siens. Cette nuit-là de juin 1218, il décida que cette devise qui l'avait fait commettre les pires choses depuis bien trop longtemps déjà, ne serait plus la sienne désormais. Dans la nuit de Peyrepertuse, il décida de laisser son passé derrière lui. Il avait tué, il avait pourchassé, il avait plus de sang sur les mains que beaucoup d'hommes de ce temps-là. Tout ce qu'il avait fait, il l'avait fait au nom d'un idéal, d'un mirage, d'un dogme. On lui avait promis la rémission de ses pêchés, on lui avait promis le paradis. Au nom du dieu de paix et d'amour, on l'avait lâché tel un chien enragé sur ces populations parmi lesquelles il avait pourtant grandi. Au nom de ce dieu aimant et tolérant, il avait mené des hommes et des batailles qui avaient ravagées sa terre natale. Cette religion, corrompue par un discours de conquête, l'avait mené directement sur le chemin de l'enfer. Cette nuit-là, il allait disparaître aux yeux de tous les hommes. Il savait qu'en prenant une telle décision, il mettrait sa vie en danger, et la vie des quelques compagnons qui lui étaient fidèles en danger aussi.
Il savait que le serment qu'il s'apprêtait à faire prêter à ses compagnons d'armes allaient faire d'eux exactement ce qu'ils avaient traqués et détruits pendant ces mois, ces années de croisade : des hérétiques. Franchir ce pas c'était pire que signer son arrêt de mort. C'était devenir aux yeux de ceux qui l'accompagnait et qui l'avaient fait monter en grade un chien malade qui se retourne contre ses anciens maîtres. Il fallait agir vite, il fallait s'entourer de gens de confiance pour s'assurer d'une fuite et d'un espoir de survie plus que minime. En le perdant, la répression des hérétiques allait perdre son atout majeur. Il faudrait trouver quelqu'un d'aussi important pour le remplacer. La trahison serait à la hauteur de son rang et de son importance. C'était lui qui avait remplacé Simon de Montfort après sa mort sous les remparts de Toulouse quelques jours auparavant. Simon, la terreur des populations Occitanes, le bras armé de l'église et de son pape, Innocent III. Celui qui avait porté le fer et la destruction partout où son armée passait. Il avait instauré un régime de terreur et de soumission à ces populations accusées d'indulgence avec les " parfaits " Cathares. C'était lui qui avait été choisi par le légat du Saint Père, Arnaud Amaury. Désigné chef des croisés par sa dévotion totale à la cause de l'église. Par son expérience au combat auprès de Simon, auprès de tous les seigneurs de guerre du Nord de la France. Par son histoire personnelle, par sa mère qu'il avait juré de venger des " bonshommes " qui avaient croyait il avait corrompu son esprit au crépuscule de sa vie. Sa haine des Cathares avait fait de lui le chef idéal pour les traquer et les détruire jusqu'au dernier d'entre eux.
Mais comme tout être humain, Aimeric avait ses faiblesses. Son frère, Jean. De cinq ans son cadet. Jean avait épousé la cause des " hérétiques". Après la mort de leur mère et la disgrâce de leur père, les deux frères avaient été séparés par leurs causes, leurs croyances. Cette nuit-là, il décida d'aller à la recherche de son frère, qu'il n'avait pas revu depuis des mois. Il savait que c'était ce qu'il lui restait à faire. Et sa deuxième faiblesse, Constance, l'amour de sa vie. Constance aussi était acquise à la cause des Cathares. Pourtant interdite d'amour charnel, de sentiments, elle avait trahi sa philosophie religieuse par amour pour lui. Il devait les retrouver, il devait leur faire comprendre qu'il avait rejeté sa cause, rejeté ses croyances qui l'avaient rendu aveugle trop longtemps. Il ne savait pas où ils étaient, il ne savait même pas s'ils étaient encore vivants. Étaient-ils loin, étaient-ils prisonniers quelque part dans une prison au fond d'un donjon ? L'attendaient-ils encore, croyaient-ils encore en lui, à ce qu'il était toujours au fond de lui véritablement. Accepteraient-ils de lui parler, de supporter sa présence. Des mois, des années durant, il avait été déchiré entre son amour et son devoir et ses croyances qu'il pensait justifiées. Cette nuit-là, il décida de faire pour une fois la seule chose qui lui importait véritablement.
Une voix le tira brutalement de ses réflexions. Celle de son premier lieutenant, Arnaud. Des hommes approchaient en contrebas du château. Des hommes en armes, avec des torches. Ces hommes portaient sur eux les armoiries du pape Innocent. Ils avaient été très certainement envoyés par le légat, Arnaud Amaury. Quoi qu'ils soient venus lui porter comme message, comme instructions, ils les connaissaient d'avance. Traquer, détruire, tuer. Il ne fallait pas que les hommes du légat puissent être témoins de cette fuite, de cette trahison sans retour possible. Il fallait que ses hommes choisissent, c'était maintenant. Le jour levé, il serait trop tard, ceux qui auraient acceptés de le suivre dans cette folie seraient tous en état d'hérésie et ils seraient déjà morts. Attrapant son épée, il suivi Arnaud et avança pour rejoindre ses hommes quelques mètres en contrebas. Le voyant descendre lentement, épée à la main, certains d'entre eux avaient déjà compris le choix qu'ils allaient devoir faire. Les hommes du légat progressaient, et entamaient l'ascension qui les mèneraient aux portes du château. Le choix le plus difficile de son existence était maintenant.
Thibault de Montfort avançait tant bien que mal sur un sentier étroit qui menait aux portes de la forteresse. D'une main il portait une torche qui non contant d'être à la limite de lui brûler le visage, limitait fortement son champ de vision. Il avançait encore plus lentement, coincé entre la roche, les feuillages, et à sa droite un précipice. Son autre main était posée sur le fourreau de son épée qui était prête à être tirée à tout moment. Derrière lui dix hommes avançaient en file indienne, avec un sur deux qui éclairait le chemin avec une torche. L'ascension était pénible, dangereuse, et lente. Il n'avait jamais vu le château de jour, et encore moins de nuit. Ils avaient cavalé à bride abattue durant deux jours et deux nuits pour arriver enfin en vue de Peyrepertuse, pour porter un message de la plus haute importance au nouveau chef de l'armée croisée, Aimeric. Alors qu'il enrageait intérieurement contre la difficulté de l'ascension, Thibault ressassait ses pensées. C'était à lui qu'aurait dû légitimement revenir ce commandement suprême. Lui, fils du grand Simon de Montfort, qui avait été chaque jour derrière le chef de guerre, qui avait appris et combattu plus que quiconque aux côtés du chef des armées croisées. Il se revoyait encore a plat ventre, étalé de tout le poids de sa côte de maille, l'acier de son casque embrassant le sol glacial de la cathédrale de Béziers quelques mois auparavant. Les yeux fermés, il avait entendu aux côtés de son père le légat du Saint - père Arnaud Amaury Les paroles du légat étaient entrées en lui, elles l'avaient transcendé, chaque mot, chaque phrase avaient envahi son esprit et son cœur. Lui qui toute sa jeunesse, avait souffert des absences de son père parti aux croisades. Enfin, enfin on lui donnait la possibilité de prouver sa valeur. Enfin il pouvait être réuni avec son père, par la grâce du Saint-Père le pape Innocent. C'était dieu lui-même qui les avaient réunis. Il leur offrait cette chance de combattre ensemble en son nom. Il avait vu la déchéance de son père, revenu de terre Sainte après l'échec de la quatrième croisade et la mise à sac de Constantinople. Relégué dans un obscur domaine au nord de Paris, Simon avait passé des années à accumuler sa frustration de ne pas combattre. Il était devenu morne, errant dans les couloirs de son petit château, il était devenu l'ombre de lui-même. Et puis, et puis la libération était arrivée enfin. Enfin on lui avait donné un but, une mission. Thibaut avait vu les yeux de son père à nouveaux envahi par cette flamme, cette vie, qui avait quasiment disparue.
