Le fils prodigue
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Tomek Dziano
le fils prodigue
Réalisation : Écriture Plurielle, août-septembre 2012
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POLOGNE
[ Instantané 1
Finalement ]
Je suis né le 14 mars 1967. Le même jour qu'Albert Einstein.
Mais tout a vraiment commencé quand j'avais quatorze ans et que je suis parti de chez moi.
L'histoire de mon enfance est marquée par le conflit familial. Ma mère est morte quand j'avais neuf ans, en pleine procédure de divorce. Cette situation était complexe. Ensuite, je suis resté avec mon père, qui ne s'occupait pas de moi : il était toujours pris dans son travail de géomètre. Il ne trouvait jamais de temps. Je savais bien qu'il aurait voulu, mais c'est comme ça, il n'y arrivait pas, et les choses n'ont fait qu'empirer avec le temps.
Alors un jour, je me suis échappé de la maison. Pendant cette fugue d'une année entière, j'ai dormi chez les autres, je menais la vie d'un vrai hippie avec tous les attributs imaginables. J'avais toujours fréquenté des gens plus âgés, plus ancrés dans la vie réelle, plus autonomes aussi. En même temps, je commençais à jouer, mais bien occupé à découvrir le monde, je n'étais pas suffisamment motivé pour la musique.
À cette époque, au début des années 80, on écoutait beaucoup de blues et de rock. Les gens de l'ouest s'imaginent à tort la Pologne comme un pays de sauvages et pensent que la musique subissait le clivage de la guerre froide. Au contraire, les diffusions radiophoniques étaient très ouvertes à l'international, éclectiques et intéressantes. Je me rappelle une émission de radio, « Bielszy Odcień Bluesa ». C'est comme ça, par hasard, que j'ai découvert des morceaux incroyables, et en particulier l'un d'eux : l'interprétation était si complète qu'au début, j'imaginais un groupe de trois Blacks . En fait, le musicien était tout seul, et blanc : il tapait sur sa guitare, il battait du pied, il faisait tout et il s'appelait John Hamond. J'écoutais aussi un musicien polonais, Tadeusz Nalepa, qu'à quatorze ans, j'adorais, même si au début, je ne collais pas d'étiquettes : je ne savais même pas que c'était du blues. Il chantait en polonais, avec un parolier spécial, ce qui donnait des chansons assez bien écrites. Aujourd'hui, je sais que cette musique m'attirait parce qu'elle sonnait vraiment authentique. C'était sincère, ça s'entendait, et les mots se rapportaient à une histoire personnelle, ils ne servaient pas seulement d'alibis.
En fier autodidacte, je n'ai jamais pris de cours. Pour mes quinze ans, c'est mon cousin qui m'a offert ma première guitare. Cet homme va maintenant sur ses soixante-cinq ans et je l'estime toujours particulièrement. C'est grâce à lui que j'ai découvert Elvis Presley, et les Beatles. Le reste de ma classe, à l'école, me trouvait bizarre : les élèves, facilement fans des Bee Gees, des Beach Boys, d'Abba ou de musique italienne, étiquetaient automatiquement comme « ringards » ceux qui s'intéressaient aux mêmes groupes que la génération d'avant ! Mais peu m'importait : moi, je trouvais cette musique tellement chargée en émotions. Déjà, à cette époque-là, j'étais à part des autres : je me sentais aussi flegmatique et social qu'un koala haut perché, qui veille à ne pas tomber de son arbre.
[ Instantané 2
Incidemment ]
Malgré mes débuts difficiles, j'ai fini l'école obligatoire. En Pologne, la répartition scolaire était différente : les huit années de « primaire » obligatoires (et encore, on venait d'en raccourcir la durée : avant, elle durait dix ans !) débouchaient sur le lycée général ou professionnel. C'est encore par hasard que j'ai réussi les examens d'entrée du lycée technique en électronique. J'ai choisi une école de Leczyca, à quarante kilomètres de ma ville natale, surtout pour des raisons géographiques, avec l'objectif de m'éloigner de la maison. L'internat que j'avais ciblé incidemment me permettait de dormir loin de chez moi, puis, dans la journée, je prenais le train pour Łódź, sans ticket bien sûr, pour rejoindre les amis de ma ville natale, des adolescents issus eux aussi de familles à problèmes. Aujourd'hui, je réussis même à en contacter certains grâce aux réseaux sociaux. On s'amusait, on faisait des bœufs, dans l'ambiance chaleureuse et optimiste du rock des sixties.
