Le goût d'une aventure

ecriture-plurielle

Rien qu'à toi, Lionel,

Mardi 3 juillet,

Les dernières fois ont un goût d'urgence : celle de la dernière impression qu'on laissera derrière soi, celle du dernier geste dont on souhaite se souvenir ensuite. Mon bureau étale toujours les papiers témoins du travail à faire, mouvants et entassés, résistants au classement rationnel ou vertical, comme s'ils formaient la marée des jours passés. Il est vrai que j'ai eu bien souvent l'impression d'avoir la tête sous l'eau cette année ou de boire la tasse, noyée dans les flux et reflux des lycéens. Cela dit, dans la chaleur des relations humaines, il existe aussi des moments de brasse papillon. Le documentaliste est le joker, celui qui dépanne, qui trouve l'idée qui manque, qui évite les remontrances pour le travail non fait grâce à la toute-puissance de l'impression, qui ouvre une fenêtre sur le monde, qui cherche l'étincelle dans les regards, qui compatit, qui ferme les yeux sur les quelques minutes dérobées à la bonne tenue exigée, qui vient poser des mots indulgents sur les comportements trop exubérants. C'est l'ami de circonstance, professeur sans l'être. J'ai recueilli les doléances, comme les compliments, les coups de colère -des enseignants surtout et par ricochet, les sourires entendus des élèves. Tant d'amour dans un univers où l'on cultive la froidure m'a souvent bouleversée. La vibration en était tangible et chacun y projetait ses raisons objectives : le lieu est lumineux, réussi. Les livres rejetés sur les bords, dans un désordre à peine signalisé, n'impressionnent personne. L'autorité est invisible en même temps que le règlement. La devise du déploiement était : « Venez comme vous êtes » et les adolescents ne peuvent qu'y être sensibles (Mac Donald a bien saisi ce filon et je remercie son équipe de communication pour le slogan). J'ai tenté de garder un sourire le plus sincère possible (En juin, je me suis fâchée une fois vraiment contre un élève, auprès de qui je me suis forcée à aller m'excuser le lendemain – c'est une expérience de fierté ravalée qui m'a servi de leçon pour l'année suivante).

Mais en définitive, il me faut bien avouer qu'il s'agissait d'une extension de mes propres sentiments pour toi. Cet amour impossible, puisque de ton côté, tu étais engagé et père de famille, il m'a bien fallu le détourner, le transposer d'une manière ou d'une autre. Comme il était mon moteur, je ne voulais pas l'étouffer non plus, alors je laissais s'échapper des compliments passables, en jouant une exagération second degré qui ne l'était pas. « Comme tu es merveilleux ! Que te demander encore pour te retenir ? », voilà le genre de texte que je me suis permis, soulagée de pouvoir un peu exprimer des sentiments sincères et brûlant de ne pouvoir franchir la barrière socialement imposée. Évidemment, tu savais et tu t'en amusais, comme un enfant parfois. Tu aimais me surprendre et me voir rougir, tout dans le présent du jour, ignorant mes nuits agitées des conversations que je nous donnais en rêve.

Les dernières semaines m'ont comblé puisque j'ai laissé libre cours à mon imaginaire, puisque je t'ai cherché en me cachant de moins en moins, puisque j'ai plongé sans ambiguïté mon regard dans le tien, et puisque tu t'es laissé faire. Quand tu as insisté pour obtenir une conversation privée, j'ai esquivé plusieurs fois par une plaisanterie, j'ai refusé sous prétexte de travail, j'ai fait mine de ne pas comprendre les phrases à demi-mots dont tu es spécialiste. « Pourquoi est-il si compliqué de dire à ceux qu'on aime qu'on les aime ? ». Je voyais bien la réponse : mon amour pour toi est du type tornade, pas du tout du type « Mon chéri, partageons doucement un Ferrero Rocher et à bientôt ». Je me sentais déjà déborder sans aucun aveu, je m'imaginais complètement laminée, en pleurs et inconsolable, à la moindre évocation de ce que j'ai enduré quasi deux ans avec bonheur. Mon résumé de l'histoire de la boîte de Pandore n'a pas semblé t'émouvoir outre mesure ; inconsciemment, j'ai dû édulcorer la terreur humaine qui accompagne son ouverture. Tu disais pour plaisanter que tu voulais me voir pleurer et j'envisageais presque sérieusement partir en avance, à l'anglaise, dans l'incompréhension peut-être, mais l'honneur sauf. Je n'en ai pas eu le courage évidemment, mais j'ai embrayé sur l'idée de la collègue d'une surprise de fin d'année et j'ai imaginé contacter André (ta doublure de cette année) pour engager Joe et Sergeï. Là aussi, il y avait un point de bascule : si André avait voulu venir, je l'aurais accueilli très volontiers et il aurait garanti le silence, malgré lui. Mais ce n'est pas arrivé. Au lieu de cela, je me suis retrouvé dans un état tout particulier de tension avec toi qui observais tout cela d'un air amusé. « Il faut qu'on parle » : évidemment qu'il fallait que je parle, j'étais au bord de l'implosion, mais à qui ? Évidemment, il aurait mieux valu me confier à un(e) meilleur(e) ami(e) à ce moment-là, mais je me trouvais toujours à ressasser les raisons illusoires de mon abandon de poste plutôt que l'amour dévorant que j'éprouvais pour toi. Évidemment, la maturité consiste à assurer d'abord les conditions matérielles indispensables et je n'oublie pas que Daniel est à ma seule charge. Dans cette atmosphère de cocotte-minute, tu t'es retrouvé le seul à vouloir me parler de l'unique sujet qui vaille la peine ici-bas et je marchandais, en plus !

Tant et si bien que le prétexte du rangement des micros de la fête s'est transformé en « passe ou casse » ; la déclaration dont j'avais écrit une demi-douzaine de versions brouillonnes et nocturnes afin de te la donner en partant, ou peut-être de la laisser dans ton casier pour éviter les larmes d'impuissance et de désespoir, cette déclaration s'est déroulée d'un seul coup et je l'ai dite sans ciller, libérée dans l'instant et heureuse de l'être. Je m'attendais pourtant à une réponse mi-figue mi-raisin, de complaisance : si on mettait Paris en bouteille, etc.

Or, ta réponse a été la plus surprenante du monde ! Même dans un film romantique, on aurait pas osé un tel rebondissement. Et elle remettait en question toute mon imagination ! Je croyais que mon brelan emportait la mise et tu jouais un carré d'as. Alors chapeau bas !

Le reste de la soirée a été dissous dans une ouate de rêve. Nous avons rejoint les musiciens pile au moment de leur départ, Sergeï m'a tenu un discours prémonitoire et autobiographique, tu as avalé un verre de cocktail cul sec et tu m'as raccompagnée. Personne n'est mort.

***

La routine des jours qui se ressemblent. Voilà maintenant sept ans que je travaille comme technicien audiovisuel, plus précisément comme informaticien. Personne ne me voit, personne ne voit au-delà du blocage informatique. Je n'existe qu'en coulisses, effacé dès que la situation revient à la normale. Au début, c'est toujours tout nouveau, tout beau. On m'aborde avec le sourire comme si j'étais le sauveur. Ensuite, c'est autre chose.

La documentaliste du lycée fait un peu exception. Au bout de deux années de travail en commun, ses regards n'ont jamais perdu leur chaleur. C'est comme cela qu'elle obtient de moi plus que quiconque ici. Mais après tout, elle a cette attitude avec tout le monde, les élèves et les professeurs. On en revient toujours au même. Je ne suis personne.