C'est sous les remparts de Toulouse, que Thibault devînt orphelin. Il n'était pas là, quand cette pierre jetée du haut des remparts avait fracassée l'armure de son père à l'abdomen. Il aurait été prêt à monter à l'assaut des remparts tout seul si la confusion, puis la déroute des chevaliers croisés privés de leur chef ne l'avait pas fait quitter le champ de bataille. On lui avait dit alors que le commandement de son père si il venait à disparaître, était de nommer cet Aimeric, pour prendre la tête de l'armée. Au début, il avait refusé. Jamais il n'accepterai d'être sous les ordres du fils d'un petit seigneur occitan. Petit seigneur dont le deuxième fils était un hérétique, qui avait tourné le dos au véritable, au seul dieu. A force d'insister, il avait réussi à convaincre le légat de remettre en jeu le commandement de l'armée croisée entre les deux jeunes hommes. C'était le message d'Arnaud Amaury. Les chevaliers avaient plébiscité le fils de Simon, ils avaient loué sa bravoure au combat, sa dévotion, sa croyance. Qui d'autre que le fils d'un chef de guerre, pour prendre le contrôle du bras armé de l'Église et réprimer comme ils le méritaient les hérétiques. Cette nuit, Aimeric allait apprendre que le légat du Saint-Père remettait en question sa légitimé de commandant. La tête de l'armée croisée reviendrait à celui qui ferait tomber un autre refuge Cathare, une autre forteresse du vertige, Quéribus. Mais il n'en allait pas être ainsi. C'est Aimeric, qui avais insisté pour que Thibault reste en retrait, pour qu'il puisse escorter son père sous les remparts. Il lui avait dit et répété que les assiégés étaient sur le point de céder et de rendre la ville aux croisés. Que personne n'oserait s'en prendre au chef des croisés. Personne au monde n'était plus confiant que cet Aimeric. Personne n'était plus sûr que s'approcher des remparts était sans danger. Il avait même ordonné aux sergents d'armes qui escortaient toujours leur chef de rebrousser chemin. Et Simon avait accepté. Si Thibault avait été là, il en était convaincu, le drame aurait pu être évité. C'est lui qui se serait approché des remparts. D'une façon ou d'une autre, c'était Aimeric qui était responsable de la mort de Simon. Thibault en était convaincu. Il fallait qu'il éloigne ce traître, loin, très loin. Tandis ce qu'il approchait de plus du château, il menait une bataille de plus en plus difficile dans son esprit pour savoir s'il devait tuer Aimeric ou l'envoyer très loin.
Les cinq soldats et leur capitaine, Arnaud, avaient acceptés. Tous étaient d'accord pour suivre Aimeric dans sa fuite et dans sa trahison. Ils avaient passés entre eux un pacte silencieux, ils avaient vécu les mêmes traumatismes. Il n'y avait pas entre eux de hiérarchie, pas de rang, pas de droit du sang. C'étaient simplement des hommes dépassés par ce qu'ils avaient fait, fatigués de tous ces massacres, de tous ces sièges interminables, de ces attentes, de ces cris, de ces injustices. C'étaient simplement une poignée d'hommes qui n'avaient pas demandés à vivre ça en terre chrétienne. Taillés pour des combats de soldats à soldats, forgés pour la guerre contre des armées régulières, mais pas pour traquer et tuer des civils dont le seul tort était de s'être trouvés sur leur route, et qui avaient fait le choix de ne pas empêcher la libre pratique d'une religion. Des mois durant ils avaient portés la destruction au milieu de cette terre qu'ils ne connaissaient pas, mais qui était française. Beaucoup de chevaliers, d'aide de camps, d'écuyers étaient là pour l'appât du gain, pour des promesses de richesses et de conquête. La plupart des seigneurs du Nord avaient prêtés serment à l'Église, au pape et à Dieu. Mais en vérité, en vérité cette croisade s'était vite transformée en guerre de conquête d'un sud qui faisait rêver. Mais ce serment était limité dans le temps. Quarante jours. Mais on leur avait promis plus de richesses, plus de conquête, plus de rémission, plus de pardons. Tuer oui, mais tuer pour dieu, tuer pour le salut de l'église. Mais Aimeric et cette petite poignée d'hommes n'étaient pas de ceux-là. Ils étaient redevenus des êtres humains, arrivés au bout de leur chemin, au bout de leurs croyances. Et ils avaient acceptés en silence le serment que leur avait proposé Aimeric. Chacun avait compris que pour survivre à cette nuit, que pour qu'ils aient une chance de pouvoir fuir et commencer leur nouvelle vie, il leur faudrait s'opposer aux hommes du légat qui étaient de plus en plus proches. Aimeric ne se faisait pas d'illusion sur ce qui allait se passer, il savait bien qui arrivait en face d'eux. Il savait que les hommes qui arriveraient dans ces ruines, ne les laisseraient pas fuir. Le crépuscule n'était pas loin, et avec lui c'était un nouveau jour. La nuit était devenue plus noire, le ciel avait perdu sa couleur rougeâtre. Il eut une pensée pour tous ceux qui avaient péris au loin alors qu'il prenait la décision la plus importante de sa vie. Lui avait le choix, eux ne l'avaient pas eu. Lui pouvait choisir son destin. Et entre lui et son destin, et celui de ceux qui avaient acceptés de le suivre, une dernière barrière se dressait. Il ne savait pas combien d'hommes allaient surgir de la nuit, il ne savait pas exactement pourquoi ils étaient venus le trouver, mais il savait simplement que ses hommes étaient des guerriers. Des guerriers qui avaient combattus aux côtés des mêmes hommes qui allaient arriver. Pas plus aguerris, pas plus fatigués, ces soldats étaient pareils. Mais quelques-uns parmi eux avaient décidés de devenir maîtres de leur destinée.
Thibault franchi la porte du château en ruines, après avoir fait signe a ses hommes de rester en retrait. Il avança lentement à la lueur de sa torche, et découvrit Aimeric, et derrière lui cinq hommes en armes. Pendant un court instant, il hésita à continuer d'avancer. Sa décision sur le sort d'Aimeric n'était pas encore prise dans son esprit. Il savait qu'il avait en face de lui un combattant. Même si lui et ses hommes avaient la supériorité numérique, ceux qui étaient en face savaient se battre. Et si les choses dégénéraient, l'issue de l'affrontement n'était pas certain. Il fallait ruser, il fallait essayer de convaincre Aimeric avec le message du légat, message transformé. Mais en y réfléchissant, Thibault était convaincu qu'en éloignant le traître, en quelque sorte il lui sauvait la vie. Pour le moment. Cette chance qu'il s'apprêtât à lui donner il ne lui donnerait pas deux fois. Un jour viendra, un jour viendra où il réglerait ses comptes. Il le retrouverait, et ce jour-là, il vengerait son père. Aimeric avança aussi légèrement, mais il ne portait pas de torche a la main. Les deux hommes étaient séparés par quelques mètres, leurs hommes chacun derrière eux, dans un silence électrique. Alors même que ni l'un ni l'autre ne connaissait l'issue de la rencontre, Aimeric ne connaissant pas la raison de la venue des émissaires du légat, et Thibault ne sachant pas exactement comment il allait tourner son message ; tous deux ressentaient la tension palpable de l'autre. Comme s'ils n'avaient pas besoin que l'autre prenne la parole, ils savaient déjà au fond d'eux que à partir de maintenant c'était l'inconnu total. Ils étaient incapables de prévoir ce qu'il pourrait se passer dans les cinq prochaines minutes. Leurs hommes ressentaient exactement la même tension dans l'air. Tous avaient le visage grave et tendu, mains à l'épée. Ils étaient tendus, mais pas pour les mêmes raisons. Les hommes d'Aimeric parce qu'ils savaient ce qu'ils s'apprêtaient à faire, ceux de Thibault parce qu'ils ne savaient pas ce que leur chef avait prévu de faire.
C'est Aimeric, qui brisa le silence en premier, comme pour conjurer un sort qui était de plus en plus inévitable désormais.
- Thibault, je n'ai pas eu l'occasion de te présenter mes cond...
- Aimeric, Arnaud Amaury le représentant de notre très saint-père le pape te fait ordre de te rendre au plus vite aux abords du village de...
- Et il t'envoie toi, fils de Simon de Montfort pour me demander d'aller attendre près d'un petit village, il n'a pas de mission plus importante à te confier en ce moment ?
- Le légat sait très bien ce qu'il fait, rends-toi là-bas sans tarder, tu y attendras les ordres du légat autant de temps qu'il faudra.
- N'oublies pas que tu t'adresses au chef de ...
- Je m'adresse à un serviteur du saint-père, un chrétien au service de l'église romaine, et qui reçois ses ordres de son représentant direct dont je porte le message et l'ordre.
- Je vais m'y rendre, ainsi que mes hommes. Mais avant permets moi quand même de te présenter mes hommages et mes condoléances pour ton père, c'était un combattant et...
