Le Faux
sylvenn
Il était sept heures du matin d'après la fausse idée que l'on se fait de notre temps sur Terre. Il éteint brusquement l'alarme de son smartphone où il avait travaillé durant des années à se construire un statut social factice. De fausses obligations s'imposaient à lui dans cette journée. Alors il se leva, s'habilla pour correspondre un minimum à la fausse idée que la société contemporaine se faisait de la beauté, se lava et se parfuma pour moins déranger la représentation biaisée que les gens se faisaient d'une bonne odeur, et entama enfin son trajet pour l'aéroport, où un avion le porterait vers une destination lointaine… qu'il espérait surtout éloignée du mensonge que l'on avait fait de la vie ici-bas, en France.
Ainsi il prit son courage à deux mains et ses clés à deux doigts, et ouvrit la porte d'entrée de son cocon de confort pour entreprendre de voler de ses propres ailes. Et de celles du Boeing 737. Evidemment, il avait déjà franchi le seuil de cette même porte) d'innombrables reprises ; mais là, c'était différent : il ne reviendrait plus dans ce petit univers de sécurité qu'il s'était confectionné pour mieux se mentir, mieux oublier la réalité du mensonge, l'évidence de la fausseté du monde qui le cernait. Les villes ? Les gens et les relations. Le travail et les loisirs. Tous ces gadgets qui confectionnaient à chacun une identité factice pour mieux se sentir intégré dans ce monde factice.
Une fois parvenu en bas de son immeuble, il fit ses adieux à ce casier à mini-univers et se lança dans sa course à la liberté. Pour atteindre la navette sensée l'amener à bon aéroport, il se noya dans un labyrinthe de ruelles, de routes et de places où affluaient, comme toujours, des milliers de fantômes. Les coquilles vides qui autrefois – dans leur toute tendre enfance – avaient abrité une personnalité pure, vraie et lumineuse. Mais aujourd'hui, ils n'étaient plus que des âmes errantes. Leur nouvelle identité, celle que le modèle actuel avait choisie pour eux, était celle d'un consommateurconsommable-lambda.
En entrant dans le bus, il alla s'installer à côté d'une de ces conso-conso. Ses yeux mornes étaient nonchalamment rivés sur Tinder, où elle faisait ses courses de consommables. De l'autre côté de l'allée centrale – fait assez rare pour être mentionné – deux sans-visage discutaient entre eux. Ils semblaient faire connaissance, ou plutôt chercher un moyen de tirer profit l'un de l'autre. Quel est son travail ? Connaît-il des gens utiles ? Est-il en possession d'informations qui m'intéressent ? Bref, peut-il me servir à quelque chose ? Quelques minutes plus tard, les deux interlocuteurs avaient puisé tout le jus l'un de l'autre. Desséchés, ils laissèrent le silence et l'indifférence reprendre leur place habituelle et prépondérante.
En jetant un coup d'œil par la fenêtre, il pouvait voir défiler tout ce que l'Homme avait fait de la Nature. Au-delà des routes, des zones pavillonnaires, des zones HLM, des zones industrielles et des zones de shopping – tous des amas de béton revêtant différentes formes – il n'en avait fait qu'une seule chose : une ressource. Les derniers arbres, plantes et pelouses qu'il voyait défiler n'avaient ici leur place que parce qu'ils étaient nécessaires à garder les citoyens éloignés de la folie. La Nature n'était plus naturelle. Elle était des parcs, des jardins. Taillés, transformés, maîtrisés. Tout juste tolérés dans la faiblesse de leur utilité. Une usine est productive, une fleur ne l'est pas. Si elle l'était, on l'entasserait par millions dans un champ comme on avait entassé des juifs dans un camp, et tout ce qui nuirait à sa productivité serait immédiatement éliminé. Même si cela devait coûter la vie d'insectes. D'oiseaux. D'animaux sauvages. D'Hommes.
La fille sortit du bus trois arrêts avant lui. Elle se leva et se glissa devant lui pour rejoindre l'allée centrale et partir vivre son ersatz de vie. « Pardon ». On lui avait appris la politesse. Comme tout le
monde, elle s'en servait pour mieux faire exécuter l'ordre qu'elle donnait dans sa tête : « Laisse-moi passer connard, ça te trouerait le cul de te pousser ou quoi ? ».
L'espace d'une fraction de seconde, il eut alors le loisir de contempler son cul à travers le minishort rouge en chinon qui lui servait… de vêtement. Ou de packaging. C'était la meilleure façon qu'elle avait trouvé de se vendre, mais aussi d'avoir accès à des consommables masculins de meilleure qualité. Quand on a compris que tout n'était que consommation au point de baigner dedans inconsciemment, on adopte instinctivement le comportement adapté. Plus besoin de temps pour faire pousser sa fleur : engrais, pesticides, tuteur. Tout est faux, artificiel, mais pourquoi perdre tant de temps à fabriquer du vrai ?
Elle descend du bus. Intérieurement, elle pleure. Elle sait qu'une pauvre application ne lui dégotera jamais le mec idéal. Celui qui l'aime pour ce qu'elle est. Elle n'a pas conscience qu'elle n'est rien. Cette fleur n'est que du vide emballé sous plastique. En ville, on ne trouve que de fausses roses trop rouges et trop droites. Les vraies roses se cachent dans les derniers retranchements de la Nature, là où le Soleil brille encore.
Lui non plus n'est rien. Il est faux, comme tout et tout le monde, mais il s'en est soudainement rendu compte. Il espère que le voyage comblera son vide, l'emplira de quelque chose, peu importe quoi. Mais ça ne fonctionnera pas. Alors il bougera encore davantage, jusqu'à l'épuisement mental et physique. Il cherchera le vrai en lui, et autour de lui. Peut-être un jour réalisera-t-il que le vrai est partout, en lui comme au dehors. Il aimerait rencontrer quelqu'un de vrai, mais la vérité n'existe plus quand on ne perçoit que le mensonge. Peut-être demain matin, en ouvrant la porte de son cocon, il percevra la lumière de cette vérité qui l'attend dehors depuis si longtemps. Alors il saura la révéler au-delà de cet accoutrement ridicule que l'humanité lui a imposé.