Le Droit au Rêve

sylvenn

Noires Heures - Essais

Les nuages blancs et duveteux. La joie enfantine, le soleil qui réchauffe nos cœurs jusqu'à les faire fondre en un seul. Le froid polaire des murs peints à la chaux sur cette île dérivant au milieu de l'océan. Comme un jeu vidéo de mon enfance, mais en vrai. Un héros tout de vert vêtu dérivant sur sa barque au gré des vents. Un moulin battant l'air de ses larges pales. D'étroits labyrinthes à n'en plus finir dans lesquels je me perds jusqu'à y perdre la raison, et j'adore ça. Une nouvelle surprise au détour de chaque croisement, le sentiment inquiétant mais si palpitant de ne jamais savoir.
Comme au cœur des lobes de mon cerveau où circulent à la vitesse de la lumière un flux continu d'informations qui colportent la douceur crémeuse des teintes alentour, du calme si reposant qui règne dans cette maisonnette dont les parois sont des soleils blancs et où l'air est une brise sans vitesse, une fraîcheur de la nostalgie. Tu l'entends, qui résonne entre ces murs de coton ? Les notes du piano qui s'enfoncent, rebondissent et nous reviennent plus belles encore qu'elles ne l'étaient en partant ! Elles se mélangent entre elles comme des jets d'acrylique sur la toile de la vie !
***
C'est de l'Amour que tu ressens dans chaque son, dans chaque bribe de souvenir, dans chacun de tes sens. Ça inonde mon cœur, ça désinhibe mon esprit et vient chatouiller mon sourire de gamin. La vie du passé s'invite dans le présent, et vient le transformer en une grande fête sans début ni fin ! La table sur laquelle j'écris n'est plus une table, elle est un bois de hêtre brillant de ses mille rainures à la lumière du jour qui se réverbère sur les vitres du restaurant. Mais ce ne sont plus des vitres, ce sont un écran diffusant la vie qui suit son cours, juste là au dehors, devant mes yeux embués par les larmes du rêve. Et le restaurant n'est pas un restaurant non plus ! C'est un cocon, un Univers à lui tout seul, qui se remplit au gré des sons qui pénètrent mes tympans depuis mon smartphone et remontent le long de ces écouteurs.
Mais désolé non, ce ne sont pas de simples fils mais un cordon ombilical relié au rêve qui me nourrit au sein depuis le jour où ma mère ne s'en est plus chargé. Et cette nouvelle mère me berce de mille mélodies, mes préférées, et c'est ainsi qu'elle subvient en toute simplicité au moindre de mes besoins. Cette musique et un stylo dans la main, que me faudrait-il de plus pour être heureux ? Un bouquin aux pages encore vierge comme aucune de ces femmes, coincées au dehors de mon cocon, ne saurait plus jamais l'être. Souillées par la saleté d'une vie sans ciel. Bloquées sous le toit de leur conformisme, elles hurlent : HODOOOOOOR !
***
Mes mots, ma musique, eux seuls décident de la texture que prendra ma vie. Ils en font ce que je veux, et je veux ce qu'ils décident.
Quand le cordon sera coupé, je ne bénéficierai plus d'aucune protection. Il n'y aura plus d'Univers. Les murs de mon restaurant-forteresse s'effondreront au sol comme un pauvre château de cartes. Plus de rêve. Mes songes seront inondés du flot d'une réalité vulgaire, grossière, fracassant tous les fragiles joyaux qui ont le malheur de se trouver sur son passage. Plus de souvenirs à chérir pour venir adoucir le présent d'un doux scintillement doré et rassurant. Le présent sera rugueux comme une falaise contre laquelle les mains s'écharpent ; le présent sera rêche comme une feuille de papier que l'on déchire. Il n'y aura plus la belle froideur givrée d'un pavillon flottant dans les cieux de mes souvenirs sépias et fantasmés. Il ne restera plus que la froideur moribonde, mordante et sans saveur de la vraie
vie ; les sonorités deviendront des bruits, les couleurs deviendront des données, la vie redeviendra la mort.
Et pourtant, c'est bien la vie. La vie sans artifice. La vie dénuée de ma propre touche de réalité… de la réalité que j'aime, celle que je peins avec mes émotions, que mes rétines projettent partout autour d'elles dans ce désert aride. Elle redevient la vie crue et cruelle.
***
Laissez-moi continuer de plonger toujours plus profondément dans ma bienheureuse sérénité ! S'il vous plaît, et même s'il ne vous plaît pas, épargnez ma sereine candeur ! Mais déjà je remonte à la surface : la serveuse m'apporte mon plat. Je dois manger. Je dois subvenir à mes autres besoins, ceux de ce corps que l'espace d'un instant j'avais oublié, pour mieux replonger. De cette prison d'os et de chair. Alors j'ôte mes écouteurs, j'émerge de mon océan, et déjà la froide réalité de l'air marin vient me gifler la gueule comme un réveil hargneux, intransigeant, gardien des portes de la réalité. Et on n'échappe pas à la réalité.

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