Mercredi 4 juillet,

Tout est changé. Je me suis levée à l'aube car j'avais promis de manger à l'atelier. Les gens qui savent partager leur pain sont les meilleurs au monde. Voilà qui confirme mon impression d'être absolument en décalage des enseignants, qui pignochent, chacun dans son petit bento bio et diététique. Bref. Je vais travailler dans un état second, tout occupée à ces préparatifs de table, aidée de Louise qui m'emmène en voiture et de Christine venue travailler pour son dernier jour et dont j'évite ainsi la fréquentation avec soulagement. Je constate avec angoisse que tu n'es pas là et, comme Amélie Poulain, j'élucubre aussitôt une série de catastrophes susceptibles d'avoir entravé ta route. Heureusement que tu appelles à 10h pour me rassurer. Je m'aperçois à ce moment-là que mon amour pour toi n'a rien à voir avec le lycée. Ta voix m'emmène dans le jeu masculin/féminin de la nuit des temps : tu n'es pas informaticien, ni moi documentaliste, tu es juste celui que j'aime. A méditer pour la journée.

La tension de te revoir m'empêche de manger quoique ce soit. Je consacre toute mon énergie à ne rien laisser paraître de la faille que tu as ouverte hier par tes aveux. Je ne peux pas m'empêcher de zoomer sur toi, sur tes gestes, tes mouvements, un phénomène de magnétisme physique irrésistible et inexplicable.

***

Notre conversation d'hier m'a bouleversé. Elle s''en va vraiment. Elle laisse une place vraiment confortable et en vue de tous pour des raisons qui m'échappent complètement. Ses aveux d'amour pour moi appartiennent à un autre espace-temps. Je ressens moi aussi ce plaisir immense de la retrouver chaque matin, mais jamais je n'aurais osé rêver de tels sentiments. Je me suis moi-même construit des barrières que j'ai envie de détruire.

Pourtant, ce ne sont que des mots. Elle a refusé de me donner la main en reprenant l'escalier. Comme d'habitude, je n'en vaux pas vraiment la peine.

Jeudi 5 juillet,

La fermeture du Cdi ne m'importe plus le moins du monde. Les bonnes résolutions, la conscience professionnelle, les derniers ajustements rapetissent à vue d’œil. Heureusement que Louise tient la barre du rayon Littérature que nous avons entrepris de recoter, dans un dernier élan de fierté créatrice. Le reste part à vaut-l'eau et mes pas se tournent incessamment en direction des tiens qui s'approchent souvent. Nous buvons le café à l'atelier, encore une habitude bien vite acquise, sous les plaisanteries des agents qui ne sont pas dupes. Je résiste encore. Je ne sais même pas trop pourquoi. Par principes, par inertie, par respect pour des engagements que tu as pris toi-même, par orgueil sûrement, par intuition d'un avenir compliqué, va savoir... Enfermée dans l'instant avec toi, je suis parfaitement incapable de tout projet suivi. Daniel en vacances est sauvé du désordre, mais il est trop loin pour me retenir de glisser dans un chaos papillonnant et bienheureux.

***

J'appelle Bérangère. Elle en a vu d'autres et à elle, je peux tout dire. Elle fait le rapprochement avec sa propre situation. S'il existe un karma, il faut reconnaître qu'il devient visible lorsqu'à un certain âge, on essaie de trouver les points communs des échecs qu'on a essuyés. Les hommes que j'ai rencontrés avaient, pour la plupart, affaire avec les addictions ; ceux de Bérangère, avec d'autres filles. Le dernier en date assume sa double vie, à défaut du reste. Elle a un avis tranché : elle a le choix entre lui et rien, et sa lucidité est contagieuse. Les occasions de sacrifice émaillent tout notre chemin, pourquoi s'en imposer davantage, pour des raisons louches ?

La conversation à bâtons rompus me convainc de l'intérêt de sa philosophie. Moi aussi, je t'aime et cela justifie toutes les folies, même si je continue à me défendre et à t'avertir, mais plus pour te protéger que pour me sauver car personnellement, j'ai déjà abdiqué. Largement. Je m'endors avec un éventail infini de possibles entre nous.

***

J'ai pris mon courage à deux mains. J'ai osé écrire sous les yeux de tous mes collègues un « Je t'aime » évident sur sa carte de départ. Et je ne reçois en retour qu'un sourire convenu et gêné. Rien ne changera jamais pour les simples agents spécialisés. Je ne peux pas comprendre comment il est possible de reculer à ce point après les mots que nous nous sommes dits. J'en suis réduistà rêver d'autres possibles, le soir déjà couché sans appétit en écoutant Souchon comme si j'en étais encore à l'adolescence. Au moins, le monde peut poursuivre sa route sans perturbations.

Vendredi 6 juillet,

La journée commence en fanfare avec un coup de fil d’Élisabeth, qui me propose avec tout le tact dont elle est capable de visionner un film en ta compagnie : Six mois de cabane au Baïkhal, un documentaire témoin de l'expérience solitaire mené par un globe-trotteur célèbre. Il me faudra attendre toute la matinée pour que nous nous isolions tous les deux dans le grand cdi en désordre et désert, avec les hauts-parleurs que tu as installés exprès. Ce modeste visionnage représente l'un de nos plus beaux moments de partage, comme l'installation du logiciel d'inscription à l'entrée, les adieux à la loge ou le ballotin de truffes à Noël. Ces instants volés resteront cultes, prémisses et balises. Je n'échappe pas au plaisir de les raconter.

Tout a commencé en septembre par le fameux coup de foudre dont j'ai mis plusieurs jours à me relever. Ensuite, j'ai cherché toutes les occasions possibles de te voir : en tant que responsable audio-visuel, tu pouvais octroyer du matériel. Après un rapide tour d'horizon, les alternatives suivantes pouvaient être envisagées : créer un pôle « libre » de quelques vieux postes pour l'initiation à un autre système d'exploitation ; installer un vidéoprojecteur au plafond ; tenter de mettre en place CDIstat , un logiciel statistique utile pour estimer le nombre d'entrées sur un seul vieux poste. La dernière solution était la moins coûteuse et fonctionnait avec l'incontournable Windows que tu connais (trop) bien. Nous voilà donc tous les deux, dans un vouvoiement de circonstance assis côte à côte, en plein dans la porte . Et frôler ton bras est le seul souvenir que je garde de cette installation intuitive, beaucoup trop rapide, comme mon rythme cardiaque. Les essais de mise à jour à la rentrée suivante n'avaient plus ce goût-là vraiment. Pour cette année-là, ça a été l'unique moment vraiment fort d' « intimité publique », au Cdi en tous cas.