En même temps, il faut bien savoir qu'en Pologne, les plantations de pavot ne manquaient pas, ce qui arrangeait carrément le gouvernement. Entre la vodka, la propagande à la télé et les stupéfiants, on n'avait que l'embarras du choix. Il n'y avait rien à faire d'autre du tout. Aucune astuce pour vivre, pour découvrir le monde. A part aller au cinéma de temps en temps éventuellement. Pas grand chose non plus dans les magasins. Ce n'était pas le « communisme » mais un régime imposé par la Russie, ni même le « «socialisme » mais une dictature, un système mafieux qui dure encore.
C'est dans ce contexte-là que les concerts de rocks se sont développés. On se la jouait vraiment « baba cool », jusque dans la consommation d'héroïne. La drogue m'a laissé des traces assez fortes : je me suis abîmé physiquement et je le paye encore aujourd'hui. Pour deux années de trips, j'en ai passé une dans une communauté « Monar » de désintoxication. La cure consistait à prendre en charge tous les travaux de la ferme en autogestion, à côté d'Opole Izbycko. Avec le recul, franchement, cette expérience douloureuse a été bénéfique. Elle m'a ouvert les yeux sur moi -même et sur les gens.
À dix-sept ans, j'étais libre : je pouvais commencer à jouer et à boire de la bière.
J'étais devenu directement adulte.
Je me suis mis à bourlinguer dans les festivals. Le pays commençait à bouger. On sentait un timide début d'ouverture vers la libération de la Pologne. Ça allait doucement car les dirigeants tenaient ferme de peur qu'un mouvement trop radical éclate.
Beaucoup plus tard, en France, je suis devenu gentil. J'ai coupé mes cheveux.
[ Instantané 3
Franchement ]
La musique m'est venue avec la majorité. À ce moment-là, je vivais chez ma grand-mère qui avait trouvé moyen de me réintégrer à un quotidien plus traditionnel, comme une espèce de fils prodigue. Pour autant, ses généreuses intentions ne la protégeaient pas des remontrances de son fils -aiguillonné par les voisins, qui trouvait sans cesse à redire à la situation sous prétexte de « normalité ». Je gratouillais vaguement. Quoique. Je m'étais fait embaucher je-ne-sais-comment par un groupe professionnel, qui s'appelait « Phantom Punk » : de la musique New Wave vraiment bien. On jouait dans les festivals, dans les MJC, ou dans les clubs de quartiers. Les bars, quant à eux, tablaient plutôt sur la guinguette avec des chansons populaires, pas sur le rock. Maintenant, tout ça a bien changé.
Malheureusement, je me suis fait virer des Phantoms pour une raison totalement indépendante de ma volonté.
En 1981, la tension montait en Pologne, surtout avec Solidarność. Le groupe avait décidé de répéter pile le 13 décembre. Or, ce matin-là, quand j'ai allumé la télé, l'écran neigeait et ne diffusait plus rien. Des tanks militaires passaient dans la rue. Tout était coupé, même le téléphone. J'ai eu beau insister pour me rendre au rendez-vous avec mon groupe, ma grand-mère m'a interdit de sortir où que ce soit : la guerre venait d'éclater, ou plus exactement, Jaruzelski venait de proclamer l'état de guerre. Deux semaines plus tard, j'apprenais que ce n'était plus la peine de me présenter avec le groupe, puisque je n'étais pas capable de venir répéter quand il fallait.
J'ai essayé l'harmonica, peut-être pas mal, mais sans rien d'extraordinaire. C'est un instrument comme un autre, il faut jouer souvent pour être bon.