- Ne crois pas que tu puisses parler de mon père comme si tu pensais savoir ce qu'il était, ni pourquoi il est mort. Mon père est mort parce qu'il a eu l'imprudence et la bêtise d'écouter ton arrogance et tes conseils, parce qu'il a pensé qu'il pouvait se fier à toi, voilà pourquoi il est mort.
- Thibault, je comprends ta douleur et ta colère, je comprends que tu aies voulu être là à ce moment dramatique, mais personne ne pouvait prévoir que les assiégés auraient eu ...
- Ça suffit ! Rendez-vous toi et tes hommes là où le légat te le commandes. Nos chemins se recroiseront, Aimeric.
- J'en doute, Thibault. Mais peut être qu'ils se recroiseront oui.
Thibault fît volteface et tourna le dos à Aimeric et à ses hommes. Il avait réussi à envoyer le traître ailleurs, loin, attendre des ordres qui n'arriveraient jamais. Il finirait par se lasser d'attendre, et irais lui-même trouver le légat. Le temps qu'il se rende compte qu'il avait été dupé, Quéribus serait tombé, et Thibault arriverait triomphalement auprès du légat. Cette nouvelle victoire contre les hérétiques éclipserait les protestations d'Aimeric. Peut-être même qu'il l'accuserait d'avoir désobéi aux ordres en s'éloignant lui-même de la mission. Oui, maintenant il avait le champ libre pour agir et apparaître comme le seul assez légitime pour prendre la tête de l'armée des croisés. La respiration d'Aimeric ralenti légèrement quand il vit Thibault tourner les talons. Cela avait été plus facile qu'il ne se l'était imaginé. Il avait tenté de masquer comme il avait pu sa surprise quand il prit connaissance de la raison de la présence de l'envoyé du légat. Pourquoi Arnaud Amaury avait pris la peine d'envoyer quelqu'un d'aussi important pour délivrer un simple message comme ça. La tension qu'il avait ressenti dans les paroles de Thibault, sa façon de s'adresser à lui, ne faisaient que renforcer l'idée que sa présence ici n'était pas pour porter un simple message. Il le tenait responsable de la mort de Simon. Mais ces questions-là, il en chercherait les réponses plus tard. L'essentiel était que les envoyés du légat s'en retournent de la ou ils étaient venus, sans avoir posé de problèmes. Même s'il se doutait que le message du légat avait probablement été modifié par Thibault aveuglé par sa colère et sa rancune, tout ça ne le concernait plus désormais. Tout ce qui comptait, était de disparaître. Peut être que Thibault avait raison, peut être que leurs routes se recroiseraient un jour et sans doute que les circonstances seraient toutes autres. Peut être même que la prochaine fois, la colère prendrait le pas sur les paroles et qu'ils finiraient par dégainer leurs épées l'un contre l'autre. Mais ça n'était pas aujourd'hui.
Parmi les soldats de Thibault, l'un d'entre eux ne pu retenir les paroles qui allaient faire basculer la situation dans quelque chose que les deux hommes avaient tout fait pour éviter. L'incontrôlable. Sans en avoir reçu l'ordre, le soldat ne se tourna pas comme les autres et s'avança vers Aimeric, après avoir jeté sa torche à terre entre eux. Avant que Thibault n'ai le temps de réaliser ce qu'un de ses hommes était en train de faire, avant même qu'il puisse réaliser ce qui allait se passer, c'était trop tard.
- J'espère qu'on ne tombera pas sur ton frère, sinon tu seras obligé d'allumer toi-même le bûcher qui le purifiera.
Aimeric ne se vît pas tirer son épée que celui qui avait prononcé ces mots était à terre, la main tranchée dans une mare de sang entrain d'hurler de douleur. En une seconde, tout avait basculé. Toute la tension, toutes les questions qu'il s'était posé avaient éclatées. Sa décision venait de se concrétiser de la façon la plus concrète qui soit, de la plus violente qui soit. Il n'était plus possible de fuir, il n'était plus possible de cherche une issue relativement tranquille. C'était maintenant que sa vie se jouait, le jour qui se levait pouvait être celui de sa mort et de celle de ses hommes. Comme il pouvait être le jour nouveau qui allait le faire renaître. En un éclair, Thibault avait dégainé sa lame, et fonçait vers l'affrontement. Les deux groupes se rencontrèrent dans le fracas de l'acier. Aimeric n'eut pas de mal à éviter les attaques frontales de deux soldats du légat qu'il transperça de bout en bout. Un de ses hommes tomba sous les coups de Thibault, qui assénait des coups d'épée avec une rage, presque une haine viscérale. Mais il savait que ses hommes n'étaient pas pour lui importants. Il leur hurla de s'écarter, que c'était à lui d'abattre le traître. Aimeric ordonna aussi aux siens qui étaient encore en vie de faire la même chose. Ainsi, les deux combattants se retrouvaient face à face. Les hommes avaient éteint et jetés les torches. Le jour se levait, une lumière hésitante envahissait petit à petit les ruines du château. La nuit avait commencé par une réflexion, par une décision radicale, elle s'était terminée dans le sang et dans l'affrontement. Les deux hommes ne bougeaient pas, tenants leurs épées à deux mains, ne voulant pas montrer le moindre signe de faiblesse ou d'hésitation. Comme si le premier qui allait flancher allait se faire tuer. Autour d'eux, leurs hommes respectifs rongeaient leur frein. Le soldat qui avait provoqué tout ça avait perdu connaissance, il était probablement mort d'hémorragie maintenant. Il ne verrait pas l'issue de ce qu'il avait déclenché par un excès de zèle mal placé. Il avait fallu une étincelle pour libérer la colère de Thibault, un prétexte, une bonne raison aussi infime soit elle. Son esprit se concentrait uniquement sur le moment présent, sur Aimeric. Il ne pensait pas aux conséquences que pourraient avoir sa mort, si c'est lui qui perdait ce duel. Peut importe les conséquences, l'important était qu'il avait enfin l'opportunité de venger son père, l'important était qu'il allait faire payer celui qui avait conduit son père vers une mort violente. Le soleil apparu doucement, Aimeric détourna le regard pendant une demi seconde, la lumière l'éblouit légèrement. Il n'en fallu pas plus à son adversaire pour foncer sur lui. Les coups pleuvaient, avec toujours plus de rage, toujours plus de haine. Thibault frappait vite, et frappait fort. Ses yeux étaient devenus aussi rouge de colère que le rouge des fumées qui s'échappaient vers le ciel a la nuit tombée. Aimeric vit un éclair d'acier s'abattre sur lui. C'était le coup qu'il ne réussit pas à éviter. Il ne vît plus rien, que le néant.