Cependant, je me rappelle bien nos adieux lors du départ en vacances de Noël. Sophia et moi descendions le raidillon pavé qui servait d'entrée provisoire, vers le Parc Chabrières. Il faisait d'autant plus sombre que les grands arbres concurrençaient la nuit d'hiver. La loge en préfabriqué était éclairée comme la cabane de la Baba Yaga dans la forêt soviétique, et tu étais là. Et je ne voyais que toi. Quand tu nous a saluées, l'urgence de te parler m'a propulsée, même si je ne sais plus ce que j'avais à te dire de tellement urgent dans l’entrebâillement de la porte, hypnotisée par ton écoute. Et Sophia gelait dehors et me rappelait déjà pour partir. Je t'ai quitté en me disant que si le ciel était juste, il ne me laisserait pas endurer de si longues vacances de deux semaines …

Enfin, le clou, le meilleur pour moi, a été le presque dernier jour ouvré de 2011 proche des vacances de Noël, l'année suivante. Mes collègues, toutes les deux malades, m'avaient confié sans aucune inquiétude le bon fonctionnement d'un Cdi bondé car le foyer était fermé pour de quelconques représailles. J'étais submergée, autant qu'on peut l'être et je n'essayais même plus de lutter contre l'affluence, le volume des papiers du bureau, les dizaines de courriels, l'autisme hiérarchique. Et ce midi-là, tu t'es présenté comme une fleur, avec ce fameux ballotin de chocolats que tu m'as offert, dont je ne voulais pas, que nous avons fini par entamer tous les deux et que je te soupçonne de tenir d'une admiratrice parmi les enseignantes, peut-être Nouria que je vois bien généreuse comme ça. En tous cas, nous nous sommes assis tous les deux en dégustant une truffe dont le goût fort et amer était adouci par ton regard chaleureux. Jusqu'à présent, je ne sais pas comment il est possible de modifier d'un simple regard une saveur, mais toi, tu sais faire ça. Et là, l'idée du jour : te faire découvrir Akinator, le génie du web. Tu m'avais tendu la perche des sensations, je te répondais avec celle des sentiments. Évidemment, tu n'allais pas manquer l'occasion de me parler d'amour, l'air de rien, histoire de me taquiner. Le brouhaha des élèves s'est trouvé comme de l'autre côté d'une vitrine, totalement assourdi par tes réponses que je cliquais : encore un mystère de ton influence sur le cours des choses. Et plus tu répondais, plus je me troublais et je rougissais, tremblant de comprendre et de ne pas comprendre en même temps. Du coup, par principe de précaution, j'ai dégagé de l’ambigu une déclaration d'amour à ta compagne (j'ai bien compris que tu n'étais pas marié) faute d'écouter ce que tu disais. Mon attention s'est assombrie et j'ai dû couper court, comme à mon habitude, avec perte et fracas, en prétextant l'urgence d'une demande de documentation. A la suite de cette dégustation amoureuse, tu es devenu le « «Bestman » des lycéennes, ce qui signifie, même si la formule n'est pas très heureuse, mon Prince Charmant, celui que j'ai attendu si longtemps et que je me trouve encore à attendre...

***

Une surprise m'est destinée au moment du café à l'atelier, un bouquet, des crèmes Weleda, une carte. C'est bien une idée féminine, de Louise, mais concertée où tu as synthétisé en un tourne-main les volontés. En plus, tu te jettes à l'eau par écrit, plus pour l'entourage que pour moi. Une preuve de plus de ta détermination, de ton envie de fissurer ton quotidien tout lisse. Les yeux me piquent un peu vite fait, j'évite de lire les mots de la carte, Léo sauve l'ambiance en faisant le clown. Parfois, je me dis que la vie serait absolument facile si on choisissait de vivre avec les gens qu'on aime, tout simplement. L'ambiance de l'atelier ressemble à ce que je m'imagine de l'équilibre vivant et vital. Chacun joue sa partition, de temps en temps exagérée, de temps en temps girouette, qu'importe, c'est la vie.

***

Le CDI est en silence. Les écrits du baccalauréat sont terminés ; les oraux n'ont pas commencé. On dirait qu'il n'y a pas un chat dans les couloirs. Tu passes l'après-midi à m'attendre au bureau, nous regardant travailler jusqu'à point d'heure avec Marina venue aider pour l'occasion. La situation est assez drôle. Tous deux, nous attendons de rester seuls ensemble mais pour une fois, une élève résolue à travailler nous maintient au poste, nous, qui sommes censés être adultes : c'est un peu le monde à l'envers. M'en voudras-tu de ne pas couper court, esquiver cette aide hors du cadre, trancher en ta faveur ? Trouveras-tu moyen d'une revanche, plus tard, pour ces minutes de perdues pour nous, ou de gagnées ? De toute manière, je sens bien que le moment de tomber d'un côté ou d'un autre est venu.

Tu me raccompagnes enfin.

Il m'est impossible de décrire ce baiser que nous voulons si fort tous les deux que nos corps en tremblent : j'ai parlé raisonnable, je ne garde aucun souvenir de mon quasi monologue et je suis persuadée que tu n'as rien écouté du tout non plus. Les murs eux-mêmes se rapprochent, nous rapprochent. Je me sens glisser, jusqu'au moment enfin où nous avons trouvé le bonheur magnétique des aimants qui se collent. Soulagement de l'abandon. Comme la première gorgée d'eau pour l'assoiffé. Comme l'invention d'un monde partagé. Comme l'étincelle coupable du big-bang. Tu es parti ensuite, poussé par une force que j'ignore, me laissant incapable de me tenir debout, littéralement isolée de toute autre vie que la tienne. Sensation inconnue que j'associe à la fois à un plaisir immense et à une totale incompréhension de moi-même. Autrement dit, je ne sais plus qui je suis, ce qui va me coûter assez cher, ou me rapporter gros, tout dépend du point de vue que l'on adopte.

C'est Mickaël qui me relève de ton départ et de mes rêveries sur le canapé. A la fois dubitatif et admiratif, il me décourage à ton sujet en me promettant les pires entourloupettes de ta part, d'un air un peu jaloux. Tout m'est parfaitement égal et le soir se passe dans une demi-réalité. C'est à ce moment-là que j'ai perdu l'appétit et le goût pour tout ce qui n'est pas tes lèvres, ta peau, toi.

***

Le chevalier qui sommeille en moi s'est enfin révélé. Et même le guerrier que je refuse d'être la plupart du temps. Le baiser qui n'en finissait pas est une douce victoire, sur la tristesse du monde et sur ma faiblesse en tout. Je commence à revivre et j'entrevois un avenir lumineux. J'emporte dans avec moi l'odeur de ses cheveux, le velours de sa peau et la chaleur de ses caresses.

Si cela ne tenait qu'à moi...

Samedi 7 juillet,

Dans un état second, j'appelle Mikaël dès mon réveil pour rompre la solitude. Une seule journée sans toi m'est insurmontable ; nous nous sommes donné rendez-vous pour demain dimanche aux Dialogues en Humanité du parc de la Tête d'Or, entre neuf et dix heures. D'ici là, je n'ai plus qu'à tuer le temps. Je cherche à penser à autre chose.

Le vent du vélo me recadre un peu. Je laisse mon « petit poucet » sous le pilier du pont de la guinguette, sur les berges après Bellecour, en l'attachant à peine, pour défier le sort. Celui qui en aura besoin plus que moi peut l'obtenir avec le coup de chance minimal. Ce qui n'est pas forcément un cadeau, vu son état général.

Je fais un saut à la bibliothèque de Valmy pour rendre des films que je n'ai même pas emportés dans mon sac et je ne m'aperçois de cet oubli que devant la banque de prêt-retour. Ce petit contretemps ne me contrarie même pas. Je me regarde faire comme extérieure à moi-même, je m'amuse de ma confusion d'adolescence. Poursuivons.

Dans le bus qui m'emmène chez les copains, je rêve, hébétée, la tête dans les nuages que je te dois. J'imagine faire une reconnaissance des chemins que nous parcourrons bientôt. Tout saigne en moi. Je vise par inertie un atelier d'écriture au Parc. Dans ma tête, la voix de Jimmy Crickett tente vainement de me prouver qu'une telle histoire est impossible et que je ferais mieux de m'intéresser à mon avenir professionnel, pour l'instant inexistant, même pas embryonnaire et qu'il ne s'agit pas d'avorter sur un coup de tête. Je m'admoneste toute seule, étourdie par ce dialogue intérieur et manichéen où le petit diable a très nettement le dessus sur le petit ange.

Les amis que je n'ai pas vus depuis longtemps me rendent un peu le souvenir de ma vie d'avant, je veux dire d'avant toi, quand la liberté des autres me passionnait positivement.

