Le Géant des Plaines

wikprod

Existe-t'il pire torture que ces journées languissantes où ton absence allonge infiniment les ombres qui se morfondent ?

Les nuages s'étiraient sous les doigts du vent, larges lambeaux dans le ciel d'azur. Les ominis avaient fini de paître dans la plaine, et Acajou ramenait la harde piaffante aux étables où ils passeraient la nuit.

Une chouette hulula, le bruit du vent dans les arbres laissa place à un grondement lointain, et, soudain, Acajou sentit quelque chose dans le fond de l'air, un mauvais présage dans tapi le lit du vent.

Cela venait de l'Est, là où le soleil retrouvait son amant l'horizon à l'abri de la lune jalouse. Cela venait de l'Est, et cela sentait la terre, la terre et la roche, fraîchement retournées.

Acajou siffla. Fleu, son cheval, s'arrêta, dressant lui aussi l'oreille. Le reste de la harde avait également senti le danger, elle se dirigeait vers la sécurité des étables, plus bas là-bas dans la plaine, derrière les bois de vers luisants. Les bêtes s'en sortiraient seules, Acajou devait voir de quoi il s'agissait…

Il tourna la bride de son cheval et se dirigea vers l'est.

Une poignée d'encablures plus tard, la terre trembla, craqua, gronda comme un navire écrasé par la poigne puissante de la tempête. Acajou claqua de la langue et se pencha sur le coup du cheval, Fleu partit au galop. Fermement cramponné au dos de la jument, Acajou sentait les lourds sabots frapper la terre.

Devant eux, les coups continuaient à tonner, la terre, à trembler. Les arbres frissonnaient à chaque impact, comme si la terre elle-même craignait la venue de quelque bête antédiluvienne. Les oiseaux s'étaient envolés, les lièvres, renards et blaireaux fuyaient l'épicentre du danger, passant ventre à terre entre les pattes de Fleu.

Le jeune garçon et la jument finirent par arriver à l'origine des tremblements.

C'était un cirque, un cirque naturel, tout de pierres levées, de hautes herbes, et d'un profond étang, oblong, à l'eau sombre, d'une noirceur crépusculaire. Une roche ronde affleurait en son centre. Lentement, elle émergeait du bassin. A chacun des coups, la roche faisait un peu plus surface.

Acajou connaissait cet endroit. C'était un ancien lieu de réunion des druides et des anciennes, un lieu saint et sacré. Plus personne n'y venait depuis le couronnement de la reine. Les anciennes traditions se perdaient, rien ne résistait au passage du temps…

Il y eut un nouveau coup, la terre trembla, encore, la surface de l'étang fut troublée, irisée de petite vaguelettes, et la terre craqua à ses abords. La roche s'éleva encore un peu plus.

Acajou mit pied à terre, il voulut chasser sa jument, du moins l'éloigner du danger, mais Fleu piaffa et resta près de lui. Il lui flatta l'encolure et descendit prudemment vers le fond du cirque de pierre.

« Toi ! Le sauvageon ! Halte ! »

La voix venait du sommet du cirque. Acajou se retourna. Accompagnée de deux hommes d'armes, une chevalière toute caparaçonnée se trouvait là. Elle avait relevé la visière de son casque et pointait sa lance rouge et blanche vers le garçon. Des mèches de cheveux blancs passaient au travers les fentes de sa visière.

« La pierre, votre honneur, nous n'avons pas le temps, la pierre !, dit l'un des hommes d'armes. La chevalière claqua la langue.

- Iku m'en soit témoin, ce garçon, et ce cheval rouge, je les ai déjà vu, quelque part…

- Peut-être votre éminence, peut-être, mais nous n'avons pas le temps, je vous en prie… La pierre… »

Acajou se retourna. Il ne comprenait pas un traître mot de la langue des Crevasses. Il reporta son attention sur la pierre. La sphère était presque intégralement sortie de l'eau. Luisante, dégoulinante, elle était d'une rondeur parfaite, d'un beau gris, bleu, vert, dont les couleurs changeaient comme la mer lors des tempêtes. Sur sa surface couraient des lignes géométriques aux motifs simples et élégants, s'entrecroisant en des points précis. Subjugué par cette vision, Acajou ne put s'empêcher de laisser échapper une exclamation devant un tel miracle : comment une telle masse, car la pierre était d'une envergure sans pareille, large comme deux hommes, pouvaient se soulever d'elle-même et léviter au-dessus de l'eau ?

Soudain, la pierre se mit à tournoyer, les motifs à se fondre les uns aux autres, ondulant, ondoyant… Et Acajou, le sauvage mutant des plaines qui ne savait pas lire, y vit l'histoire du monde, l'histoire du monde passé, du monde présent, et du monde à venir, et Acajou, le jeune garçon ignare, crasseux et terrifié pour qui la vie n'était qu'un tremblement dans un monde gouverné par les Dieux, vit dans la sphère la réponse, la réponse à toutes les questions, les premiers et derniers mots du monde.

Et alors que la lance de Jurisprudence Doliakan Eurasie, la palladine de l'Ordre des Rutilants allait jaillir de la main de la guerrière, Acajou, qui n'était plus Acajou mais Celui Qui Sait, posa une main sur son épaule et regarda la guerrière dans les yeux. Alors la femme le reconnut, elle reconnut l'enfant sauvage qu'elle avait déjà vu auparavant, qu'elle avait vu dans les livres et dans les tableaux, et dans les tomes honnis et cachés de KarelPassar Azul Al Kaler, elle reconnut l'Ennemi, celui qui par qui le monde arriverait à sa perte, celui dépeint dans les tapisseries maudites de l'Apocalyspe.

Elle reconnut sa mort et son échec, elle reconnut sa plus grande peur et sa dernière erreur.

Et Acajou toucha la guerrière, et la guerrière perdit son armure, et Acajou toucha la lance, et la lance se couvrit de fleurs, et Acajou porta la guerrière qui était femme jusqu'à la pierre jaillie des eaux, et la femme vit la pierre, vit les lignes et les sinusoïdes, vit les symboles et les méandres, vit son passé, son présent, et son futur et n'était qu'un éternel présent, et tremblante, du bout des doigts, toucha la pierre.

Et l'ancien monde prit fin.

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