Avril 1215. Aimeric et Jean courent au milieu des vignes du domaine de leur père, Pierre de Cabaret. Le domaine de Rougepeyre, niché entre montagne et plaine, appartient depuis des générations, au seigneur de Cabaret, vassal du vicomte de Carcassonne et de Béziers Raimond Roger Trencavel. Du haut de l'unique tour de cette bastide, s'étends la richesse du domaine, les vignes. Ce vin à fait la fortune, la puissance de la famille depuis que Pierre a réhabilité cette terre vinicole. A la mort de son père vingt ans plus tôt, les murs, la tour, les murailles, le logis seigneurial, tout était proche de la décrépitude faute d'entretien, faute d'argent. Pierre était parvenu au fil des années et de labeur à remettre le domaine en état, et à s'élever dans l'esprit des habitants des villages alentour comme un seigneur humble et respectable. Sa dévotion, sa simplicité lui avait fait gagner l'estime des gens qui vivaient sur ses terres. Il avait été dans chaque maison, rencontrer chaque famille, et avais promis d'apporter le renouveau par le travail et le respect mutuel. Son vin était servi dans les grandes villes de la région, Carcassonne, Béziers, le bruit courait parmi villageois que le comte de Toulouse en personne, Raimond VI, en était un amateur. La prospérité était revenue sur cette terre grâce à Pierre, et il en avait gagné l'oreille des puissants vicomtes Trencavel. Pierre avait épousé une espagnole, libre et indépendante, qui avait trouvé dans cette Occitanie une seconde patrie, ou l'on célébrait l'amour, la vie, la diversité religieuse et culturelle. C'était un mariage d'amour, qui avait donné deux fils, Aimeric et Jean. Ce matin d'avril 1215, le domaine de RougePeyre avait cessé toute activité dans les vignes. On avait demandé aux travailleurs de rentrer chez eux, on avait fermé les portes de la bastide. Isabelle, la femme de Pierre et maîtresse des lieux depuis qu'il était parti pour la croisade, était aux portes de la mort. Elle avait depuis plusieurs mois ouvert la porte du domaine à ces drôles de personnes, allant toujours par paire. On les connaissait dans les environs comme les « bonshommes », simples et discrets, ils prônaient une pensée pure et dénuée de toute richesse, de tout plaisir. Ils parcouraient la campagne, les villages, les champs, proposant leurs conseils et leur philosophie à ceux qui étaient prêts à les recevoir. Petit à petit, ils avaient gagné la confiance des habitants de cette terre Occitane, ils avaient même réussi à s'introduire dans les cours des seigneurs locaux qui regardaient cette conquête morale et philosophique des esprits avec un détachement qui frôlait la bienveillance. Se présentant comme chrétiens, catholiques, ils n'avaient toutefois pas la même vision de ce que devait être la pratique de cette religion dont les représentants s'étaient éloignés du peuple en vivant dans une opulence indécente. Ces « parfaits » qu'on appellerait un jour Cathares, puis hérétiques, séduisaient la population par leur volonté de revenir à plus de simplicité, moins de plaisir, moins de démonstration. Ils aspiraient à une vie de jeun, de privations, d'errance et de partage. Les paysans, artisans, les hommes et les femmes simples, ceux qui étaient soumis depuis la nuit des temps par un dogme catholique écrasant qu'ils ne comprenaient parfois même plus, voyaient en ces « bonshommes » un éclairage nouveau et attirant. Ces prêcheurs errants étaient parfois même demandés comme juges dans des petits différents entre villageois, on faisait confiance en leur vision et leur façon de rendre la justice à l'amiable. Les comtes, vicomtes et seigneurs du pays d'Oc, ne savaient pas très bien comment réagir face à cette montée lente mais certaine de ce qui était parti d'une nouvelle façon de pratiquer une religion pour en arriver assez vite à une contestation grandissante et une remise en question directe de l'église catholique romaine. Mais ils tenaient à leur indépendance, à leurs terres et à leur puissance, c'est pourquoi ils laissaient faire, en fermant les yeux. Ces hommes n'étaient pas une menace pour leur pouvoir, ils amenaient au contraire un souffle nouveau qui semblait trouver l'acceptation globale de la population. Ce compromis étant silencieusement admis, les « parfaits » Cathares s'étaient bien fondus dans le paysage local, et s'étendaient de plus en plus.
C'est dans ce contexte que un jour deux « parfaits » étaient arrivés aux portes domaine de Pierre de Cabaret. Installés depuis peu dans le petit village attenant a la bastide, ces deux frères prédicateurs avaient une bonne réputation de travailleurs. Leur philosophie les poussant à l'effort et au service, deux hommes du village les avaient introduits auprès de Pierre. Sa bienveillance et son ouverture d'esprit lui avaient fait accepter avec plaisir ces humbles personnages, toujours content de pouvoir offrir du travail à qui était motivé. Il ne s'était pas vraiment intéressé à leur discours et à ce qu'ils mettaient en avant comme principes de vie. Lui-même n'étant pas un seigneur vivant dans une très grande richesse, et n'étant pas éloigné de ses gens, il n'avait rien trouvé en eux de mauvais ou de mal intentionné. Les mois passants, les frères Authier avaient prouvé leur habileté et leur endurance pour le travail des vignes. Ils étaient discrets, travailleurs, et estimés de leurs camarades. Chaque soir après le labeur ils avaient pris l'habitude de réunir les paysans qui travaillaient avec eux, pour leur disperser leur pensée. C'était au bout de quelques mois devenu une sorte de rituel auquel assistait de plus en plus de monde, au-delà même des travailleurs. Des nouveaux arrivants du village, et puis des villages alentours, venaient assister à ce qui était clairement un prêche des deux « parfaits ». Ils exhortaient leur assemblée à une vie tournée vers plus de spirituel et moins de matériel, la matérialité étant pour eux une représentation d'un esprit mauvais et corrupteur. Ces réunions qui attiraient de plus en plus de monde avaient fini par intriguer Pierre, et sa femme Isabelle. Il avait décidé d'assister un soir incognito à ce qui pouvait bien se dire et qu'est ce qui attirait tant tout ce monde-là. Les deux frères parlaient ce soir-là de la nécessité d'aller vers encore plus de dévotion et de sacrifices dans la vie de tous les jours. Etonnante recommandation avait pensé Pierre, étant donné que toutes les personnes présentes vivaient déjà avec beaucoup de sacrifices au quotidien. Moins que d'autres, mais leur condition n'était pas la meilleure, et les hivers étaient assez rudes malgré un climat clément, rendant l'alimentation difficile. Mais malgré cela, personne n'osait les interrompre ou remettre en question leur discours. Peut être était ce cette bienveillance et cette assurance qui émanaient d'eux qui séduisait autant de monde. Peut-être était-ce ce sentiment qu'ils en savaient plus sur les secrets d'une vie parfaite, plus simple, plus accessible et plus supportable. Le matériel, si pauvre soit il n'était pas un problème en soi puisque ce n'était pas ça l'essentiel dans la vie. Ils ne se prétendaient pas plus savants, plus instruits que leur assemblée, mais ils le paraissaient et ne le faisait pas ressentir dans leurs paroles et leur philosophie. C'était probablement ça leur force pensais Pierre.
Cette impression d'être au même niveau de connaissances, en ne l'étant pas du tout, ou en faisant semblant de l'être. Distiller lentement et de façon répétitive une pensée, et puis finir par rassembler autour de cette même pensée, la était leur force indéniable. Cette méthode aurait pu s'avérer dangereuse si elle était au service d'une autre pensée, plus frondeuse, plus provocatrice. Mais rien dans leurs paroles ne laissait présager une pensée remettant en question la cohésion et la confiance que les gens avaient en leur seigneur. Ce système n'était pas comme les autres, il n'y avait pas spécifiquement un rapport de force et de rang comme dans tous les autres domaines, comtés, ou administration purement féodale, mais il tenait en place et bien en place depuis vingt ans. Au soleil couchant, les frères avaient terminé leur sermon quotidien et libéraient leur public tout en leur conseillant de méditer sur les paroles du soir. Ce qu'ignorait Pierre, c'est que sa femme elle aussi s'était glissée incognito parmi la foule et avait assisté à toute la réunion. Il ignorait à quel point l'esprit d'Isabelle commençait lui aussi, à être séduit par cette façon de penser et à ces idéaux plus simples. Elle avait écouté attentivement les frères Authier et leurs paroles, leur simplicité et leur douce assurance avaient bien entamées sa conquête morale. Sans qu'il le sache, et en prétextant une promenade à l'air frais du soir tombant, elle revenait écouter les « parfaits » jour après jour. Et jour après jour, alors que la foule grandissait à vue d'œil, elle était de plus en plus acquise à cette nouvelle philosophie. Le jour ou Pierre fut appelé par son suzerain pour partir en croisade, sa femme était complètement conquise. Intérieurement, en secret, mais elle était conquise. Les deux frères avaient maintenant une réelle influence, mais Pierre n'eu pas le temps de commencer à s'en inquiéter ou à demander à sa femme ce qu'elle pensait de tout ça. Son devoir de chrétien passait avant son domaine, passait avant sa femme, et devant ses fils. Aimeric était trop rêveur, pour s'intéresser aussi longuement à des discours aussi philosophiques, et Jean quant à lui passait ses journées dans les vignes et sa seule ambition était de montrer à son père sa valeur pour qu'il soit fier de lui. C'est ce jour-là, le jour ou le seigneur de RougePeyre partit en terre sainte, qu'Isabelle prenait la décision de faire entrer véritablement les frères Authier au plus près du domaine. Pierre n'avait pas vraiment voulu comprendre, ou prendre le temps d'essayer de comprendre les mots de sa femme lui disant qu'elle allait les convier directement auprès d'elle pour qu'ils l'aident à supporter l'attente qui arrivait. L'attente interminable, l'angoisse de ne jamais savoir ce qu'il allait advenir du mari et du père. Il allait partir pour de longs mois, peut être même de longues années, combattre pour peut être ne jamais revenir. Elle vantait leur grande spiritualité, leur facilité à faire accepter certaines choses difficiles, leurs grandes connaissances de l'esprit humain. Cette aide, ce soutien moral ne pouvait qu'être positif pour elle, et pour leurs deux garçons. Ainsi, les deux « parfaits » entrèrent au service direct de celle qui était en l'absence de son mari, maîtresse de la bastide.
