Le dernier été

Emmanuel Signorino

Le dernier été

Dès les premiers jours d’été, la rue nous appartenait de nouveau. Sitôt levés, bien souvent, sans prendre le temps d’avaler quoi que ce soit au grand dam de nos mères, nous nous retrouvions sur la petite place déjà baignée de soleil. Nous étions cinq garçons du même âge, tous des insulaires, il était hors de question, que nous acceptions quelqu’un du continent dans notre bande. Même s’il arrivait que nous jouions au football avec eux, cela s’arrêtait là. Pour nous, ils n’étaient que des camarades de jeu, mais ne deviendraient jamais nos amis. Il y avait Enzo, sans doute celui dont je me sentais le plus proche et que je considérais comme mon frère. Enzo me ressemblait physiquement, il arrivait souvent qu’au premier regard les gens nous confondent. Roberto lui, nous l’appelions « Ciccio », car il avait quelques kilos en trop. Paolo lui, avait l’étoffe d’un chef, mais devant notre refus systématique d’une quelconque hiérarchie entre nous, il avait finalement renoncé à nous commander. Alfredo, lui c’était le « nain », tout simplement car comparé à nous autres, il avait quelques centimètres en moins. Cet été là, celui de nos dix ans, quelque chose changea, sans que nous y prenions garde, ou bien je pense que nous pressentions ce qui allait se passer, mais nous ne voulions tout simplement pas le croire. Et pour nous, y penser, l’imaginer était comme donner un peu plus de réalité à cette peur qui s’était emparée de nous. Pourtant tout avait bien commencé, nous passions tous les cinq dans la classe supérieure, même Paolo qui n’avait pas fait grand-chose durant toute l’année et s’était rattrapé au dernier trimestre. La première chose que nous faisions, une fois réunis, était de courir à la plage et nous jeter dans la mer encore fraîche et transparente.    Un peu plus loin, dans sa barque de pêcheur, le père de Ciccio nous faisait un signe de la main, et déjà nous retournions sur les roches rouges pour plonger de leur sommet.

Ensuite nous allions attendre l’arrivée du premier bateau de la journée, déversant son flot de touristes s’émerveillant de la beauté de notre île. La mère d’Alfredo tenait une boutique de souvenirs à deux pas du débarcadère. Je m’en souviens comme d’une véritable caverne d’Ali Baba où s’entassaient toutes sortes d’objets, qui à l’époque me semblaient merveilleux, même si destinés à finir leur existence sur un buffet en Allemagne ou en Hollande, ou pire encore, oubliés, cachés dans un placard. Vers midi, nous faisions un passage éclair chez nous, juste le temps de prendre de quoi manger, sauf bien sur le dimanche, où ne nous pouvions pas échapper au traditionnel repas de famille. Ma mère n’essayait plus de me retenir à la maison. Mon père avait su trouvé les mots pour la convaincre, de me laisser libre de faire ce que bon me semblait. Tous les jours ou presque, nous montions au Castello. C’est ainsi que nous avions surnommé la vieille église abandonnée perdue au sommet de la colline, entourée de pins parasols. Personne d’autre que nous n’osait s’y aventurer. Les autres garçons du village qui s’y étaient essayés l’avaient regretté. Depuis bien sur, nous avions fait la paix, car ici entre nous, on ne peut pas vraiment être fâchés, mais tout de même, ils avaient compris que le Castello nous appartenait. Avec le temps, nous avions pris la peine de l’aménager, le meublant avec ce que nous avions récupéré à droite et à gauche. Alfredo avait emprunté quelques babioles dans le magasin de sa mère. Nous n’avions pas de cabane dans les arbres mais un véritable petit château fort, avec nos esprits d’enfants. Tout était prétexte à imaginer des aventures extraordinaires. Le muret en ruine n’avait pas succombé aux affres du temps, mais tout simplement à un boulet de canon, tiré par un navire ennemi mouillant au port. Mais cette année là, devait être notre dernier été tous les cinq ensembles. Avais-je été le seul à le ressentir, ou alors le seul à l’exprimer. Un matin tandis que nous étions en train de nager, j’avais tout simplement dit à Enzo et aux autres :

-Il ne faut jamais qu’on se sépare, promis n’est-ce pas ?

Bien sur, ils avaient ri, pour masquer l’inquiétude qu’avaient suscitée en eux mes mots. Puis Paolo s’était mis en tête de faire boire une bonne tasse à Alfredo, et c’est ainsi que nous avions tout oublié.