Je file à la Tête d'Or. Le bleu du ciel me rappelle étrangement la couleur brune de tes yeux, un effet de profondeur peut-être, d'immensité calme et sage. Et c'est là qu'un petit nuage s'effiloche en une suite de six arabesques qui tracent les lettres de ton nom. Ma mâchoire tombe, je crois avoir perdu tout mon bon sens. Je me raisonne ; il y a sûrement moyen de voir un C dans le L initial ! Certes. Un É dans ce I courbe coiffé d'un point qui pourrait être accent. D'accord. Mais le O est trop clair, un peu cabossé au dessus comme un cœur, en plus. Le N, même aplati, est évident. Le E est une cursive bien bouclé et le L final ressemble à ton sourire. Il est impossible de lire autre chose que ton nom. Je m'ébroue. Si j'en suis là, il me faudrait une douche froide, façon cellule de dégrisement et ne plus jamais te revoir, car comment continuer dans un tel état ? J'évolue dans Matrix version eau de rose et il y a de quoi avoir peur. C'est décidé : pour me préserver, je t'annoncerai la rupture au moment de notre rendez-vous, je n'ai pas l'âge de tels enfantillages., perdre à ce point le contrôle des sens m'effraie, le changement de route à la croisée des chemins sera plus facile au tout début, comme quand on arrache un sparadrap, vite fait bien fait. Donc, puisque c'est presque la fin de notre histoire, par un contrecoup naturel, je m'autorise à penser à toi sans entrave. Hormis les arbres qui me parlent de toi, je ne regarde pas grand chose et me jette à l'atelier d'écriture comme sur une bouée de sauvetage. Nous ne sommes que trois au début. L'entrée en matière d'un slameur étriqué que je n'apprécie pas particulièrement réveille mon sens de l'humour, me sauve de la page blanche et libère un temps mon esprit prisonnier de ton image.

***

Tout un jour à bâtir des plans sur la comète et des châteaux en Espagne. Je relis la banalité de ma vie à la lumière de tout ce que j'imagine possible entre nous. Enfin, la roue tourne et la réalité m'offre un bonheur à conquérir. Je me regarde dans la glace avec fierté. J'ai du courage à revendre. Elle peut compter sur moi, quoiqu'il arrive.

Dimanche 8 juillet,

J'ai du mal à ne pas partir à sept heures du matin pour déjà te rejoindre. Le temps est magnifique et j'ai le cœur qui chante. Je passe au marché du quai Saint-Antoine, histoire de retrouver un plaisir d'antan, quand Daniel était petit et que je lui offrais une crevette pour la route. J'arrive comme transportée, par cette piste cyclable rhodanienne incroyable de liberté en architecture urbaine, car il n'y a pas de barrière entre le fleuve et la voie. J'adore pédaler là à toute allure, ivre d'amour pour toi. Mes bonnes résolutions d'hier pâlissent nettement à l'idée de ton sourire. La vie est belle.

En avance, même si je ne sais pas précisément l'heure, je m'offre un tour du Parc en vitesse, pour le plaisir, entre la Porte des Enfants du Rhône et celle du Parc, notre rendez-vous, vers Masséna. J'ai le bonheur de t'apercevoir en premier et de me retourner les rôles : je me glisse derrière toi, sans te surprendre pour autant, dans l'émotion mal maîtrisée de cette approche tant souhaitée.

Tu m'enlaces, tu m'embrasses, tu t'embrouilles avec mon vélo : symboliquement, tu l'emportes haut la main sur mes vieilles fidélités. Toutes mes sombres réflexions de la veille sont instantanément balayées par ton parfum, ton charme, ta présence. Cette journée que tu me donnes est la première du monde, un cadeau d'une générosité inouïe, dont j'ignore le prix pour toi.

Les grandes serres exposent le « Rouge » et balisent la route de palmiers Phoenix. Je décode tous ces signes dans ton sillage. Les souvenirs que je devrais avoir s'envolent bien loin : je suis toute contenue dans la chaleur douce de ta paume. Chaque contact permis avec toi me remplit d'une félicité sans borne. Ce sixième ciel augure bien du septième que nous pourrions vivre si... Cette journée est un résumé de toute la gamme des émotions que nous pourrions explorer si... Tous les si... sont les piments qui nous attisent. Nos confidences et nos plaisanteries s'emmêlent, la tristesse et la joie irisent, effleurées légèrement dans une promenade que j'espère infinie. Le sujet qui m'occupe est évidemment ta situation familiale que j'essaie de me représenter. Comment m'intégrer moi-même dans le cours de ton destin ? Quelle est ta véritable posture ? Quel risque acceptes-tu de prendre pour moi ? La confiance que tu me témoignes me touche tant. Tu es le diamant dans la mine de charbon. Je me mélange les pinceaux ; je ne sais plus ce que j'avais prévu de te dire. Les mots suivent leur cours, évidents.

Nous parvenons à nous arrêter sur un jeu de théâtre-forum détourné. Les questions de choix de vie et de responsabilité explorées par la compagnie me parlent tout particulièrement ; elles viennent conforter ma décision de quitter ce poste de l'éducation nationale. Je remercie le ciel de sa bienveillance à mon égard. Je me dis que tout ça est trop beau, que le retour de bâton viendra forcément, que tout se paie ici-bas. Je cherche l'erreur, la faille, la dissonance. Tu crois peut-être que l'absence de relations respectives est en jeu, que nous sommes tellement assoiffés l'un et l'autre, l'un de l'autre, que nous avons élaboré de toutes pièces un désir socialement envié et connoté, tu crois peut-être qu'on se trompe chacun à sa manière, chacun pour les raisons qui lui appartiennent. Je crois évidemment avoir besoin de prendre appui pour changer ma vie. Je n'en peux plus d'être enfermée et je ne parviens pas non plus à distinguer clairement mon point d'arrivée. Tu es là comme une source, un idéal, un appui. Que deviendras-tu une fois que ma route sera déblayée ? Pour l'instant, je suis floue sans toi tout autant qu'avec toi et je ne suis pas vraiment sûre d'avoir envie de jouer à ce jeu où tu seras aspiré dans un tourbillon imprévu.

J'appréciais déjà tant ta douceur, ton égalité d'âme, ta sérénité, ton détachement ; je découvre aujourd'hui ta droiture intérieure, ta fermeté, ta détermination. Je suis secouée par ce désir physique qui me dépasse. Les hommes au masculin (ou au féminin) sont-ils à ce point gouvernés par le plaisir sexuel ? La vie est-elle autre chose que la quête de cette réunion des moitiés ? Tous mes raisonnements s'écrasent contre le besoin que j'ai de toi. Comment apporter une quelconque garantie à ce déferlement ? Je ne peux rien te promettre sinon que ce qui est, me démunit. Je dois lutter pour être moi, pour ne pas me fondre en toi, pour garder un semblant de cap, continuer de penser par moi-même sans que les idées que tu me donnes ne prennent le pas sur mes rêves...

Ton Galaxy sert d'ultime lien à la réalité. Il est l'heure. Je prétends rester pour prolonger la magie de ce jour de grâce. Mais dès que tu as le dos tourné, c'est soudain comme l'automne ici. Je ne fais pas de vieux os et me précipite chez moi pour que le lendemain, notre dernier jour de travail ensemble, se dépêche d'arriver.

***

Si je pouvais revenir en arrière, attraper toute la confiance qui irradiait cette journée, lui empaqueter et qu'elle la consomme quand elle en aura le plus besoin. Si je pouvais revenir en arrière, j'aurais redisposé les décisions de ma vie.