Ma première chanson, en polonais, ne m'a franchement laissé aucun souvenir, sauf le titre : Kroki na Bruku, des pas sur les pavés. Une histoire de potes qui rentrent le soir, un peu éméchés. Je ne la trouverai jamais bonne.
C'était juste un moment,
un instantané.
EN ROUTE
[ Instantané 4
Apparemment ]
Pendant deux ans, j'ai vécu en Allemagne à côté de Kassel à Bad Wildurgen, à Hessen. J'en garde un excellent souvenir, pour l’accueil et l'hospitalité. Sauf qu'au moment où j'avouais ma nationalité, ça créait un drôle de malaise ; je crois que les jeunes Allemands se sentaient vraiment coupables de la seconde guerre mondiale. J'ai vite compris que ce n'était pas la peine d'évoquer mes origines et je disais que je venais de Corée du Nord.
« Ah ouais, et comment ça se passe, là-bas ?
-Ben, c'est la vie , j'ai pas choisi, c'est comme ça ».
Dès que j'en ai eu la possibilité, je me suis rendu à Berlin Ouest, le premier endroit où on pouvait aller sans visa, un coup de chance en exclusivité pour les Polonais. Même les Allemands de l'Est ne pouvaient pas traverser librement le Rideau de Fer ; mais nous, les Polonais, on passait sans problème. C'était la politique. Et en ces temps-là, la RDA avait un sacré régime !
Squatteur à Berlin à Oranienstraße, dans le quartier populaire de Kreuzberg, au milieu des chiens errants, à mille lieues de prévoir l'effondrement du bloc communiste, j'ai vu tomber le Mur. Au début, les Berlinois étaient tous contents de cette chute immédiatement mythique : pas mal de familles se réunissaient, les amis se cherchaient, apparemment se retrouvaient. Au début, ça a été un joyeux délire, une fête pas possible. Les bars servaient gratos, jour et nuit. Les Allemands de l'est mettaient un sacré bazar, les autres rigolaient ! Mais en fait, ils ont déchantés très vite en mesurant les écarts de mentalité. Au bout de trois jours, toute la différence entre les gens de l'Est et de l'Ouest, dans la façon de se comporter, de s'habiller, etc, sautait aux yeux. Les gens de l'ouest, très corrects, trop tendus, changeant de jeans tous les matins, flashaient de propreté, face à une sorte de débarquement de l'armée russe ! Alors, une fois revenus de la joie délirante de la réunification, ils étaient là : « Scheise, scheise ! » Ils s'apercevaient tout d'un coup que quarante ans d'occupation, ce n'était pas rien.
Depuis, l'eau a coulé sous les ponts. Je me dis qu'au XXIème siècle, ce malaise-là n'existe plus.
[ Instantané 5
Évidemment ]
Pourtant, en Allemagne, je me sentais ni d'un côté, ni de l'autre , pas à ma place tout simplement, comme un extraterrestre. En débarquant aux Pays-Bas, cette impression a disparu ; j'aurais même pu m'y arrêter quelque temps. Pourtant ce n'était qu'une étape : à Amsterdam, nous avons rencontré les copines qui allaient nous emmener plus loin, en France, et même directement à Lyon.
Les Hollandais sont tellement ouverts, ils parlent trois langues, ils savent communiquer. L'envers de la médaille, c'est qu'ils sont très nationalistes. À celui qui s'attarde un peu trop dans sa route, ils font ressentir avec plus ou moins de tact qu'il est seulement invité. Évidemment, il m'est arrivé que quelqu'un me dise tout à trac :
« Et quand est-ce que tu retournes chez toi ? »
D'un autre côté, je ne suis pas du genre à me raccrocher à tout prix aux communautés polonaises. Au contraire, je les ai toujours évitées. En Allemagne surtout, il fallait fuir ces groupes de la pire espèce, qu'on ne rencontrait même jamais en Pologne. Je me souviens encore de ces voleurs du dimanche qui, à quatre-vingts kilomètres de la frontière, venaient faire leurs mauvais coups de racaille. Celui qui ne trouvait plus sa voiture sur un parking de Berlin pouvait être tranquille : elle était déjà garée en Pologne.
