"Le dîner, effet de lampe" ou Le Père

Chantal Girard

Un dîner en famille où les regards disent tant quand les bouches restent closes

« Le Dîner, effet de lampe » ou Le Père

19 heures.

Madeleine met la table pour le souper. Six mois en arrière, elle a instauré ce rituel auquel elle ne dérogerait pour rien au monde. Les premiers temps, sa mère s’y est farouchement opposée, puis de guerre lasse, elle a cédé.

La fillette va chercher dans l’armoire à linge la nappe blanche à carreaux rouge ; juchée sur un tabouret, elle l’extrait avec difficulté vu qu’elle est sur l’étagère du haut et en plus, c’est la dernière de la pile.

Ça fera plaisir à son père, elle le sait. C’est lui qui l’a achetée lors d’un voyage à Paris. Et elle ne comprend pas pourquoi sa mère s’obstine à en mettre une autre toute blanche et beaucoup plus ennuyeuse. Et puis, elle adore suivre de l’index les lignes rouges et granuleuses quand elle s’ennuie, à table.

Elle commence par les verres, puis dispose les 4 assiettes de faïence au décor floral , fourchettes à gauche et couteaux à droite sans omettre le pichet d’eau, la bouteille de vin et les serviettes de toile blanche.

Dans un silence pesant, la mère et le fils s’asseyent, elle à sa gauche, lui à sa droite. Le père est déjà là, mais la mère et le fils ne lui adressent plus la parole depuis quelques temps déjà. Ca lui va bien à Madeleine. Elle l’a enfin pour elle toute seule.

A cet instant, la mère et le fils observent l’air navré, la table dressée et se regardent avec consternation. La mère pousse un gros soupir tandis que le fils, mal à l’aise, la mine dépitée, mange sans appétit.

Là non plus, elle ne comprend pas. Elle a tout bien fait pourtant. Ah, elle sait. Elle a oublié le poivre. Mais sa mère la reprend vertement.

-          reste à table.

Une fois le plat servi dans les assiettes, dans un silence pesant, Madeleine attaque avec entrain le blanc de poulet qu’elle découpe avec application en petits morceaux et la purée de pommes de terre dans laquelle elle a creusé un cratère avec sa fourchette et où elle a versé un filet de sauce brune. Elle se délecte. De temps en tant elle lève les yeux vers son père et lui adresse un sourire complice.

Son frère Max feint de ne rien voir puis se racle la gorge, hésitant à crever le silence étouffant les non dits

- C’est pas bien Mère. Tu ne devrais pas la laisser faire

La mère jette un regard furtif vers l’enfant et lâche sèchement

-Laisse, ça lui passera

Elle n’a pas envie d’en parler, elle veut la protéger encore un peu.

Mais l’émotion la rattrape alors, une fois de plus. Elle serre alors compulsivement sa serviette dans sa main gauche et tamponne d’un geste discret ses yeux en baissant la tête.

Le frère attaque à nouveau, excédé

- Ca va durer encore combien de temps ce cirque ?

- Laisse-lui du temps, elle est si jeune dit-elle dans une supplique.

Elle se lève alors pesamment en faisant grincer sa chaise sur le parquet ciré

- Tu as vu le docteur ?

- Oui il est passé hier ; Elle débarrasse les assiettes et se dirige à pas lents vers la cuisine sombre puis revient avec une grande assiette plate garnie de fruits et reprend, l’air triste :

- il m’a dit de ne pas m’inquiéter. C’est dur pour elle tu sais

- Et pour nous ce n’est pas dur ? J’en peux plus. Je ne sais pas si tu te rends compte !

Madeleine, sereine, abandonne un instant le regard de son père, resté silencieux, indifférent comme elle à ces échanges agressifs auxquels elle ne fait même plus attention et s’amuse à compter les franges de l’abat-jour puis observe juste au-dessus, le chat noir prêt à bondir sur sa proie, un drôle de poisson noir qui frétille, inconscient du danger.

On lui répète sans cesse qu’elle ressemble comme 2 gouttes d’eau à son père. Elle a ses cheveux noirs de jais, ses grands yeux bruns, son visage carré au menton volontaire. C’est tout son portrait, qu’ils disent, l’air triste. Décidemment, les adultes sont bizarres parfois. Elle, ça la ravit. Et la ressemblance ne s’arrête pas là. Aussi têtue et aussi fière. Rêveuse aussi. Toujours dans les nuages.

- Tiens Madeleine, prends une pomme. Je te l’épluche.

La mère sa saisit d’une belle pomme rouge et juteuse dont elle enlève la peau d’un geste lent et qu’elle coupe en quartiers réguliers. Elle les dépose ensuite deux par deux dans l’assiette de Madeleine qui y voit aussitôt 4 croissants de lune charnus et appétissants dont elle croque la chair juteuse avec délectation.

La vielle horloge murale à balancier de l’entrée sonne la demie de 7 heures. Un instant le fils observe sa petite sœur au regard tendre pour l’homme qui lui fait face. Elle arbore un sourire terrifiant. Il en a la chair de poule et se jette sur un énorme morceau de pain qu’il enfourne

Plus le temps passe, plus les moments passés autour de cette table lui sont intolérables.

Il vient de finir sa formation de clerc de notaire. On lui a offert un poste dans une étude. C’est dans le sud et il va dire oui. De la lâcheté ? Peut être mais il ne sent plus de supporter cette situation. C’est ça ou il devient fou.

Sa mère a bien tenté de le dissuader. Elle a beaucoup pleuré. Madeleine les a surpris tous les 2 pas plus tard qu’hier. Lui avait l’air très en colère et elle abattue, affalée sur une chaise, les mains serrées et les yeux rougis. Mais après avoir tenté de la raisonner, il a finit par abdiquer. Impuissant à changer les choses, il a pris sa décision cet après-midi. Il préfère s’éloigner. Il n’a jamais eu le courage, la force de caractère de son père et tout ça le dépasse.

Il s’apprête à se lever, conforté dans son choix par ce repas à nouveau source de torture, quand il croise le regard de sa mère, tout à coup si clair. Elle a libéré la serviette qu’elle défroisse sommairement du plat de la main tandis qu’elle fixe son fils, la mâchoire serrée. Et à cet instant, il sait qu’il a été entendu, enfin. Que le moment est venu.

Alors leurs regards se tournent vers Madeleine subitement si fragile, dont le regard vacille.

La mère prend une grande goulée d’air.

- Bon ça suffit. Madeleine, demain c’est dimanche. 6 mois que ça dure. Cette fois, nous y allons tous les trois que tu le veuilles ou non.

- Qui ça nous ?

- Toi, ton frère et moi.

Et papa, dans tout ça ? pense t-elle, la mine renfrognée.

- Et on va où ? demande t-elle en reprenant sa mastication tranquille du dernier quartier de pomme

- Au cimetière, pardi. On va voir ton père. Il est temps…

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