Ma fille reste ma raison de vivre. Ma femme s'est installée dans une telle routine qu'elle m'ignore désormais. Je suis un meuble poussiéreux qui sert de vide-poche depuis tellement longtemps qu'il n'est plus qu'une extension du mur. Comment aborder la question ?

Le moment que je vis est extraordinaire. Je sais que l'occasion est unique dans ma vie. Il me faut trouver en moi le courage de l'affronter et de combattre le silence que je m'impose pour faire comme tout le monde. Quand le destin frappe à la porte, hauts les cœurs !

Lundi 9 juillet,

Bien sûr qu'il aurait été plus sage de ne pas se croiser. Tu vas bien retourner travailler à la rentrée et il serait préférable que tu ne subisses pas les questions insidieuses ou les allégations graveleuses de collègues toujours gourmands de croustillants commentaires. Tu n'y penses pas. Tu maîtrises la situation, campé sur le fauteuil du bureau, souriant de mes essais manqués d'éventuelle concentration. Les autres me retiennent. Ton impatience me trouble. La journée donne ce qu'elle donne, retenue, aigre-douce, désespérante. Notre dernière fermeture commune, à peine augmentée du souvenir de celles passées, est un soulagement. Je suis même surprise de n'avoir pas la gorge serrée. Tu m'assures que le travail sans moi sera sans intérêt. C'est le plus beau compliment du monde. Ce soir, tu t'es engagé à un dépannage informatique où je t'accompagnerais bien. Tu ne me le proposes pas. Dommage.

Ma nuit est à toi.

***

Quand on sait quelque chose de façon sûre, tout change. Mais là, rien ne me semble certain dans cet espace entre-deux où le sens des mots est carrément en ballottage. Je me sens empêtré dans un réseau tissé pendant deux décennies. Tout se tient. Les réunions familiales qui rythment le cours de l'année sont des obligations. Mes amis, ma famille comptent sur moi. Qui suis-je pour bouleverser égoïstement ce ballet bien ordonné ? Je dois penser aux autres,ceux qui auront de la peine de ne plus me voir comme à l'habitude... et pourtant, j'ai tellement envie...

Mardi 10 juillet,

Ton absence pour la journée allège mes pensées. Je renonce aux trois-quarts des mises en place indispensables, qui de toutes façons, seront insuffisantes, invisibles et inutiles. Louise m'emmène en voiture avec le samovar, devenu trop grand pour notre convivialité rétrécie de cette année. Mon campement tient en deux grands sacs, vite débarrassés. Je m'enfuis du trop-plein émotionnel au Cdi. Pourtant libre dans mon travail, j'ai réussi à m'enchaîner toute seule si loin, si proche de toi. Je savoure le plaisir de la tangente, de la clé des champs, de la poudre d'escampette...Mais ce soir, je redoute la solitude quand mon miroir me dévoile de désagréables faces cachées. J'appelle Sophia à l'aide parce qu'elle connaît la vie et joue d'instinct les garde-fous. Nous nous offrons une soirée au théâtre antique de Vienne, avec le saxophone de Joshua Redman. Ce festival est une première pour moi, tandis que mon amie se rappelle ses folles années de jeunesse culturelle et plurielle.

***

Impossible d'être à l'heure toutes les deux : la projection dans l'avenir contrarie le goût du présent. Nous nous laissons absorber par nos conversations échevelées, distraire par le plaisir de traverser ensemble une gare pleine de souvenirs, happer par l'immédiat.

A Vienne, le théâtre familial et romain me semble décalé par rapport à l'image de grand festival fabriquée par une publicité foisonnante, en ville. Je trébuche avec mes talons compensés dans les gradins en ruines, portée par une mélodie aérienne aux improvisations farceuses. En face de nous, le soleil couchant approfondit un ciel panoramique. Tu es là, dans les rythmes inattendus et les sons envoûtants, dans le déclin du soleil et la montée de la nuit, dans ma liberté retrouvée et mon amour qui grandit. Je m'abandonne.

***

Les questions se bousculent. Notre rendez-vous de demain est une promesse de plaisir mais mes choix de vie m'ont mené dans une impasse mais je ne vois guère comment faire demi-tour. Le temps ne s'arrête pas, ni ne se retourne. Je me lance dans ce que je sais le mieux faire : programmer une petite application de téléchargement sécurisé. L'informatique fonctionne comme un dérivatif. Je tape des lignes de code pour me vider l'esprit et l'exercice me fait du bien. Tout le reste s'affiche au second plan, assez lointain et perd de sa gravité. Si seulement la solution pouvait être aussi simple que la programmation. Si seulement nous savions nous-même modifier quelques variables de notre chemin de vie pour qu'il aboutisse exactement là où nous le prévoyons. Ce serait encore plus efficace que de lire l'avenir !

Je code jusqu'à point d'heure, jusqu'à ce que mes paupières ne clignent plus et que la persistance rétinienne mélange les caractères de l'écran. Je m'abandonne de fatigue à un sommeil obscur, confiant à l'avenir les décisions impossibles.

Mercredi 11 juillet,

Premier jour sans rien. Sans obligation de travail. Suspendue à l'attente du rendez-vous que tu m'as accordé pour cet après-midi à 15h. Je range mes affaires, la tête ailleurs, par surprise. Tout est facile en t'attendant. Quoiqu'il arrive par la suite, je te devrai la légèreté de ce premier jour. Je ne fais que ce que je veux. Rien ne me retient, j'apprends quelques notes d'accordéon en surveillant la trotteuse, beaucoup trop lente. Tout est prétexte à penser à toi, à t'imaginer, à inventer ta présence, à te parler en silence.

Tu arrives plus tôt, par le portillon du jardin car je ne t'ai pas entendu sonner. Tu me fais vibrer plus fort que tout ce que j'avais pu imaginer le plus follement. Nous sortons nous promener sous la protection des grands arbres du parc Manillier, nous ne pourrions pas rester sages et habillés à l'intérieur. Nous en profitons pour discuter de sujets adultes et sérieux qui servent un peu de mains-courantes à ce désir immense. Nous sommes seuls au monde. Le temps n'existe plus, les autres ont l'air périphériques, le ciel et la terre se mêlent. L'heure de partir, fatale, te semble plus réelle qu'à moi et je ne sais pas comment tu réussis à rentrer chez toi comme prévu. Quant à moi, je reste dans un appartement que je peine à apprivoiser, tant ta présence en a modifié l'atmosphère.

***

Nous nous sommes promenés comme des imbéciles, bloqués sur la case « Conversations inutiles ». Rien n'avance, ni dans un sens ni dans un autre. Je voudrais qu'elle s'abandonne pour me laisser aller moi-même, au lieu de quoi, je me retrouve assis sur un banc ublic, en train d'essayer en vain de répondre à ses interrogations qui sont aussi les miennes. Je voudrais aller plus loin et rester en stand by, je voudrais être déjà à la semaine prochaine et revenir au soir de nos aveux et agir plus énergiquement. J'imagine que, surprise, elle n'aurait pas interposé ce gros bouquet d'adieux si je l'avais embrassée sans attendre. J'imagine qu'à la place de nos discours, nous aurions pu nous comprendre tout aussi bien en joignant nos mains, nos pas, et le reste à l'avenant. Mon appartement me semble plus froid que jamais. Je dîne du bout des lèvres, par habitude. Je sais que mes rêves sont le plus sûr refuge contre une réalité en contre-jour qui ne se transforme jamais en destinée. À moins que, dans mon cas, la destinée ne soit cette grisaille récurrente. Mon écran me tend encore les bras.