Au moment, où j'ai quitté mon pays natal, l'atmosphère était très spéciale. C'était un pays en état de changement, entre une espèce de communisme -ou plutôt de régime imposé par l'Union Soviétique- et ensuite, directement, un capitalisme sauvage, déjà gagné à la mafia. Cette tension me faisait déjà peur à l'époque.
En attendant, parfois, c'est moi qui avait honte d'être Polonais.
[ Instantané 6
Accessoirement ]
Toujours complètement par hasard, je suis arrivé en France grâce à la petite amie du batteur du groupe. Elle faisait ses études à Lyon et nous a invités tous les trois, son percussionniste, le contrebassiste et moi.
De l'atmosphère lyonnaise, je me souviens de l'absence totale de pression et de la sensation de liberté.
N'empêche que je ne comptais pas en rester là. J'étais alors persuadé que le blues m'emporterait jusqu'aux États-Unis d'Amérique. Je me suis donc débrouillé pour déposer aussi tôt que possible une demande de visa avec l'appui un ami de longue date, moitié polonais et moitié japonais (en particulier de nationalité). Lui était déjà sur place, à New York, comme programmeur. Il ne me manquait que le visa américain, m'autorisant la traversée de l'Atlantique. Je me suis pointé la veille au soir devant le consulat, pour être dans les premiers à l'ouverture des bureaux. J'avais tout ce qu'il fallait, l'invitation, la caution de 5000 dollars, tous les formulaires, mais on n'est jamais tout à fait tranquille avec les services administratifs. Quand je me suis présenté au guichet, le consul m'a regardé froidement :
« Nous, les musiciens, ça ne nous intéresse pas. » et accessoirement, il m'a collé un tampon dans le passeport. Avec une marque pareille, il était impossible de formuler une autre demande pour un séjour aux États-Unis pendant deux ans. J'étais sonné, je me sentais comme quelqu'un qui ne vaut pas grand-chose...
Je me le suis tenu pour dit.
Pour couronner le tout, l'administration polonaise a importé à Lyon sa réglementation soviétique: il fallait payer cinq cents francs pour s'enregistrer comme résidant en France. C'était la goutte d'eau : puisque la France était un pays libre, j'ai demandé la nationalité, non pas pour les possibilités qu'elle offre, mais pour me sentir chez moi.
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Plusieurs années plus tard, j'ai enfin entrepris ce « voyage interdit » en Amérique, toujours sur l'invitation de mon ami pour respirer enfin cet air de liberté rêvée. Cela dit, il faut être millionnaire pour habiter là-bas, à cause du chômage et de la crise qui prennent sur place des dimensions impressionnantes. De plus, les musiciens ne sont pas spécialement accueillis les bras ouverts. Lors de mon séjour, j'ai à peine trouvé trois ou quatre dates, et encore, très mal payées. Obtenir cent dollars pour une soirée entière, c'est un coup de maître. De toutes manières, je n'y allais pas pour la gloire ni l'argent, mais plutôt pour retrouver cet ami aux multiples talents : informaticien, inventeur de guitares, photographe... Puis, pour tout dire, la ballade à Haight-Ashbury jusqu'au Golden Gate Park reste un pèlerinage incontournable des ex- hippies.
En 2009, j'aurais pu choisir de rester.
Mais là, j'ai pris un air distant :
« Franchement, ça ne m'intéresse pas du tout. Peut-être que certaines choses ne sont pas mal, mais ce système libéral est invivable. »
FRANCE
[ Instantané 7
Occasionnellement ]
Paris me faisait rêver, comme tous les touristes ou les fêtards. Cependant, dès ma première tentative d'installation, j'ai senti tout de suite que ça n'allait pas être possible. Je voulais avoir mon propre appartement. C'est ainsi que je me suis retrouvé à visiter un quatorze mètres carrés : pour ouvrir le frigo, il fallait plier le canapé. M'adapter à cette exiguïté était inconcevable pour moi qui venais d'un certain confort, et qui avais vécu toute mon enfance dans de vrais espaces.