Petit à petit, Isabelle ne se séparait plus de ses maîtres à penser. On les voyait l'accompagner alors qu'elle parcourait et inspectait les vignes, elle était assise à côté d'eux lors de leurs prêches quotidiens, comme une présence qui cautionnait officiellement la leur. Elle était devenue leur ombre, et ils étaient devenus la sienne. Invités à la table seigneuriale, ils ne mangeaient que très peu, ne cessant de parler et de diffuser un peu plus leurs pensées. Cette omniprésence commençait légèrement à intriguer les travailleurs, et les villageois qui se demandaient bien pourquoi ils avaient pris autant d'importance auprès de la maîtresse des lieux. On commença à remarquer qu'elle était tellement aspirée par ses pensées et tellement attentive à la moindre parole qu'ils avaient, que de fait elle était moins préoccupée par la gestion quotidienne du domaine et de ses vignes. Aimeric ne manquait pas de lui faire remarquer, mais rien n'y faisait. Elle confia à ses fils plus de responsabilités en disant qu'un jour, ce domaine serait le leur et qu'il était temps qu'ils s'y investissent pour apprendre et connaître. Jean qui ne demandait que ça, saisit l'opportunité et commença à essayer de gérer le domaine à la place de sa mère. Aimeric, voyant que sa mère ne prenait même plus la peine de sortir de la bastide pour écouter toujours plus les paroles des deux frères, ne se préoccupait pas de son frère et de son inexpérience flagrante. Lentement mais sûrement, l'absence de Pierre, la dérive d'Isabelle vers une spiritualité de plus en plus obsessionnelle et les initiatives hasardeuses de Jean, commençaient à affaiblir le système en place depuis tant d'années.
Hiver 1216, un épais manteau de neige avait recouvert le domaine et les vignes. Pour quelques mois, tout était figé, endormi. On s'était mis en hibernation, rentrés le bétail, et constitué des réserves de bois pour traverser le froid qui était tombé. Le domaine vivait en autarcie durant ces mois d'inactivité, Pierre avait pour habitude d'employer moins de personnes pour servir la famille pendant cette période, pour ne pas en priver leurs familles. Il estimait que sa famille pouvait bien faire cet effort pour montrer qu'ils étaient capables de partager les mêmes conditions de vie que ceux qui travaillaient pour eux. Cette décision, qui d'abord avait surpris les villageois par son caractère inattendu et novateur, avait fini par entrer dans les habitudes et ils n'en étaient plus que reconnaissants. Cela tranchait totalement avec les autres seigneurs de la région, qui continuaient quelques soient les périodes de l'année à faire travailler leurs serviteurs. Sans remettre le système de la féodalité totalement en question, cette façon de procéder avait fait grand bruit dans toute la région, on disait que le seigneur de Cabaret en décidant de se priver de serviteurs l'hiver avait fait un aveu de faiblesse. Que ça allait encourager d'autres serviteurs des domaines alentours à demander la même chose à leur seigneur. Tout cela avait fini par arriver aux oreilles du vicomte Trencavel qui avait convoqué Pierre pour lui demander des explications. Tout le monde s'attendait à ce que le vicomte recadre son vassal, qu'il lui retire des privilèges ou des terres pour son attitude trop libertaire. Certains mêmes espéraient en secret que Pierre doive faire amende honorable en public devant toute la cour du vicomte. Il faut dire que le seigneur de RougePeyre bénéficiait d'une certaine tolérance aux yeux du vicomte depuis que ce dernier avait fait de son domaine un fournisseur officiel de vin. Cette tolérance n'avait pas manqué d'éveiller certaines jalousies chez d'autres vassaux. Mais Pierre avait la protection et la confiance de Trencavel. Il se rendît alors à Carcassonne au château comtal, avec ses deux fils lorsque le jour de la convocation arriva. Personne ne les attendait, pas d'escorte, personne de la cour en grands habits sur le chemin, ils arrivèrent dans un anonymat total aux portes de la cité. Cette convocation bien qu'officielle n'avait rien d'une remontrance, ils furent reçus en toute simplicité par le vicomte. Celui-ci avait un ton presque paternaliste avec son vassal. Il avait posé sa main sur l'épaule de Pierre en lui rappelant la nécessité de tenir ses gens, de ne jamais être trop proche de ceux qui le servent, mais que s'il avait réussi à en arriver la aujourd'hui, cela ne posait pas de problème. Quelques pas derrière lui, Jean et Aimeric écoutaient en silence. Le vicomte était quand même dû à son rang obligé d'avoir une réaction officielle vis-à-vis de son vassal pour faire taire ceux qui attendaient absolument un geste fort pour le remettre dans le droit chemin.
Pierre le savait, et l'acceptait totalement. C'était comme ça que ça fonctionnait, c'était l'ordre des choses, le système. Il ne pouvait pas à lui tout seul remettre en question ce système et cette mentalité. Même si l'Occitanie était alors une terre plus tolérante et avec des mœurs un peu plus libres que dans le reste de la France, il n'en restait pas moins que on ne pouvait pas tout changer comme ça. Pour montrer qu'il n'était pas d'accord officiellement avec la façon de faire de son vassal, le vicomte ordonna par écrit qu'il diminuerait le prix d'achat de son vin, mais qu'il continuerait à lui accorder sa confiance dans sa façon de gérer son domaine. Cette décision n'allait pas satisfaire tout le monde, mais personne n'oserait dire que le vicomte n'avait pas réagi. Pierre et ses fils regagnèrent le domaine le jour même, la sanction allait être publiée officiellement dans les jours à venir et largement commentée, mais ce n'était plus leur problème. Sur le chemin du retour, il expliqua à ses deux fils qu'ils allaient tout mettre en œuvre pour essayer de ne rien changer à la gestion malgré la diminution financière qui allait les frapper. Les mois qui suivirent furent un peu plus rudes au début, mais en expliquant la sanction et les raisons qui avaient poussé Trencavel à la prononcer aux villageois, ceux-ci acceptèrent de travailler plus et d'avoir moins de contre parties. Ils savaient que leur seigneur avait établi un régime qui leur était plutôt favorable par rapport à d'autres et étaient prêts à le soutenir. Ce discours sans filtre et en toute confiance était quelque chose qui définissait quasiment tout ce système particulier.
