Le Donjon du poète fou (extrait)

Christophe Leurquin

En entrant dans ce magasin, ma première impression fut de me croire revenu cinquante années en arrière.  Cette petite épicerie dissimule autant de produits qu’une grande surface, mais sur un espace réduit des dizaines de fois.  J’admire le talent du propriétaire des lieux à disposer d’autant de marchandises.  Une étrange odeur règne sur les étalages, mélange d’épices et de pains frais, de jambon et de poudre à lessiver, de textile et de quincaillerie.  Les carrelages sont usés et décolorés, le plafond jaune et décrépi.  Je ferme la porte derrière moi, la sonnette retentit une deuxième fois.

Derrière le comptoir, une femme sans âge, les cheveux gris tombant sur ses épaules, me déshabille de la tête aux pieds avec un total manque de discrétion.  Son insistance à me fixer commence même à me gêner, je suis certain de devenir son sujet de conversation pour la journée. 

- Bonjour, je voudrais une bouteille de coca.

J’ai toujours eu horreur d’entrer dans un magasin sans rien acheter.  Tandis que la femme tourne sa lourde masse vers un frigo, je lui demande :

- Je suis à la recherche d’un ami qui s’est installé depuis peu dans votre village, mais je ne connais pas son adresse.  Comme le patelin n’est pas grand, vous pouvez sans doute me renseigner.  Il se nomme Corentin Lagneau.

- Et comment est-il votre ami ?  Moi, les noms ne me disent rien.

- Il a une vingtaine d’années, il est assez grand.  Ses cheveux sont très noirs et bouclés.   C’est un garçon extrêmement calme et toujours souriant.

Au début de ma description, la femme feint d’abord de réfléchir.  Puis, peu à peu, son visage se transforme pour devenir finalement ironique.  D’un air moqueur, elle me lance :

- J’y suis, votre copain c’est le fou des ruines.

Devant mon visage éberlué elle ajoute :

- Vous n’avez qu’à descendre ici en face vers l’église.  Un peu avant celle-ci, vous prenez à gauche, vous arriverez ainsi au pied du sentier qui grimpe sur la colline.  Votre copain se trouve là haut, dans la tour.

Sans un mot, je paie ma bouteille et sors rapidement.

Au dehors, la température ne cesse d’augmenter, cette journée d’avril sera très chaude.  Je regarde autour de moi, et me pose une fois encore cette question longuement méditée durant le trajet de Namur à ici : qu’est-ce que je viens faire dans ce trou perdu ? 

Dourbes, dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, est un minuscule village des Fagnes, perdu dans un désert de prairies et de bois, arrosé par une rivière nommée Viroin.  Quelques fermes sont encore en exploitation, d’autres bien restaurées servent pour les vacances des citadins, une église minuscule, et Corentin que l’on traite de fou, voilà la situation.

Je dépose ma veste dans la voiture, ferme soigneusement cette dernière, et pénètre dans les rues étroites du village.  Je ne suis absolument pas équipé pour la marche.  Arrivé au pied de la colline, j’hésite un instant.  Mes souliers torturent déjà mes orteils, et ma chemise est trempée.  Tant pis, je suis venu jusqu’ici, je continue. 

Tout en marchant, les idées se bousculent dans ma tête.  Pourquoi ai-je sacrifié ma journée de congé pour venir retrouver au fin fond du pays un homme que l’on traite de fou ?  Je serais pourtant si bien dans mon appartement, installé dans mon fauteuil, à visionner quelques DVD.

2

Corentin est entré dans ma vie depuis seulement quelques mois.  Lors de la dernière rentrée scolaire, cet étrange garçon fut engagé comme éducateur dans l’établissement où je gaspille mes forces à enseigner les mathématiques.  Ma première impression à son égard fut tout à fait négative.  Ce côté décontracté, cette habitude d’être toujours heureux quoi qu’il arrive, cette façon de sourire à tous et de tutoyer chacun, tout chez lui m’irritait.

A dire vrai, je jalousais son succès, sa jeunesse et sa beauté.  Dix années avant lui, en débutant ma carrière, j’avais ce même avantage.  Les adolescentes craquaient pour le fringant prof que j’étais, et les garçons me prenaient pour complice.  Et puis, bien vite, la lassitude s’installa.  Je devins plus sévère et plus réservé.  Mes cheveux reculèrent tandis que mon ventre prit de la dominance.  Toutes ces transformations s’opérèrent vicieusement, sans que je ne le réalise. 

Mais le jour où Corentin s’est présenté devant moi, la triste vérité fut brutale.  Il représentait ce que je n’étais plus, en mieux encore.  J’essayais de me comparer à lui, et les résultats me navraient chaque jour un peu plus.  J’avais donc décidé de le détester, alors qu’au fond de moi il me fascinait et me troublait.

