Le feu

madamev

Le savoir n'est pas toujours là où on le croit.

La mère Mompré était connue dans tout le village pour un don particulier. Elle “touchait le feu”. Elle avait le pouvoir d'apaiser la douleur d'une brûlure, et même de la guérir, quand c'était pris à temps. Tout le monde le savait. On n'en faisait pas grand foin, c'était comme ça. Les gens venaient la voir.

Elle avait perdu son mari, ses cinq fils étaient partis au bourg, et elle vivait avec sa très vieille mère. La grand-mère Mompré était  en deuil depuis toujours, cassée en deux, les mains crochues. A la regarder si ravinée on ne pouvait imaginer qu'elle aie eu un jour vingt ans. Elle ne parlait que patois, les enfants ne la comprenaient pas. Elle vivait près du feu, lisait des romances apportées par le bibliobus, se nourrissait de café au lait.

Quand l'aîné de la mère Mompré est arrivé avec la jolie Martine Laville, toute en blondeur et fraîcheur, en annonçant qu'ils attendaient un enfant, elle se réjouit de leur mariage, qui devrait se faire vite compte tenu des convenances.

Du côté de chez Martine on prenait moins bien les choses : sa famille, installée dans la ville voisine, tournait autour d'un dieu soleil, son père, médecin et issu d'une famille de médecins. On espérait mieux pour Martine qu'un fils de paysan, mais comme l'enfant était là, il fallait bien les marier.

La petite fille qui naquit partagea le début de sa vie entre deux familles qui ne s'entendaient pas, d'ailleurs elles ne se voyaient jamais. Chez la grand-mère Laville on lisait en silence, on mangeait du rôti, et des croissants le dimanche. Chez la grand-mère Monpré on cousait, on tricotait, on préparait des oeufs au lait. Il y avait des poules et des lapins.

L'accident arriva alors qu'elle faisait ses premiers pas. Assise sous la grande table de la cuisine Mompré, elle vit s'approcher ce qui l'attirait depuis des jours : les pompons cousus sur les charentaises de la Grand Mémé Mompré. Elle glissait sur le sol dans ses chaussons, sa robe noire battant ses mollets. La petite fille qui marchait tout juste se jeta sur les pompons, les mains en avant, en riant déjà.

La vieille qui tenait une casserole de lait bouillant poussa un cri d'effroi, et le lait vola à travers la cuisine. L'enfant ébouillantée hurla de douleur, et tout d'un coup tout le monde s'affolait, sa mère la saisissait et se précipitait dans la rue vers sa voiture, repoussant sa belle-mère qui les mains en avant voulait toucher l'enfant.

Le grand père médecin appliqua des onguents, du tulle gras, donna des calmants à l'enfant qui finit par s'endormir.

Elle mit longtemps à guérir, marquée à vie, brûlée au visage, à l'épaule, et dans le dos. Elle fit des séjours à l'hôpital, eut des greffes, au fil du temps les traces s'atténuèrent, sans jamais disparaître totalement.

Elle ne retourna pas chez sa grand-mère Monpré. L'arrière grand-mère s'en voulut tout le reste de sa vie, qui fut longue, on l'enterra dix ans après, presque centenaire.

Devenue jeune fille, elle voulut être médecin, comme son grand-père. Avant d'entrer à la faculté elle passa les grandes vacances à la Baule, avec des oncles, des tantes, des cousins Laville. Un soir le petit Jérôme revint de la plage en larmes : un coup de soleil cloquait déjà sur ses épaules, il avait passé trop de temps sur le bateau. Elle posa ses mains sur la plaie brûlante, et appuya. En quelques minutes le coup de soleil s'atténua sous sa pression. Elle touchait le feu. Elle l'avait toujours su, et elle venait de le découvrir.



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