Le gang des hortensias
benjamin77
Quand j'ai traversé le jardin pour aller jeter les épluchures au compost j'ai bien vu que quelque chose clochait. Ça se situait quelque part sur le trajet qui va de la terrasse à l'abri de jardin. J'ai refait le chemin à deux reprises puis je me suis arrêté net, c'était là, flagrant, entre le moulin miniature et la naïade en plâtre, un salopard avait ratiboisé le massif d'hortensia.
_« C'est du beau travail, propre, coupé au sécateur» avait dit Jacqueline en plissant les yeux comme un flic sur une scène de crime.
« Du beau travail », ça me faisait une belle jambe j'allais pas dire merci quand même…
_« T'as l'air tout chiffonné, il t ‘en ont quand même laissé deux » m'a dit Jacqueline en montrant les deux fleurs toute fanées qui avaient échappé au massacre. « T'inquiètes pas ça repoussera au printemps, allez viens je vais nous faire un café» qu'elle a dit.
Au chaud dans la cuisine, j'ai essayé de faire le vide dans ma tête en regardant les volutes de fumée qui montaient doucement au dessus de nos tasses.
_« Arrête d'y penser, bois plutôt ton café il va refroidir ! » a dit Jacqueline.
_« Chaparder des fleurs je veux bien, mais on est en février, dis moi ce qu'on fait avec des hortensias aussi secs qu'un tas de paille, t'y comprends quelque chose toi ? »
Jacqueline m'a regardé en soupirant puis elle a haussé les épaules avant de baisser les yeux sur sa grille de sudoku.
Le lendemain matin, j'étais en train de classer mes relevés bancaires quand elle m'a rejoint en agitant sous mon nez le Ouest France du matin.
«Le gang des hortensias » s'affichait en grosses lettres, sur la Une, la photo d'une petite vieille en jupe longue qui posait à côté de son massif de fleurs décapités.
J'ai parcouru en vitesse la feuille de chou, les flics eux mêmes n'en revenaient pas, dans tout le département des petits voyous s'amusaient à chaparder des têtes d'Hortensias.
_« Mais qu'est ce qu'ils en font ces abrutis, ils les collectionnent ? »
_« Lis l'article idiot, ils les fument, il paraît que c'est le nouveau cannabis ! «
La nuit suivante, je n'arrivais toujours pas à fermer l'œil, ça se bousculait là dedans, les hortensias j'en avais la tête farcis, c'était comme un film qui tourne en boucle, des bandes d'adolescents, des boutonneux en basket qui venaient envahir mon jardin, piétiner la pelouse, décapiter mes massifs de fleurs en ricanant comme des déments. J'en pouvais plus, alors je suis descendu dans la cuisine pour boire un verre d'eau histoire de me remettre les idées en place. J'ai fais cinq fois le tour de la cuisine puis j'ai entrouvert le volet de la porte fenêtre, la nuit était claire.
Il faisait doux pour la saison, une petite brise agitait doucement les arbrisseaux. J'ai fais quelques pas sur la terrasse puis en m'approchant du massif vandalisé, j'ai vu les deux dernières têtes d'hortensias se balançaient au clair de lune.
Je les ai arraché histoire de pas leur laisser ce plaisir la prochaine fois qu'ils leur prendraient de venir fourrager dans mon jardin. Qu'ils aillent fumer du jambon plutôt que mes fleurs les morveux.
J'ai déposé les têtes d'hortensia sur la table de la cuisine. Ça ressemble à rien une fleur d'hortensia sèche, tu parles d'un trophée. Ils sont cons les mômes d'aujourd'hui, dans le temps j'ai bien fumé des lianes, et même les gitanes maïs de mon père mais des têtes d'hortensia c'est le pompon, décidément tout fout le camps, après ça c'est pas étonnant qu'on perde notre triple A.
Moi j'ai bien quelques vices, un verre de whisky de temps en temps et une fois par jour je me roule une cigarette. Rouler c'est un art, mes cigarettes font toutes le même diamètre. Elles sont roulé-glissé-collé avec le pouce et l'index et le tout en moins de 5 secondes, elles sont belles, parfaite, et je dois dire que souvent, ça me fait presque de la peine de les fumer. Tout ça m'a rappelé le bon vieux temps, je me suis mis à rêvasser puis quand le carillon s'est mis à sonner je suis remonté à l'étage pour rejoindre Jacqueline qui ronflotait doucement sous la couette.
Quand j'ai ouvert les yeux, un halo de lumière filtrait doucement à travers les rideaux. Le radio réveil annonçait 11h00. Jacqueline m'avait laissé dormir tout ce temps. Toutes ces tracasseries, ça avait du me fatiguer.
Je me suis habillé en vitesse, puis je suis descendu pour me faire un café bien serré.
Sur la table de la cuisine, quelqu'un avait déballé mon paquet de tabac et salopé toute la toile cirée en émiettant les têtes d'hortensia.
J'ai retrouvé Jacqueline sur la terrasse, elle se balançait sur le rocking chair. Elle a rit comme une baleine en me voyant arriver puis elle s'est mise à roucouler « l'Amérique » de Joe Dassin.
Quand elle m'a vu écarquiller les yeux, elle a tiré sur l'énorme cigarette qu'elle tenait entre le pouce et l'index puis en recrachant la fumée par les naseaux elle m'a dit « Régis, si tu veux te changer un peu les idées, il faut vraiment que tu essaies l'hortensia ! »