C’était arrivé à la fin du mois de juillet, un matin à l’aube, les policiers avaient emmené le père d’Enzo. J’avais assisté à toute la scène, de ma fenêtre, mon père m’avait interdit de sortir, et tout comme moi, se sentait impuissant et triste. Ce matin là, Enzo était resté avec sa mère. A présent il serait l’homme de la maison. Un peu plus tard, nous avions appris que son père avait été emmené sur le continent. Les jours suivants nous n’avions fait que croiser Enzo et sa mère dans le village. Il nous avait salués de loin. La semaine suivante, un matin en revenant de la plage, Enzo nous attendait sur la place. C’était la première fois que nous le revoyions depuis l’arrestation de son père. Il nous avait attendus pour nous dire au revoir. Il partait avec sa mère, pour se rapprocher de son père. Une nouvelle vie l’attendait là bas où ne serions plus que des souvenirs s’estompant peu à peu, comme le temps efface la douleur des êtres chers, perdus. Nous avions oublié, notre orgueil de petit homme en herbe et nous nous étions embrassés et serrés longuement. Puis nous l’avions laissé monter sur le bateau où sa mère l’attendait. Avec le départ d’Enzo, notre union sacrée prit fin. Bien sur, les premiers temps, nous nous réconfortions les uns les autres, mais ensuite ce fut chacun pour soi. Paolo tomba amoureux de sa cousine arrivée pour la fin des vacances et délaissa un peu la bande. Voyant cela, Roberto prit ses distances et se mit à traîner avec son frère ainé et ses amis qui l’acceptèrent parmi eux. Alfredo et moi, faisions l’effort de passer au moins toutes les après-midi ensemble, mais sans les autres, l’envie de monter au Castello n’était plus là, et nous trainions dans l’île, tuant le temps comme nous le pouvions.

 Je crois que c’est au mois d’aout de cette année là, que je compris réellement le sens du mot ennui, et cette étrange sensation d’immense lassitude qui devait m’accompagner toute ma vie. C’est aussi à cette période que je me mis à écrire, tout simplement pour exprimer tout ce que je n’arrivais pas à dire. Peu de temps avant mon anniversaire, entre chien et loup, un orage d’aout s’apprêtait à éclater. Alfredo et moi étions assis sur le ponton. Le dernier bateau venait de partir, et avec lui ce jour là, un peu de notre innocence.

-Tu as vu, notre promesse, c’était du vent, rien que du vent, me dit d’une voix triste Alfredo.

Je lui répondis, que nous n’y étions pour rien, que c’était la vie tout simplement.

            Septembre était arrivé, même si l’été persistait encore et toujours sur notre belle île, il nous avait fallu reprendre le chemin de l’école, notre dernière rentrée ici, avant le collège là bas sur le continent. Parfois  pendant la récréation, nous reformions notre bande, mais sans Enzo, nous nous sentions beaucoup moins forts. Pendant les vacances de Noel, Roberto tomba malade et dut partir se faire soigner sur le continent. Quand il revint à la fin janvier, il avait maigri et n’était plus notre « Ciccio » le petit garçon un peu rond, jovial. Non, il avait perdu tout ce que nous aimions en lui, c'est-à-dire sa joie de vivre, son humour. Bien sur, il courait plus vite et marquait plus de buts au football, mais une fois de plus, je sentais qu’un ami s’éloignait à jamais et j’étais triste. Cette année scolaire là, me parut si longue, que parfois j’en arrivais à douter de l’existence de l’été. Finalement un matin pour la dernière j’entendis sonner la cloche dans la cour. J’allais avoir onze ans, à la fin de cet été que l’on annonçait caniculaire. Quand Septembre viendrait, à mon tour, je quitterais l’île.

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            On m’avait déconseillé de revenir ici après toutes ces années, tout le monde m’avait prévenu : « Tu ne retrouveras jamais ce que tu as laissé en partant » Sans doute, mais j’avais pris le risque. Il ne m’avait fallu qu’une demi-heure pour atteindre l’île. Vingt-trois années s’étaient écoulées depuis la dernière fois. La saison n’avait pas encore commencé et ma présence ne passa pas inaperçue. Un vieil homme s’avança vers moi, et hésitant, me demanda si je n’étais pas le petit « Luca ». C’était Agostino le concierge de l’école. Je venais à peine de le reconnaitre. J’étais resté un petit moment à le regarder. Dans son visage, je retrouvais un peu de mon enfance perdue à jamais. Nous nous étions assis à la terrasse du seul café ouvert. Il m’avait longuement parlé de l’île, puis je lui avais demandé des nouvelles de mes amis. Là, il avait baissé les yeux.

-Tu n’es pas au courant ?

-Non.

Il m’apprit alors la mort de Paolo et de Roberto, assassinés à Naples, il y a trois ans de cela. Je n’arrivais même pas à pleurer, je l’écoutais me donnant les détails du guet-apens dont ils avaient été victimes. Je repris mes esprits et je lui demandai pour Alfredo.

-Lui, il est parti en Amérique après la mort de sa mère. Mais toi, tu es revenu, si tu savais comme je suis heureux de te voir.

Après avoir pris une chambre à l’hôtel Stella Del Mare, j’ai parcouru les ruelles du village pour arriver devant la maison où j’avais passé les plus belles années de ma vie. Les volets bleus étaient clos. Des panneaux « A vendre » avec le nom d’une agence immobilière du continent. J’ai remonté la rue, pour sortir du village et rejoindre le Castello, notre Castello qui était toujours là, comme dans mes souvenirs. J’ai  poussé la vieille porte en bois, ou ce qu’il en restait. La table qu’Enzo avait prise à son père était restée là, comme si personne n’avait osé la toucher. Je l’ai caressée du bout des doigts. J’ai fermé les yeux et je me suis mis à pleurer. Tout ce qui restait de notre amitié était là devant moi, une vieille table en formica. Un instant seulement, j’ai été tenté de l’emporter avec moi, mais j’ai pensé qu’il valait mieux la laisser, car au fond de moi j’espérais bien qu’un jour, Enzo viendrait la chercher.

                                                                      Fin 

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