L'ambiance déjà morne et froide à l'extérieur, n'était pas plus réchauffée dans les murs de la bastide. Isabelle lors d'une sortie dans la campagne environnante avait pris froid, et elle était désormais obligée de tenir le lit toute la journée pour éviter que son état ne se dégrade davantage. Personne n'avait de nouvelles de Pierre, et Aimeric avait tenté d'aller jusqu'à Carcassonne pour en demander lui-même au vicomte, alors absent à ce moment-là. Il avait été reçu très froidement et on lui avait fait comprendre qu'il n'était pas vraiment le bienvenu. Depuis que sa mère était tombée malade, Jean avait fait venir tous les « médecins », tous les rebouteux et même jusqu'à un obscur personnage qui se disait être mage, pour essayer de trouver un remède qui pourrait la remettre sur pieds. Mais selon les deux frères cathares qui étaient toujours présents, Isabelle ne souffrait pas d'un mal terrestre, mais elle s'approchait tout doucement du « consolament ». Ce « baptême » cathare était l'accomplissement ultime dans leur philosophie. Cela signifiait que la personne qui recevait ce sacrement spirituel avait atteint la parfaite connaissance et avait fait de sa façon de vivre la représentation la plus fidèle à cette croyance. C'était en quelque sorte atteindre le paradis. On pouvait recevoir le « consolament » dans deux circonstances, en le demandant, ou a l'article de la mort. Isabelle n'était pas à l'article de la mort, mais selon les médecins et toutes les personnes ayant un quelconque savoir médical même un peu folklorique, elle ne tarderait pas à l'être si rien n'était fait. Bien sûr, tous étaient d'accord pour dire qu'un temps plus chaud ne pourrait qu'améliorer son état. Mais c'était le cœur de l'hiver et les jours n'allaient pas en se réchauffant. C'était même le contraire, le froid ne cessait d'être plus présent et plus difficile à supporter, malgré la présence de feux de cheminées constamment allumés et entretenus. Les courants d'air glacés parcouraient les pièces de la bastide s'engouffrant malgré les précautions un peu partout. Et la chambre seigneuriale n'était pas épargnée. Plus les jours passaient, et moins Isabelle recevait de personnes dans sa chambre. Aimeric et Jean erraient dans les couloirs chacun de son côté, chacun étant convaincu que leur mère allait s'en remettre l'hiver touchant à sa fin. Quelques villageois avaient bravé le froid et le vent pour aller se présenter à la bastide et demander si la famille avait besoin d'une aide, ou de bras supplémentaires pour entretenir les cheminées. Mais depuis son lit et dans son état, la maîtresse des lieux n'était pas capable de répondre aux propositions d'aide de ces braves gens. Les deux frères n'étaient pas d'accord sur la réponse qu'ils devaient donner. Aimeric pensait qu'une aide extérieure serait la bienvenue, et Jean pensait que au contraire il fallait limiter l'agitation et les personnes présentes pour ne pas fatiguer encore plus leur mère. Même eux avaient parfois du mal à entrer dans la chambre ou elle était en permanence. Les deux « parfaits » étaient tellement convaincus que celle qui leur avait offert l'hébergement et le couvert était sur le chemin de l'accomplissement qu'ils limitaient les visites pour ne pas créer de perturbations. Non pas qu'ils refusaient les auscultations ou les soupes qu'on lui donnait pour se réchauffer, mais lorsque qu'un médecin ou toute autre personne présente pour soulager Isabelle était dans la chambre, ils se mettaient en retrait en marmonnant dans un coin de la pièce. Ce retrait était interprété par la malade comme une désapprobation de ses maîtres à penser, et elle avait fini elle-même par limiter les visites, étant absolument convaincue de s'approcher de plus en plus de ce baptême tellement important. Aimeric fini par accepter l'aide des quelques villageois, et c'est ainsi que deux hommes et une femme venaient passer quelques jours pour aider et apporter un peu de changement à cette ambiance glaciale. Ils ne purent voir Isabelle alitée, mais ils sentirent en deux jours que quelque chose était étrange et que tout n'allait pas. Ils firent part de leur étonnement à Aimeric, et lui suggérèrent de demander aux deux frères de laisser respirer sa mère. Ainsi il en parla à son frère, mais celui-ci était à moitié dans le déni sur l'état psychologique et physique de leur mère et pensait que au contraire les deux « parfaits » étaient tellement dévoués et tellement prévenants que les éloigner serait cruel surtout par ce temps. Il était convaincu qu'elle serait sur pieds dès les premiers jours de printemps et au retour de leur père. Aimeric se dit qu'il fallait que quelqu'un agisse, et prenne la situation en main. Il commençait à penser que ces deux hommes empêchaient sa mère de penser clairement et de discerner ce qui pourrait lui faire du bien. Il n'avait pas vraiment eu d'opinion jusqu'alors sur leur présence auprès d'Isabelle, et il se disait que si son père n'avait pas vu en eux quelque danger que ce soit, lui n'avait pas vraiment de raison d'en voir non plus. Il avait observé sans donner son opinion comment leur influence grandissait auprès de sa mère au fil des mois, mais rien ne lui avait paru suspect. Leur pensée et leur façon de voir le monde ne lui étaient pas vraiment hostiles, il voyait en eux des sortes de penseurs bienveillants qui tentaient d'amener plus de simplicité dans la vie quotidienne, mais pas des gourous malfaisants. Si il n'avait rien dit ou rien fait pour essayer d'agir jusqu'à présent, aujourd'hui la situation était bien différente. Sa mère passait ses journées enfermée dans sa chambre clouée au lit, et se nourrissait peu, ce qui n'arrangeait pas son état. Mais étonnamment, son esprit semblait être très vif, et elle semblait assez consciente de ce qu'elle disait ou pensait. Son corps malade l'empêchait de se lever, mais elle avait toute sa tête. Elle semblait vouloir ne rien faire pour aller mieux physiquement, comme si elle était dans l'acceptation de son état. Les médecins revenaient de temps à autre lui rendre visite, et proposer tout un panel de mixtures, soupes, herbes et plantes médicinales, des remèdes farfelus pour essayer de lui redonner des forces, mais rien n'y faisait. Ils passaient leur temps à expliquer à Aimeric que tous leurs remèdes n'étaient pas efficaces, et que le froid n'allait pas arranger l'état de sa mère. Ils vantaient l'efficacité de tel ou tel potion, dont ils avaient entendu parler et qui était très utilisée dans telle ou telle région, mais ce qui était au début qu'un simple coup de froid s'était transformé en un mal bien plus vicieux. Ils exhortaient eux aussi à laisser plus de moments pour respirer, se reposer sans personne dans la chambre, laisser la malade tranquille. Mais malgré tous ces conseils, malgré l'évidence, malgré aussi les demandes d'Aimeric, Isabelle ne se résignait pas à congédier les deux frères. Elle disait à ses fils qu'elle était sur le chemin de quelque chose de bien plus précieux que la vie elle-même, que jamais dans sa vie elle n'avait été aussi en paix avec elle-même. Et il est vrai qu'elle semblait être dans un état de tranquillité d'esprit assez contradictoire avec le mal qui la frappait. Il était maintenant clair que sa mère se laissait mourir à petit feux, et Aimeric ne pouvait pas tolérer ça. Son père n'aurait pas hésité lui, à chasser ces deux frères et sans doute à les chasser par la force contre l'avis même de sa femme. C'était ça, être un seigneur. Être capable de prendre des décisions et de les appliquer ensuite par tous les moyens. Restaurer une certaine autorité. Mais il était partagé entre la nécessité que sa mère se repose tranquillement sans personne pour qu'elle aille mieux, et son étonnante volonté à se laisser dépérir en prétextant atteindre quelque chose d'incroyable. L'amour qu'il lui portait était tellement fort qu'il n'arrivait pas vraiment à prendre de décision. Ne sachant pas vers qui se tourner, et voyant que son frère s'enfonçait de plus en plus dans le déni, il ne dormait quasiment plus et passait ses nuits à réfléchir. Il avait fini par dire à la ribambelle de médecins et de rebouteux de ne plus revenir, et de laisser en partant leurs quelques potions et recettes de soupes miraculeuses. Chacun d'entre eux donna un dernier conseil, une dernière recommandation essentielle avant de franchir la porte de la bastide. De l'air, du repos, du silence. C'était les trois mots qui étaient revenus sur toutes les lèvres. Trois mots qui étaient bien ancrés dans l'esprit d'Aimeric et qu'il comptait bien appliquer. Personne ne l'avait désigné seigneur du domaine en l'absence de son père, et personne ne le considérait comme tel. On ne lui accorderait pas de faveur particulière puisqu'officiellement, c'était sa mère qui avait la charge du domaine et qui était autorisée à prendre des décisions. Et c'était elle qui aurait pu être reçue et écoutée. Il savait qu'il ne pouvait pas officiellement demander aux deux frères de quitter le domaine. Sa mère ne serait pas d'accord, et il lui devait obéissance en tant que maîtresse des lieux. Quant à leur demander en privé de partir, il savait qu'ils ne se laisseraient pas convaincre facilement et leur maîtrise de la rhétorique allait probablement leur faire gagner du temps. Mais c'était pour le moment sa seule façon d'agir, par le dialogue. Il réussi tant bien que mal à leur demander un entretien pour discuter. Prétextant un questionnement sur ce qu'était vraiment le sacrement de « consolament », il se trouva en face d'eux, et leur expliqua que même s'il accordait une confiance relative aux conseils des médecins, sa mère avait besoin d'être seule et tranquille dans sa chambre sans leur présence quasi permanente. Leur réponse était tout à fait positive et ils étaient absolument d'accord avec lui. Mais bien entendu, et il s'en voulu de ne pas avoir vu venir quelque chose d'aussi prévisible, bien entendu ils lui répondirent très calmement qu'il faudrait surtout demander l'avis de la principale intéressée. C'était même ça le plus important dirent ils, avant tout, consulter Isabelle qui elle seule pourrait répondre à cette demande de son fils. Il ne pu prétexter un manque de discernement dû à son état, ayant lui-même constaté que l'esprit de sa mère était resté aussi clair que d'habitude.