Jeudi 12 juillet,

L'instant du réveil est une reprise en main de la réalité. A la frontière entre l'immensité des possibles de l'au-delà intérieur et l'étroitesse fatale des chemins qu'ont tracés nos décisions, quelques minutes chaque jour nous font atterrir plus ou moins brutalement. Pendant deux années, j'ai cultivé ces minutes, leur donnant la mission d'exorciser mes trop forts sentiments à ton égard. Je les parais de lumière et de tendresse, sachant que j'y avais droit puisqu'en retour, je fermais à double tour les possibles réels. Quand ces rêves-là prenaient trop d'importance, quand ils devenaient douloureux dans une sorte d'urgence, alors je transposais cet élan sur une autre image. Tout d'un coup, j'incarnais mon amour dans un projet, dans un autre personne, par exemple, en soulignant artificiellement vos points communs : ce caractère aquatique, le calme, la sensibilité, la virilité.

Une sorte d 'énergie m'anime. Le quotidien ne pèse plus rien et prendre mon vélo ressemble à une chance. Je me prépare facilement, sans cette voix intérieure qui doit d'habitude soutenir mes efforts d'intégration sociale, quand je sais bien que rien n'a vraiment d'importance mais qu'il faut avancer quand même. Se trouver devant la bibliothèque fermée (comme chaque jeudi matin, on ne peut pas dire que ce soit une surprise) ne m'atteint pas, je gare mon vélo et prends le métro jusqu'à la Part-Dieu avec l'impression de déployer mes ailes en marchant. Je suis comme au cinéma, témoin des passants, j'invente leur vie au fur et à mesure, ou plutôt des bribes de vie aussi ténues que des rêves, des fils de fumée qui accrochent éventuellement de volatiles pensées, j'aime être là, toute au plaisir de savoir que tu existes.

Dans le déferlement du centre commercial, je ne suis jamais à ma place, mais aujourd'hui, cela ne me dérange pas. L'agencement hermétique des vitrines et l'insistance des affichages de soldes crée une litanie visuelle un peu immature.

En revanche, dans une plongée latérale, on remarque aussitôt une installation blanche qui détone. Une sorte de calme absolu émane de grandes chips en plastique enfilées à distance sur un câble métallique. Chacune tourne lentement sur elle-même dessinant en l'air la métamorphose de l'ovale à la lemniscate, s'amincissant à gauche, puis à droite, entraînées par le souffle des travées commerçantes mais ignorant superbement leurs règles et principes, légères, mouvantes et gratuites. La bibliothèque est fermée et j'attends en rêvassant plus d'une heure, sans conscience du temps qui passe et sans demander non plus. Un déçu me réveille en m'annonçant l'heure et nous trouvons ensemble l'affiche insidieusement scotchée sur la vitrine du côté : les horaires d'été et la fermeture annuelle du 9 au 15 juillet nous indignent.

Du coup, je change complètement de cap et embraye sur un dépistage à la Croix-Rousse. Le Cidag est encore un moyen d'évoquer cette relation empêchée. Je m'attends à la leçon de morale qui accompagne toute démarche inutile -ou solitaire ce qui revient au même en terme de relations amoureuses, mais c'est égal, je pourrais expliquer mon amour traître avant d'éclore, te raconter un peu, projeter ton visage dans la pupille du secrétaire, de l'infirmier ou du médecin qui me reçoivent. L'anonymat n'évite pas le questionnaire qui rassure quand même, même si ça sent le protocole à plein nez ; l'intérêt pour autrui a été avalé depuis belle lurette par le besoin d'efficacité et de rendement, et aussi par l'impossibilité totale – fatale de ne rien pouvoir faire pour personne. Toujours est-il que je suis dans le cas idéal – je sais bien où je mets les pieds, j'ai des souvenirs de l'Hôtel-Dieu, je n'ai pas commis d'impair, j'ai le temps, je ne suis pas étouffée par cette trouille infernale de la torture à petit-feu de ce qui ne se guérit pas. L'infirmier fait vibrer sa voix dans les basses ; douce chaleur qui doit rassurer bien des patients, boucle d'oreille, tatouage et compassion. Je suis seule ce jour-là, les dépistages anonymes doivent être moins fréquentés désormais puisque le médecin de famille concurrence à mon avis, à moins que les vacances propices aux risques ne réservent les files d'attente pour la rentrée.

Je me demande bien pourquoi je continue à vivre pour toi qui es d'ailleurs.

Soir des mails : je réponds au quart de tour dès que je vois un message de ta part. On enchaîne du tac-au-tac : de ton côté, des nouvelles ; du mien, cette culpabilité de ne pas vouloir entretenir le côté virtuel qui enflamme, faute d'éclaircir. L'écran est une espèce de miroir et dans les échanges distants, on ne comprend que ce que l'on y a mis soi-même, on se voit dans les mots de l'autre, on s'enflamme tout seul, bref cet onanisme déguisé satisfait pleinement nos individualismes modernes. Si je refuse de t'inventer au fil d'échanges inutiles, c'est pour mieux te garder tel quel, pour mieux t'aimer vraiment, pour ne pas céder à la facilité décevante au final.

***

Confortablement installé, un verre de coca bien frais à la main, je me connecte à ma messagerie. Un point vert s'allume à côté de son nom. Elle est en ligne. Nous voilà réunis sans stress. Les messages s'enchaînent du tac-au-tac., brûlants de délarations hâtives. Je tente de l'imaginer, en nuisette par cette chaude nuit d'été, le regard rivé sur sa boîte de réception, tendue vers les mots que j'envoie. Mes souvenirs et me s désirs s'entrelacent : elle est parfaite, tout est possible. Je m'embrase sur mon clavier. Que nos échanges platoniques ne cessent jamais, c'est un souhait bien modeste, à notre portée. Je suis tiens, tu es mienne.

À distance.

Vendredi 13 juillet,

A peine levée, j'allume cet ordinateur, partagée entre la volonté de laisser couler le matin et le désir de te lire, prête à accepter la contrainte du rayonnement radioélectrique. Je t'imagine sans décor, puisque je ne connais pas ta maison, en train de te réveiller, dans un flou cotonneux où juste tes gestes sont clairs quoiqu'hypothétiques, ta routine imaginaire. Je te fabrique à partir de ma propre expérience et j'entoure ton image inventée de mon amour diffus. Cette recette est parfaite pour continuer à vivre dans un monde décalé, fait de rêves et de fuites. L'atterrissage est risqué mais demain, c'est dans une éternité. En dédoublé, je suis mes impulsions amoureuses inédites et tyranniques en même temps que je me regarde faire en prédisant la catastrophe. Le rêve à deux, c'est plutôt une illusion nébuleuse d'habitude et la réalité, bien trop en deçà, ne peut se rappeler que sur un mode brutal et cuisant. Je vis chaque fois jusqu'au prochain contact avec toi. Le reste m'indiffère. Il a suffi de deux sonneries de téléphone, un appel anonyme et manqué, pour que mon imagination élucubre immédiatement ta voix avec, en volume et en multiples dimensions, toutes les raisons possibles, plus ou moins combinées. J'ai tourné en rond, pianoté, soufflé, essayé de lire, de me concentrer, de me distraire : rien à faire. Ma journée est à toi.

Je compose donc ce numéro que j'ai appris par cœur, non pas à force de le composer, mais intentionnellement, au cas où, si jamais. Là, le ciel aurait pu m'aider en branchant le répondeur, mais non, c'est toi, ta voix, ta chaleur, ton sourire, et c'est reparti pour nos déclarations adolescentes, mes hésitations et tes demi-mots. Les ailes me poussent au fur et à mesure de notre conversation, je cherche une idée, tu me rassures, ta fille est là, tu es optimiste, comme toujours. En dix jours, tout a basculé et la boite de Pandore n'en a pas fini de se déverser.