Un jour où je mangeais seul, attablé dans un coin de la salle des profs, il vint s’asseoir en face de moi :

- Bonjour, moi c’est Corentin, et toi ?

Heurté par cette manière de s’imposer, je lui répondis froidement

- Je m’appelle Eric.

C’était la première fois que je le côtoyais d’aussi près, et je fus fasciné par son regard, un regard pénétrant et d’une clarté incroyable.  Derrière ses pupilles, se lisaient encore des traces d’enfance empreintes d’une incroyable bonté.  Déjà mon agressivité à son égard se diluait lentement.

- Nous n’avons jamais eu l’occasion de parler ensemble.  J’aime bien connaître les gens avec qui je travaille, cela facilite la relation le jour où l’on rencontre un problème.

Sa voix était douce et amicale, et le personnage m’intriguait de plus en plus.

- Tu te plais donc bien parmi nous ?

- Je pense que oui, j’ai de très bons contacts avec les collègues, et les jeunes se sentent fort proches de moi, je deviens un peu leur confident.

- J’ai envie de te poser une question, lui dis-je alors, comment fais tu pour avoir une si bonne relation avec eux ?

- Tu sais, ce n’est pas un grand mystère, je suis à peine plus âgé qu’eux, il n’y pas si longtemps que j’ai quitté les bancs de l’école.  Les jeunes le sentent, et viennent d’instinct vers moi.  Je ne m’illusionne pas, d’ici quelques années cette relation privilégiée va s’estomper.  Je suis sûr que toi aussi tu as vécu cela.

La sonnerie retentit, il se leva précipitamment.

- Déjà 13 heures, je dois y aller.  A bientôt Eric, très heureux d’avoir fait ta connaissance.

Après son départ, je restai un long moment assis.  Le timbre de sa voix me suivait, une voix réconfortante qui respirait la sincérité.  Un étrange sentiment s’emparait de moi, tandis qu’un petit souffle intérieur me conseillait de placer ma confiance en lui.  C’était la première fois que je vivais un coup de foudre en amitié.

A partir de ce jour, nos rencontres furent de plus en plus fréquentes.  Nous nous retrouvions après les cours dans un café sympathique, et nous parlions beaucoup.  Il me racontait sans cesse son enfance, ainsi que la vie de ses parents, agriculteurs dans le Condroz, qui disparurent dans un accident de voiture.  Il était aussi passionné par la nature, les animaux, mais son plus grand intérêt concernait la relation humaine.  En fait, son seul but de vie se résumait à apporter un peu de bonheur à ses contemporains, et ce par l’entremise des plus petits gestes du quotidien.  Il écrivait aussi des poèmes, des chansons, des textes de toutes sortes.  Ses phrases étaient simples et pleines de sensibilité. 

En fait, Corentin vivait complètement déphasé par rapport à notre triste société.  Cet être hors du temps se recréait chaque jour un monde imaginaire afin de mieux s’y plonger.  Et pour moi, l’écouter, signifiait m’évader.

3

Je voulais m’évader !  Avec Isabelle, mon épouse, nous vivions les heures les plus pénibles de nos dix années de mariage.   Depuis des semaines, nous avions cessé toute communication.  Elle me trompait, je le savais, mais jamais rien n’éclata.  Une grande dispute m’aurait pourtant été plus propice.  Mais non, je me contentais d’entrer dans un marasme absolu.  Nous jouions une cruelle et douloureuse partie de cache-cache.

Et puis, ce fut la période de Noël !  Entre les bûches et la Saint-Sylvestre, elle se décida enfin à boucler ses valises.  Le nouvel homme de sa vie, fervent client des salles de musculation, avait finalement choisi entre sa femme et la mienne.

A plusieurs reprises, je me suis trouvé sur le point de la démolir, de l’offrir à mon rival en pièces détachées, le visage défiguré.  Mais cette violence, pourtant si souvent active au fond de moi, n’est jamais arrivée à s’extérioriser.

Sans un mot, je l’observais donc remplir ses caisses et ses sacs.  Elle emporta hors de ma vie tout ce qui était elle.  La dernière fois qu’elle quitta l’appartement, elle voulut me dire quelque chose, je ne lui en laissai pas le temps, et refermai brutalement la porte derrière elle.  Tout était fini.

Je pensais être enfin libéré d’un poids qui m’oppressait depuis des mois, mais ce fut tout le contraire.  Un immense sentiment d’amertume et de gâchis s’empara de moi, il devint très vite un état de déprime profonde.

J’aimais toujours ma femme, et je l’avais laissée partir lâchement.  Je tournais en rond, je ne mangeais plus. Certains soirs je buvais à me rendre malade, le lendemain je filais passer ma nuit dans les endroits les plus glauques de la capitale.  Je me sentais devenir fou.