Il ne prît même pas la peine d'aller poser lui-même la question à sa mère. Connaissant d'avance sa réponse. Il avait déjà essayé pourtant, à plusieurs reprises, de lui faire réaliser qu'elle avait besoin de cette tranquillité. Peut être que son frère Jean, qui semblait être moins préoccupé par l'état de leur mère, arriverait à lui faire entendre raison. Mais celui-ci, désormais dans un déni total de la situation, avait commencé à prêter plus attention au discours des deux frères. Et lui répondit que si c'était la volonté de sa mère, il fallait la respecter, aussi triste que cela était. Bien entendu, Jean aimait sa mère, et bien entendu il espérait son rétablissement. Mais il pensait que ce rétablissement pouvait passer par le sacrement que les parfaits allaient donner à leur mère. Il pensait que l'esprit avait le pouvoir de guérir le corps malade. Il ne voyait pas que sa mère avait la volonté de se laisser mourir à force d'être convaincue d'atteindre cette plénitude spirituelle. S'il n'était pas aussi touché qu'elle par les paroles et la philosophie des deux Cathares, il pensait qu'elle pourrait aller mieux après avoir été au bout de sa démarche. Bien sûr, Aimeric n'était pas médecin, et il ne savait pas si vraiment sa mère allait finir par succomber à force de refuser de se séparer des deux frères pour pouvoir se reposer et recommencer à s'alimenter normalement. Aucun médecin ou rebouteux ne lui avait affirmé qu'elle allait mourir dans les jours, les semaines ou les mois à venir avant l'arrivée du printemps. Peut être qu'il se trompait et peut être que comme disait son frère, il fallait la laisser aller au bout de sa volonté et la laisser recevoir ce baptême. Et peut-être qu'après ça, elle irait mieux. Mais il ne supportait pas de ne pas pouvoir agir, il ne supportait pas voir cette apathie généralisée, il sentait qu'il fallait faire quelque chose. Errer dans les couloirs, dans sa chambre, jour après jour en ruminant et en retournant la situation dans tous les sens, le rendait fou. Coincé entre son impossibilité d'agir officiellement et l'amour, son devoir et son obéissance, il ne trouvait aucune solution concrète pour pouvoir avancer. Un matin de février, un villageois vint frapper à la porte de la bastide. Il avait couru à travers les vignes gelées, et avait du mal à reprendre son souffle. Des cavaliers s'étaient arrêtés au village, des cavaliers qui portaient les armes de la famille Trencavel, le vicomte de Carcassonne. Ils avaient demandé qui était à la tête du domaine, en l'absence de son seigneur. On leur avait répondu que c'était sa femme, mais qu'elle était souffrante et par conséquent on ne savait pas très bien qui était à la tête du domaine. Pourquoi des hommes du vicomte étaient venus jusque là pour poser une question dont ils auraient pu avoir la réponse en demandant par écrit ces informations peu importantes. La première chose qu'Aimeric pensa, c'est qu'ayant appris la maladie de sa mère, le vicomte avait décidé de donner la gestion du domaine à un homme de confiance en attendant le retour de Pierre. Mais avant qu'il n'ai pu en savoir plus, on frappa à la porte, et cette fois ce n'était pas qu'un seul homme qui avait frappé.
Raimond Roger Trencavel, vicomte de Carcassonne et de Béziers était venu en personne jusque-là. Avant même qu'Aimeric ne réalise, et alors que Jean n'était pas là, le vicomte pris la parole d'un air grave.
- Tu es Aimeric, si je me souviens bien, l'aîné des deux fils de Pierre.
Aimeric mît un genou à terre, et baissa la tête.
- Oui monseigneur, je suis Aimeric. Je suis très honoré de votre présence ici, vous auriez du monseigneur faire annoncer votre arrivée dans notre humble bastide afin qu'on vous reçoive en faisant honneur à votre rang.
- On m'a dit que ta mère était souffrante, ou est-elle ?
- Dans sa chambre monseigneur, son état l'oblige à rester au lit constamment.
- J'ai besoin de m'entretenir avec elle.
- Bien sûr monseigneur, permettez-moi de vous accompagner jusqu'à elle.
Il se releva et pris la direction de la chambre de sa mère, suivi par Roger Raimond et trois de ses hommes. Les pensées se bousculaient dans la tête d'Aimeric. Il ne serait sûrement pas autorisé à entendre ce qu'avait à dire le vicomte a sa mère. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de se demander de quoi il s'agissait. Allait-elle se voir retirer la gestion du domaine, mais pour que le vicomte en personne se déplace, cela devait être plus important. Les hommes de Roger Raimond ouvrirent la porte de la chambre sans prendre la peine de frapper. Isabelle avait les yeux fermés, et comme à leur habitude les deux frères étaient assis au chevet du lit, récitant des choses à voix basse. Une bougie était allumée sur une commode en bois dans un coin de la pièce. On avait l'impression en entrant d'une atmosphère de deuil, comme si les deux « bonshommes » veillaient un mort. L'ambiance était extrêmement pesante. Le vicomte se positionna en face du lit et fit un signe à Aimeric pour qu'il réveille sa mère.
- Vous deux, dit-il en s'adressant aux frères d'un ton sec qui ne laissait aucune place à la discussion, sortez.
Les deux Cathares continuaient de chuchoter, ignorant l'ordre du vicomte. Celui-ci ne répéta pas son ordre et ne leur laissa pas le temps de répondre, il les désigna à ses trois soldats qui les sortirent de la pièce manu militari. Aimeric se pencha auprès de sa mère pour tenter la réveiller, et sentant que le vicomte n'avait pas envie de perdre plus de temps, il lui prit la main pour la faire réagir. Celle-ci bougea légèrement la tête, comme si elle semblait vérifier qu'elle ne rêvait pas, puis elle ouvrit lentement les yeux. Il lui fallu quelques secondes pour réaliser qui était en face d'elle. La dernière fois qu'elle avait vu le vicomte cela devait remonter à son mariage avec Pierre, près de vingt ans auparavant. Elle tourna la tête vers son fils avec un air grave, semblant avoir presque deviné le motif de la visite et ce pourquoi on la réveillait tout d'un coup. Aimeric lu dans les yeux de sa mère une grande détresse, il avait lui aussi compris pourquoi quelqu'un d'aussi important s'était déplacé en personne pour les voir. Il ne pouvait s'agir que d'une seule réponse, la pire. Ni l'un ni l'autre n'osa prendre la parole, mais Raimond Roger avait deviné ce qu'ils avaient en tête tous les deux.
- Rassurez-vous, je ne viens pas vous annoncer la mort de Pierre en terre-sainte. Mais ce que j'ai à vous dire est tout aussi grave, et pourrait vous apporter de graves ennuis. Le pape Innocent à appelé les seigneurs, barons, comtes, vicomtes, et leurs vassaux, du nord, à prendre les armes et partir en croisade contre ceux qui défient l'autorité de l'église. Ceux la même qui sont ici au sein de votre domaine. L'armée croisée est aux portes de Lyon, ils seront ici dans quelques semaines. Je dois me rendre à Toulouse auprès du comte Raimond pour savoir ce qu'il en est. Séparez vous d'eux, aujourd'hui. Leur chef est Simon de Montfort, en plus d'être un chef de guerre c'est un exalté et un fou de dieu, il n'a aucune limite. Je ne veux pas que mes vassaux soient impliqués de près ou de loin. Restez ici, attendez mes ordres.