La rencontre annoncée modifie le cours des choses. Je comprends que ta fille est un rempart contre l'abandon de tout ce qui existait avant. Elle guide tes pas un peu droit. A douze ans, ça doit secouer quand même, même si elle n'en laisse rien paraître. Il faudrait lui dire que le monde est beau, que la vie vaut la peine, que les chemins qui se séparent parfois n'en ont pas moins leur raison d'être. Son point de vue redistribue les cartes : avons-nous raison ou bien tort ? Pouvions-nous faire autrement ? Comment me tenir ? Quelles sont nos valeurs ?

Je comprends que le cap est difficile à tenir quand nos liens se distendent. Je retourne au lycée avec l'envie de te coacher un peu, retrouver ton sourire de chat de Cheshire, tant la vie près de toi paraît légère. Les cœurs éclatés revendent du courage. Je suppose que je lui serrerai la main, à ta fille, contact sans familiarité, perche peut-être, ou mise à nu. Les détails compliquent toujours.

Je comprends que le regard de ta fille et ce contact si léger, sur un terrain neutre préfigurent la suite des relations que nous aurons. Il se jouera là quelque chose qui nous échappe. C'est une épreuve, détournée par l'environnement professionnel, un peu pharisienne, où le cadre joue les garde-fous et aussi le prétexte licencieux. La vie entière est paradoxe.

***

La rencontre redoutée n'a pas eu lieu. Interceptée dans l'escalier, j'ai déboîté sur un parcours devenu habituel à force d'être imaginé. Se retrouver dans le Cdi vide, fermer à clef, s'embraser -s'embrasser. Un schéma tellement classique. Peut-être nous est-il familier par capillarité, parce que d'autres le suivent et l'imaginent, parce que tout le monde le sait, même sans preuve : les collègues de travail se poursuivent ainsi dans les couloirs, les amours se font et se défont justifiant ces relations professionnelles qui entravent et permettent en même temps. Moi qui ne voulais pas jouer à ce jeu, je m'y plie avec une facilité d'évidence. La déviance semble si naturelle, incluse dans le fonctionnement général. Ce n'est pas un mensonge, je me surprends à le formuler en pensée, juste une cerise sur le gâteau, un petit extra sans incidence, un battement d'aile de papillon ; ce n'est pas dévoyer, c'est au contraire accomplir la petite part du rêve qu'il est indispensable d'accrocher au réel pour survivre. La voilà, la dimension tragique et j'y vais tout droit. Heureusement que je quitte ce poste, qui, en une minute, vient de perdre son innocence. Dans ces conditions, impossible d'affronter le regard d'une enfant, bien au calme, dans un livre, à l'abri des frissons lubriques et déplacés. Mais quel bonheur d'être soudés l'un à l'autre, serait-ce pour dix minutes, de s'embrasser, d'étancher une soif qu'on croyait insatiable, de découvrir l'évolution du goût (Tes baisers varieraient-ils en fonction de tes pensées ? En tous cas, plus je t'embrasse, plus tu es à mon goût. Mystère.) Ma curiosité de toi ne trouvera pas de limite : l'interaction est passionnante. A l'envie de te découvrir objectivement s'ajoute celle de me retrouver en toi et pour couronner le tout s'élève une entité autre et à jamais inconnue qui est nous, sorte de métamorphose évolutive de nos variations personnelles, notre intervalle incarné.

Tu m'envoies écouter la Tribut du Verbe, piètre consolation d'une séparation plus sérieuse de quelques semaines. Ce spectacle déjà vu me redonne du tonus, mais le temps est à l'orage et je rentre sans passer par la case « Bal du 14 juillet» que je devrais m'offrir pourtant. Demain peut-être. Je vais me coucher tôt, car à ce moment-là, j'ai l'avantage d'être dans tes bras, sans obstacle. J'avale une Chartreuse pour anesthésier ma peine, j'écris deux-trois poèmes pour exorciser ma peur, et hop, au lit.

***

Voici le mur. J'ai l'impression de me retrouver au pied d'un mur que j'ai bâti moi-même à force de désirs disparates. Au moment précis de leur réalisation, à l'instant où il ne me faut plus que lever le petit doigt pour enclencher un engrenage magique, à cet instant-là, je reste immobile et fasciné comme un lapin devant un boa. Je dois me faire violence pour sourire tant la peur de perdre ce qui m'a été offert jusque là m'étrangle. La peur de te perdre.

Je vois soudain le risque énorme : que cette aventure magnifique retombe dans une médiocrité quotidienne et déjà vue : métro-boulot-dodo. De tout mon être, je refuse ces conventions et j'ai bien peur qu'elles soient un objectif pour toute la gent féminine. Pour la première fois, elle m'apparaît comme une ménagère en puissance, maîtresse de maison insatiable, organisatrice et castatrice. Tout cela m'effraie. J'aimerais revenir en arrière, oublier cette peur sourde, disparaître, oublier.

Ma fille, c'était le crash test. Mais il me laisse plus désespéré que jamais. De toute façon, nous partons en visite chez ma sœur. Tout doit rester naturel. Ainsi soit-il, au moins pour ces quelques semaines. J'aurais bien le temps d'y penser.

Samedi 14 juillet,

Il faut que je me reprenne. Il faut que je me bouge. Il est temps de combattre mon désintérêt pour tout, de recommencer à manger, à vivre. Je suis sûre que l'aquarelle, mes projets, mes lectures sont des accroches faciles. Je résiste à l'imagination de toi et surtout, je ne me précipite pas sur mon portable pour lire le message que tu aurais pu m'envoyer. J'attends, je tourne en rond, je tiens jusqu'à neuf heures et quart, un record. Ensuite, comme on grimpe à l'échelle pour attraper la confiture interdite, avec le sentiment coupable du désir malheureux et irréversible, j'ai les doigts qui tremblent un peu en attendant l'ouverture de mon compte mail. « Lionel » surbrille, mon cœur délire. Le dixième de seconde qui sert à déplier ton message me fait imaginer les textes rêvés : « je plaque tout, j'arrive » ou « Ma sœur est partie avec la caisse et son nouvel amant : j'ai reporté notre séjour» ou des dizaines d'autres, en technicolor, façon roman-photo ou série B, philosophiques, directs ou poétiques, tous des scénarios que je sais parfaitement incompatibles mais que la force de la pensée empile immédiatement sans souci de faisabilité. La lecture n'est alors que déception : tu ne viens pas, je n'y vais pas, le monde continue de tourner droit. Bref, tu voudrais une photo.

Évidemment, les photos, je n'aime pas trop, comme tous ceux qui ne correspondent pas aux canons. Pour vivre, je me projette à mon gré. Le résultat photographié de mon apparence me déplaît forcément puisqu'il présente une fatale distorsion avec mon imaginaire : je dois me recalculer à chaque cliché. Autant dire que j'ai découragé tout mon entourage qui se le tient pour dit : je me retrouve souvent l'appareil à la main et n'apparais plus nulle part, même dans les groupes, où la diversité physionomique console et lisse les écueils de lucidité. Il me reste la webcam, dont j'ai découvert les ressorts dernièrement. De quoi peut-être me réconcilier avec la prise de vue car les filtres au karcher sont extrêmes et offre un certain potentiel fantaisiste sans gros investissement. Je t'adresse donc trois clichés gros plan : un presque trois-quart sépia avec des lunettes, ce qui améliore une réalité courante j'espère, un hypercoloré, où je fais l'avion, et un profil, où j'ai tenté une mise en scène de baiser soufflé sur la main.