Bizarrement, à Lyon, je me suis senti tout de suite comme chez moi. On ne m'a jamais fait ressentir que j'étais un étranger, même si, quelque part, je recherchais constamment mon identité – ce qui est encore vrai aujourd'hui. Les lyonnais font preuve d'une grande tolérance envers les étrangers parce qu'eux-mêmes le sont aussi, la plupart du temps : il y a beaucoup d'immigrants, de gens d'ailleurs, originaires des campagnes alentour ou de pays plus lointains. Je suis un « Polak » et j'habite ici : ils n'y voient ni contradiction, ni inconvénient.
À mon arrivée, je parlais anglais. Sauf qu'en France, en 1990, j'étais le seul. Personne ne s'exprimait autrement qu'en français, hormis dans certains bars peut-être, fréquentés par des Anglo-saxons. L'avantage de cette caractéristique de la société française, c'est d'obliger les nouveaux arrivants à apprendre la langue. Je dois souligner le rôle particulier qu'ont joué les petits épiciers de nuit. Ils me roulaient à chaque fois, en voyant que je ne savais pas bien compter. Je prenais pour quinze francs de courses et une fois en caisse, ils m'en annonçaient trente-cinq ! Il a donc fallu que j'apprenne vite fait à protester et argumenter. La méthode la plus efficace que j'ai trouvée, ca a été de m'inscrire dans un dispositif pour les travailleurs étrangers. Pendant trois mois de cours hebdomadaires, on m'a enseigné les bases de la langue. J'aurais bien voulu continuer et passer au niveau supérieur mais c'était impossible : « Non, non, non, vous parlez suffisamment bien. Vous n'avez qu'à aller à l'Alliance française ». Autant me claquer la porte au nez : débourser trois mille francs par mois dépassait nettement mes capacités de trésorerie. Cette attitude a quelque chose de choquant : si on pleure sur l'intégration des étrangers, il faut bien commencer par leur enseigner la langue, l'histoire et la culture du pays. En Allemagne, ils ne lâchent pas les étrangers qui s'installent là-bas, ils leur en font baver mais au final, les immigrés parlent aussi bien que les Allemands... et peut-être même mieux ! Pour ma part, j'ai appris le reste tout seul, occasionnellement, en lisant et en regardant la télé.
Résultat : depuis vingt-deux ans, je fais toujours des fautes en français, je chante en anglais et j'aime la cuisine polonaise.
[ Instantané 8
Bizarrement ]
M'installer en France était un vrai choix positif, même si j'ai vécu des hauts et des bas. C'est l'histoire de l'immigration : il y a des transitions douloureuses. À une époque, Lyon m'oppressait. J'étais coincé par l'échec de mon mariage. Je restais seul, sans racines, je ne me sentais chez moi, ni ici, ni ailleurs et je me reprochais de ne pas être au bon endroit. La ville était trop petite.
Vivre ici ne m'empêche pas de garder des liens avec mon pays natal. Pourtant, il me serait difficile de décrire les gens de là-bas. Les mentalités sont très diverses, suivant les régions. Par exemple, mon amie de Stargard Sczczecinski pense à l'allemande, ce qui peut s'avérer vraiment très spécial dans certaines situations. Quant à moi, j'appartiens à la Pologne centrale , à cent vingt kilomètres de Varsovie. Je comprends qu'on peut ressentir ce pays comme un peu arriéré quelque part, sans vouloir être péjoratif, comme quand on regarde les bisons de la réserve naturelle de Puszcza Białowieska : c'est magnifique et hors du temps.
Il arrive qu'Arte montre des reportages sur la Pologne sauvage. Généralement, on choisit la région des Mille Lacs, la Mazurie, un chef-d’œuvre de nature, plus ou moins envahi par les consommateurs de tourisme. À regarder de tels documentaires, j'éprouve un plaisir nostalgique, comme au souvenir d'un âge d'or. Je ne suis pas très patriote, mais je trouve ça beau. Nonobstant, je sais que je ne pourrais pas vivre en Pologne. J'y suis complètement décalé. Je n'y ai plus de famille ; ou plutôt, mon cousin et mon oncle sont les seuls avec qui je suis resté très soudé. Lors de mon dernier séjour de deux semaines, au printemps, j'ai pensé que j'allais craquer, à force de ne pas savoir quoi faire. Mes amis, accaparés par leur travail, n'avaient que quelques heures éventuelles à me consacrer en fin de semaine. Et pour quoi se dire ? Alors, je comptais les heures avant mon vol de retour, mon billet d'avion pour le vol 185 en évidence, les yeux rivés sur l'horloge de mon portable !