Sans qu'Aimeric ou sa mère aient eu le temps de lui répondre, il quitta la pièce suivi de ses trois soldats. Pendant quelques secondes, le temps semblait s'être figé. L'avertissement du vicomte de Carcassonne résonnait encore dans la pièce, et avait même refroidi encore d'avantage l'atmosphère. Chacun essayait de l'interpréter selon ses intérêts. Aimeric, ne voyait pas du tout le danger que cette croisade contre des soi-disant hérétiques. Qu'est ce que tous ces barons du nord allaient bien pouvoir faire dans un pays qu'ils ne connaissaient pas, ils repartiraient bien vite sur leurs terres après avoir montré à ceux qui contestent l'église qu'ils avaient intérêt à rentrer dans le rang. Tout ceci ressemblait à une démonstration de force, et non pas à une véritable croisade. Pourquoi appeler à une action aussi radicale en terre chrétienne, ça n'avait pas de sens. Il était certain que le vicomte ferait le nécessaire pour éviter que cette armée du nord ne passe par aux alentours de ses terres. Le comte de Toulouse était l'homme le plus puissant d'Occitanie, son influence, ra richesse et sa puissance militaire seraient largement suffisantes pour dissuader tous les barons du nord. Trencavel était dans son rôle de seigneur qui protégeait ses vassaux, et s'il s'était déplacé jusqu'au domaine de Pierre, c'est parce qu'il en connaissait la richesse et l'importance. Un tel domaine avec de telles possibilités de production, intéresserait sûrement de potentiels nouveaux arrivants mal intentionnés. Mais ce qui était le plus important dans son esprit, c'était l'ordre de se séparer des deux frères. Il ne savait pas très bien dans quelles circonstances ils avaient été officiellement déclarés comme hérétiques, ni pourquoi. Et surtout pourquoi avait ont décidés de les mettre hors d'état de nuire. Que le pape en personne, décide d'appeler à prendre les armes en terre chrétienne était quelque chose qu'Aimeric n'aurait jamais pensé possible. Mais pour le moment sa mère n'avait pas d'autre choix que d'obéir et de leur demander de quitter le domaine sur le champ. Cela résoudrait au moins ce problème pour le moment. Pour le reste, il espérait que d'ici à ce que le vicomte revienne avec plus d'informations, son père soit de retour au domaine et qu'enfin il reprenne les choses en main. Comment allait il réagir face à l'état de sa femme, à l'inaction de ses fils ? On n'en était pas la et il attendait que sa mère réagisse. Elle lui demanda de faire revenir les deux frères auprès d'elle. Bien entendu elle allait suivre les ordres du vicomte et leur demander de quitter le domaine aujourd'hui même. Il ne pouvait en être autrement, elle ne pourrait pas refuser sous peine de voir Pierre sanctionné quand il serait de retour. Même si elle avait la charge du domaine et des décisions durant l'absence de son mari, refuser d'obéir à un ordre de leur seigneur serait s'exposer à des sanctions assez sérieuses. Et elle le savait très bien. Les deux frères étaient revenus devant la porte, attendant qu'on les invite à entrer à nouveau. Aimeric se tenait entre eux et le lit de sa mère, mais il ne bougea pas pour autant, comme pour bien leur faire comprendre que désormais l'ordre allait revenir et que c'en était terminé de cette période d'apathie générale. Mais son attitude défiante n'eu aucun effet. Sa mère les autorisa à rentrer, et demanda à Aimeric de sortir un instant pour s'entretenir en privé avec les deux « parfaits ». Il s'exécuta à contrecœur, mais en étant persuadé que c'était la dernière conversation qu'elle aurait avec ces bonshommes qui étaient passés du mauvais côté sur décision de l'église. C'était leur dernier instant au sein du domaine et enfin les choses allaient rentrer dans l'ordre. C'en était terminé de cette influence, de ces journées passées à errer et à tourner en rond ne sachant pas comment agir. Comme s'il allait enfin pouvoir se réveiller après un long sommeil. Enfin ils allaient pouvoir prendre soin de leur mère sans attendre qu'elle ai fini de s'entretenir à longueur de journées, ce jour était celui du renouveau, même presque d'une certaine libération. Les deux frères entrèrent doucement dans la chambre et refermèrent la porte au nez d'Aimeric comme une dernière provocation, comme un dernier baroud d'honneur pour dire que jusqu'au bout, il n'avait rien pu faire contre leur présence. Il resta la, à attendre dans le couloir, seul dans le froid à espérer que ça ne serait pas trop long. Les minutes lui parurent être des heures. Des heures avant qu'on lui « rende » sa mère malade dont il allait enfin pouvoir s'occuper librement, à sa manière. Enfin, enfin la porte s'ouvrît. C'était maintenant, c'était ce moment qu'il avait attendu, espéré depuis des semaines, des mois. Ce moment qu'il n'avait pas forcément imaginé comme ça dans ces circonstances, mais qu'importe, il arrivait enfin.
Jean avait entendu le vicomte Trencavel et ses hommes arriver depuis sa chambre, puis disparaître dans les étages avec Aimeric. Il ne savait pas pourquoi ils étaient venus jusqu'ici, sinon pour annoncer que leur père était mort en terre Sainte, accomplissant son devoir de chrétien. Une visite en personne d'un seigneur important ne pouvait qu'être pour annoncer une chose grave. Bien sûr, une telle nouvelle le bouleverserait, il porterait le deuil de son père. Mais serait-il véritablement, profondément triste ? Le simple fait de se poser cette question voulait dire que quelque part la réponse était évidente. Oui, au fond de lui il savait quelle était la réponse à une question aussi sérieuse, aussi fondamentale. Son père était bon, généreux, c'était un seigneur qui était respecté au-delà de sa fonction et de son titre. C'était l'homme qui était respecté en premier, pas ce qu'il représentait. Non pas qu'il reprochait à son père de ne pas avoir été assez présent, ni qu'il avait été un mauvais père, pas assez intentionné, attentif a ses deux fils. Il avait cet amour filial, ce respect, il ressentait de la fierté en voyant son père. Il avait été impressionné par la façon dont il avait réussi à s'adapter après la sanction de son suzerain. Mais il n'avait pas tremblé quand il était parti en croisade. Ce départ n'avait pas été pour lui un drame, comme il l'avait sans doute été pour son frère Aimeric. Tous les jours il avait parcouru ces terres, ce domaine, toute cette imposante bastide qui l'avaient vu grandir. En se posant une seule question : voulait il passer le reste de sa vie ici. Voulait il reprendre la suite, en serait-il capable aussi ? Tout cet héritage lui semblait beaucoup trop lourd à porter en vérité. Aimeric lui en voudrait, c'est sûr. Lui qui avait toujours cherché la fierté de leur père, évidemment qu'il en voudrait. Ils n'avaient jamais vraiment été proches, comme pourraient l'être des frères, surtout élevés dans ces circonstances privilégiées comme ils avaient été. Jean avait toujours lui cherché la fierté aussi, mais celle de leur mère Isabelle. C'était elle qui le rassurait, quand il avait peur. C'était elle et son caractère épris de liberté, son indépendance, sa fougue, qui était son véritable modèle depuis qu'il était tout petit. Son père n'était pas mauvais, mais il avait tellement accordé d'importance à sa dévotion envers son domaine qu'il en avait probablement moins accordé à ses enfants. A Jean, en particulier. En tout cas c'est ce qu'il ressentait au fond de lui. La liberté, l'indépendance, étaient des choix qu'il n'aurait jamais en tant que fils de seigneur, parce qu'il devrait un jour reprendre le titre, les terres de son père. C'était ça, son destin, ce pour quoi il avait été éduqué, toute sa vie n'était tournée que vers ce but-là. Depuis qu'il était né, dès ses premiers pas, ses premiers mots on lui avait répété qu'un jour il hériterait de tout ça. On l'avait présenté comme l'un des héritiers de Pierre, il n'avait qu'une seule fonction, un seul objectif, c'était ça. Non leur père n'avait pas été un mauvais père. Non ils n'avaient pas manqué d'amour, d'affection, jamais ils n'avaient manqué de quoi que ce soit. Sauf peut-être d'avoir le choix. Ils avaient été formatés l'un et l'autre à exercer une fonction, comme leur père l'avait été à leur âge. Longtemps il avait cru qu'il était fait pour ça, il avait même fini par se convaincre qu'il serait à la hauteur un jour. Jamais il n'avait éprouvé la moindre jalousie envers son frère, ils avaient élevé dans le même « moule », à parts égales. Leur père n'avait pas apporté plus d'attention à l'un ou à l'autre de ses fils. Ils n'avaient jamais vraiment partagés de jeux, de moments complices, jamais même de secrets. C'étaient des frères oui, mais toute leur jeunesse avait été prise par cette éducation et cette préparation quotidienne à un jour succéder à leur père. Leurs journées passées à parcourir les vignes, à étudier, à observer le processus de vinification, à apprendre la gestion, à discuter avec ceux qui travaillaient, le soir venu ils étaient beaucoup trop fatigués pour laisser la moindre place aux loisirs et aux confidences. Les rares moments ou Aimeric avait du temps libre il le passait à parcourir la campagne, comme un petit sauvage. Il parlait sans cesse des troubadours et de leurs chansons. Il n'aimait pas la guerre, le combat, jamais il ne s'était fabriqué d'épée de bois, de lance, ou tout ce qui pouvait ressembler à une arme de fortune. Leur père avait rappelé à quel point ces fameux troubadours n'avaient pas selon lui, un avenir très enviable. C'étaient des hommes fantasques, qui ne connaissaient pas la discipline, l'ordre. Ils n'avaient pas de valeurs ni de code de conduite. Ce qu'ils racontaient dans leurs chansons n'était qu'illusion et tromperie. Ce qui avait provoqué une colère terrible chez Aimeric qui du haut de ses dix ans, avait quitté la table et on ne l'avait pas revu de la journée ensuite.