Finalement, l’appartement vide, les guirlandes dans les rues, la musique de fête, la bonne humeur des gens, tous ces éléments se liguèrent contre moi.  Ce furent des voisins qui me trouvèrent inanimé.  Je n’avais pas eu le cran de me pendre, ni même celui d’absorber une dose suffisante de médicaments, mais voulais-je réellement mourir ?

Je restai deux semaines à l’hôpital, puis, ma dépression s’approfondissant chaque jour davantage, les médecins jugèrent bon de m’envoyer dans un centre psychiatrique où les jours passaient inlassablement. L’hiver fut doux et pluvieux, et des jardins haut perchés de la clinique, je regardais les péniches qui glissaient sur la Meuse.

Durant ces deux mois, seul mon frère vint me voir quelques fois, il représentait ma seule famille.  Je ne reçus aucune visite de collègues, aucun geste, hormis la traditionnelle carte où chacun signe par obligation.  Le nom de Corentin ne s’y trouvait pas.

Après bien des traitements et des discussions, le psychiatre qui me suivait me jugea apte à reprendre une vie normale.  Durant plusieurs semaines, cet homme froid et distant m’avait appris à ne plus vivre désormais que pour moi, et pour moi seul.  D’après lui, il s’agissait de la seule issue valable dans mon cas, et je me résignais donc à suivre ses conseils sans me préoccuper du bien fondé de sa théorie. 

Pour commencer, j’emménageai dans un coquet petit appartement namurois, avec vue splendide sur la citadelle.  Je gagnais assez pour vivre à mon aise et m’offrir tous les plaisirs dont j’avais envie, et de préférence ceux qu’Isabelle ne supportait pas.  J’envisageais aussi de m’acheter un chat, un bon gros chat d’appartement.  Quant au divorce, mon avocat s’en occupait, je ne désirais plus avoir le moindre contact avec elle.

Et ce fut enfin le retour à l’école.  Dans la salle des profs, les autres m’accueillirent à bras ouverts.  Etaient-ils sincères ?  Je m’en moquais !  Je repris donc ma place, comme si de rien n’était, mais je sentais que quelque chose avait changé dans l’établissement.  Une ambiance lourde et inaccoutumée planait entre les professeurs, certains même paraissaient m’éviter, et Corentin n’était plus là.

Une semaine après mon retour, durant une récréation, ce fut Nathalie qui brisa le silence.  25 ans, prof d’Histoire sans histoire, pas vraiment jolie mais pleine de fraîcheur, Nathalie est une fille appréciée de tous.  Encore célibataire et sans liaison, elle aimait Corentin en silence.  Dès qu’elle se trouvait en sa présence, elle avait envers lui des regards qui ne trompaient personne.  Ce jour-là, elle voulait me parler, mais jugeant l’école non adéquate, elle me fixa rendez-vous après les cours à une terrasse voisine.

Nous parlâmes d’abord de choses et d’autres, je m’abstenais bien entendu d’évoquer mes problèmes.  Je compris bien vite qu’elle attendait de moi une question précise :

- Où est Corentin ?

- Il ne travaille plus dans l’école, il a même quitté Namur.

- Que s’est-il passé ?

- On l’a poussé dehors !

Je vis soudain naître des larmes dans ses yeux.  Elle soupira, comme si parler lui était pénible.

- Début janvier, une élève de cinquième a été surprise à vendre de la drogue dans les toilettes.  Corentin déteste tout ce qui touche de près ou de loin à cette saleté, mais il a pris malgré tout la défense de la fille.  Il ne voulait pas minimiser son geste, mais attirer l’attention sur la situation de profonde instabilité dans laquelle elle vivait, sa solitude, et le peu d’affection qu’elle recevait de parents pourtant largement nantis.  Sa démarche a déplu profondément à la direction et à la catégorie « bien pensante » des enseignants.  Des tensions sont nées entre les collègues, et il en était l’instigateur innocent.  Ensuite, des bruits furent lancés par les associations de parents, bruits hypocritement conseillés par les têtes dirigeantes.  En un mot, Corentin aurait été à la base de la présence de drogues dans l’établissement.  Son look et son attitude peu communs aidèrent la calomnie à l’enfoncer.  Des parents ont réclamé son renvoi, les enseignants se déchiraient, et les jeunes pour qui il se dévouait l’abandonnèrent.  A bout, il a présenté lui-même sa démission.

Nathalie marqua une pause dans son récit.  Elle regardait son verre posé sur la table.

- Il m’a écrit une fois, à moi qui suis restée bassement dans l’ombre de peur de perdre ma place.  Il me disait qu’il ne voulait pas te contacter afin de ne pas t’embêter avec ses problèmes, et il me proposait d’aller le voir.  Je n’en ai pas eu le courage, j’ai eu peur d’affronter son regard.  Il se trouve actuellement dans un petit village des Fagnes, Dourbes !

 ( A suivre...en librairie )

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