Quant à partir en tournée en Europe centrale, dans les régions que j'aime, c'est une idée qui m'a aussi traversé l'esprit... et laissé le souvenir cuisant d'une escroquerie caractérisée. Le responsable du club de blues où mon groupe assurait la soirée, m'avait promis une somme par téléphone. Je n'avais pas trop négocié, déjà, pour arranger mon compatriote. À la fin du concert, il a annoncé : « Je n'ai que la moitié du cachet, si tu veux, tu peux me tuer . » Pour lui aussi, le blues, c'était un bizness risqué ; mais au point d'en arriver là, je ne le croyais pas. Bref, j'ai payé les musiciens de ma poche pour qu'on n'en parle plus et j'ai résolu, à l'avenir, de laisser au manager le soin de rédiger le contrat en bonne et due forme, sans état d'âme !
Sinon, je trouve les Polonais un peu nonchalants. En voyage, je me fais remarquer. Quand je prends un taxi, le gars me dit : « Vous venez d'où ?
- D'ici, bien sûr !
- Ne m'embrouillez pas : j'entends bien que vous ne parlez pas comme tout le monde !
Il faut savoir parler argot. Et moi, depuis le temps, j'emploie une langue simple, sans mots de provenance française ou anglaise. C'est un comble : faute de connaître les modes linguistiques, je me sens comme un étranger dans mon propre pays.
Je me console en Ardèche, à Alba-la-Romaine. La nature ne s'encombre pas de frontières.
[ Instantané 9
Forcément ]
Le blues, ça ne se précise pas ; ce sera toujours quelque chose de variable.
Immigrants tourne la page des quinze ans de Street Blues, mon groupe initial. J'écris toujours mes textes en solitaire, souvent en me promenant, au Parc de la Tête d'Or comme ailleurs. En duo ou trio, on reprend tout ensemble et au feeling, on voit ce qui marche ou pas. On improvise beaucoup à partir de la structure répétée. Éventuellement, on sait combien il y a de couplets, mais j'en rajoute autant que je veux quand je pars « en live »...
En concert, j'essaie de rester critique avec moi-même : la lucidité est le seul moyen de progresser. Les festivals de ma jeunesse étaient placés sous le signe de l'enthousiasme. Aujourd'hui, je porte un regard plus distant, je vois mes défauts, ce qui n'est pas toujours plaisant. Après chaque prestation, j'ai certaines révélations. J'analyse, trop peut-être. Des évidences me frappent. Je définis ce qu'il faut améliorer pour la fois suivante, comme mon comportement sur scène par exemple. Il arrive que les autres musiciens me fassent la morale ; il arrive que je me reproche tout seul une préparation insuffisante, surtout juste avant qu'on se produise. En même temps, je me dis que, justement, ça sert à ça, le stress !
J'apprends à aimer la solitude , dans mon appartement villeurbannais. Je compose, je joue, j'évolue dans un cercle éclectique d'amis parfois artistes. Je fais de temps en temps des rencontres amoureuses, que j'ai souhaitées impatiemment mais que j'élude quand elles deviennent trop étouffantes. Je transforme le mélange de mes sentiments en matière à chansons.
Avec tout ça, je n'ai jamais réussi à garder une bonne guitare de ma vie. Et vu ma façon de m'y prendre au quotidien, ce n'est pas près de changer. Chaque fois que j'ai réussi à m'offrir une Gibson 335, j'ai dû la revendre précipitamment. C'est quelque part l'histoire d'un sabotage.
Mais quoiqu'il arrive, forcément, je vais continuer à jouer : c'est ma joie et ma fierté.