Le fil du rasoir
Flo Hamm
Je m'appelle Romain, j'ai 27 ans et je suis atteint de DIL : Déficit d'Inhibition Latente.
Si vous vous posez la question, l'inhibition latente est cette faculté qu'a le cerveau de faire abstraction de tout un tas de petits stimuli inutiles à notre perception. Vous comprendrez donc qu'un déficit d'inhibition latente, c'est quand cette faculté est amoindrie et que de fait, le cerveau reçoit une masse d'information superflues.
Imaginez vous à un dîner, auprès de plusieurs personnes, et dans lequel plusieurs conversations sont tenues par différents interlocuteurs. Vous parvenez à suivre la discussion qui vous intéresse sans être dérangé rien qu'en regardant la personne qui vous parle. C'est parce que les yeux peuvent indiquer au cerveau d'où provient le son intéressant, et c'est ainsi que le cerveau inhibe, de manière totalement inconsciente les autres bruits.
Chez la plupart des personnes, un DIL conduit à la psychose. En effet le cerveau étant littéralement surchargé par un excès de données, il finit par perdre les pédales et ne plus tourner très rond.
Cependant, lorsque la personne affectée à un QI élevé, le DIL peut faire d'elle un véritable génie. De plus rares personnes comme moi, sont sur le fil du rasoir. Je suis à la fois capable de gérer ces stimuli mais dans le même temps, je suis rongé par cette impression d'entendre tout un tas de bruits imaginaires et d'être cinglé. Malheureusement ces bruits sont bien réels, c'est même exactement ce que je peux leur reprocher, le problème c'est qu'alors que la plupart des gens n'y prêtent aucune attention, je les entends comme si je n'écoutais que ça.
Je suis ingénieur mécanicien depuis quatre ans mais je ne travaille pas, du moins je ne travaille plus.
Fraîchement diplômé, j'ai été recruté par la filiale sportive d'un grand constructeur moto japonais, ce qui était le rêve de chaque étudiant de ma promo. Dans le domaine mécanique, faire partie d'une équipe de Moto GP, c'est presque le Graal.
Cependant, malgré cette chance, je ne suis pas allé au bout de ma période d'essai. Je crois que le monde du travail n'est vraiment pas fait pour moi.
Sans revenu, je vis chez mes parents et je dois reconnaître que le fait de trouver le réfrigérateur rempli et le fait de déposer du linge sale pour le retrouver propre et repassé, c'est un confort dont je n'ai aucune envie de me passer.
J'ai peu d'amis, je n'ai jamais apprécié la compagnie des autres. En fait, mes seuls amis, je ne les vois que là ou je les ai rencontré, sur un jeu vidéo en ligne.
Jouer à ce jeu est salvateur, c'est d'abord pour moi la possibilité de tisser un lien social avec des personnes capables de me comprendre.
Mais pour moi, jouer en ligne est avant tout une soupape qui me permet de nourrir mon cerveau et ainsi le distraire de ces bruits ambiants, de ces migraines oculaires et plus généralement de tout type de stimulation inutile.
Optimiser un personnage dans ce genre de jeu passe par de fastidieux calculs mathématiques. Il existe de nombreuses variables qui régissent le comportement d'un avatar et qui, maîtrisées, changent la donne à coup sûr lors d'un affrontement.
Il en découle un feu d'artifice de fonctions et de probabilités qui explose sous mes yeux lorsque je combat un adversaire et qui monopolise assez mon cerveau pour que, durant ce temps, je ne me sente plus esclave de cette masse de données qui arrive en permanence.
Durant toutes mes années de jeu, j'ai mené mon personnage à un niveau d'optimisation rarement atteint, si bien que je suis aujourd'hui considéré comme l'un des tout meilleurs joueurs.
Certaines personnes pensent que je gâche ma vie. Non, en fait tout le monde pense que je gâche ma vie. Cependant, passer son temps avec ses amis et profiter d'un passe temps quasi thérapeutique est-il bien plus honteux que de passer ses soirées à manger des chips, seul devant BFM TV ?
Les jeux vidéo ne sont pas éternels. Je joue depuis 10 ans au même jeu et depuis un moment je vois que la population en ligne se réduit fortement.
Il est probable que dans quelques mois, les développeurs ne proposent plus de nouveau contenu, ce qui accélérera la fermeture du jeu.
Je vais devoir apprendre à faire sans ma soupape. Je vais devoir vivre sur le fil du rasoir.