***

C'est le soir déjà : j'ai tué toutes les heures du jour et comme d'habitude, vers cette heure-ci, une habitude de trois jours qui a déjà des siècles, tu m'envoies un commentaire et des chansons que tu aimes, ou plutôt que tu as choisies pour la circonstance. En les écoutant avec Youtube, j'imagine à qui tu les dédiais naguère, je me demande si tu étais amoureux d'une belle inconnue, si tu as connu une Jeanne et si la nuit t'a ébloui toi aussi. Je me rappelle brusquement un morceau que j'adorais, L'enfant et l'oiseau, plein de bons sentiments et je retrouve la pêche. Irai-je au bal finalement ?

***

Que dire d'une soirée en décalage total ? Est-ce que j'avais vraiment besoin de savoir qu'on ne remonte pas le temps, qu'on ne peut plus retrouver les émotions porteuses de l'adolescence parce que c'est comme ça. Tout a changé, heureusement. Pour oublier, il faut désormais d'autres stratégies. Le retour à pied à trois heures du matin est encore le plus drôle dans le pathétique :

Voiture 1, style racaille, casquette à l'envers, il me fait signe comme il est déjà garé. Je traverse pour lui parler : « T'as deux minutes ? »

Voiture 2, me dépasse puis recule pour se garer en m'appelant : « Quelle élégance ! Tu vas où comme ça ? »

Piéton 1 , la main aux fesses quand je le croise. Je trace, il me rattrape et m'emboîte le pas. Je fais volte-face ; il recule et bredouille : « -e -è-che - omp-i ». Je dis trois fois « Pardon » en avançant vers lui avant de saisir qu'il cherche de la compagnie. Ses yeux sont blindés, partagés entre peur, désir et folie.

Taxi : « Je vous emmène ? »

Voiture 3 : « T'y crains rien, vas-y, monte ! Je vais rien t'y faire. J'y reviens du boulot, j'y travaille ici, j'ai le pain tout chaud à l'arrière, si t'y veux » Il a fait deux fois demi-tour, j'ai changé deux fois de côté de rue, pour repousser ses avances. C'était le plus sympathique. Si tu n'avais pas été là, de désespoir, j'aurai tenté la chance parce que il n'y a rien de pire que de rentrer seule.

***

À quoi tiennent les signes dans la vie ? Quels sont ceux qu'on choisit d'interpréter ou pas ?

J'ai tenté d'amorcer une discussion bafouillante. Les gens que j'aime se sont moqués de moi. Ils n'écoutaient rien, occupés à échanger des clins d’œil moqueurs pendant que je rougissais comme une écrevisse pudique. Je me trouve lamentablement ridicule. Tout s'embrouille. Je ne crois même pas que j'ai raison.

Où trouver la force de gravir ce chemin inespéré, inondé de lumière mais tellement escarpé. Entre douleur et fierté, mon cœur se déchire.

Dimanche 15 juillet,

Douzième jour après le point de bascule. Si nous devions dédier un jour à chacun des signes du zodiaque, on en serait aux poissons, signe d'échanges, de relations, de glissement en avant. En lisant ce matin ton mail trop attendu, je vois que tu l'as écrit à cinq heures du matin ! La nuit blanche n'est pas toujours là où on le croit. Je me sens investie d'une mission de réponse et d'encouragement. Tu portes ta croix en ce moment et j'aimerais tant alléger ta peine. En plus, tu prévois les difficultés qui m'attendent pour le travail ; mais mon Golgotha viendra ensuite, à la rentrée, et à chacun sa couronne d'épines. Quoiqu'il arrive, ce sera forcément mieux que le silence forcé des aveux que j'étouffe pour ne rien briser ; mieux que ce dédoublement qui faisait que je déguisais mon insatiable désir en réclamations toutes professionnelles et parfaitement abusives ; mieux que la nécessité de développer un exosquelette blindé pour libérer à l'intérieur mes fantasmagories amoureuses ; mieux que la brûlure de l'impossible indissociable de la source de ton regard.

Nous verrons-nous aujourd'hui ? Je t'ai envoyé des propositions et je sens tes réticences. Je me retiens pour ne pas insister ; j'ai tellement envie de te voir, tout en sachant que cela ne calmera pas le moins du monde ma soif de toi. Je vais donc faire un effort extraordinaire pour me préparer sans savoir. Mystère.

***

Échec total de ma sortie culturelle : il a trop plu, rien ne m'a plu, tu n'es pas venu et j'ai manqué Mikaël. Mais -et là réside tout l'intérêt de se retrouver avec une vieille médaille rouillée et rongée, c'est que son revers prend toute sa dimension d'alternative : les dizaines de kilomètres que j'ai pédalés contre le vent à l'aller et avec, au retour m'ont permis d'inventer une chanson avec des clés et des boites, et de défouler un peu de désir. À certains moments de la vie, les chemins se tracent tout seuls sous nos pas. C'est du moins la sensation que j'ai eue à partir du moment où j'ai décidé de laisser ma place de documentaliste. Si je me rappelle bien, les choses étaient devenues de plus en plus difficiles et je vivais comme malgré moi. Je perdais le sommeil, des détails me faisaient trembler les mains (surtout une remarque quelconque de Christine B), ma colère s'enflammait pour un rien (et j'avais beau me retenir le plus possible avec Daniel, je n'arrivais plus guère à étouffer mes chevaux emballés, leurs sabots faisaient des étincelles sur un terrain soufré). Mes essais de transposition échouaient et compte-tenu de leur violence, il faut le prendre pour une protection du ciel – mais c'est une autre histoire. Je n'arrivais à parler sincèrement à personne, étouffée par les mots que je ne voulais pas me dire à moi-même. J'avais l'impression de transporter partout mon humeur d'orage, mes règles étaient très douloureuses, j'étais le chêne au cou pelé...Jusqu'au jour de l'explosion, quand un flot incoercible de reproches contre Christine s'est déversé, crevant l'amoncellement orageux mais laissant en moi un noir d'encre, provoquant une hémorragie en plein milieu de cycle. Ma vision s'est rétrécie, mon cœur s'est rabougri, j'étais perdue, j'en voulais à tous qui disent mélodieusement, à la louche : « Exprime-toi, tu te sentiras mieux ». C'est faux : il y a des mots qu'il ne faut pas dire parce qu'ils bondissent en avant sans voir visé et qu'on ne pourra jamais revenir au point d'équilibre. Une fois prononcés, ils ont concrétisé une part de réalité, ils ont donné un sens et en marquant le passé, déterminé l'avenir. Le voilà, le destin : la vie enserrée des mots. Dans le mélange des couleurs indistinctes de nos gestes multiples, répétés, innovants, aucune forme ne se dégagerait si on n'y mettait pas de mots. L'innocent ne sait rien de ce qu'il fait car il n'obéit pas aux codes grammaticaux, aux cadres linguistiques, aux lectures multiples. Dans l'absolu, à chaque seconde, tout est possible.  En pratique, les mots qui donnent l'énergie de vivre sont aussi ceux qui ferment, qui taillent. Le tracé de la courbe du visage est déjà l'abandon de l'infini des possibles ; la définition de nos actions insère des limites dans notre espace-temps terrestre et médiocre. C'est le pouvoir des mots, le revers de leur force. Pour exorciser ce déferlement d'obscurité, pour éviter d'être ensevelie dans les profondeurs minérales de ces colères insurmontables, il a bien fallu que je creuse la question. Chercher la lumière, c'est un peu faire naître une étincelle dans sa main, qu'on appelle aussi  «espoir ». Ensuite, on aura au moins un semblant de choix : la souffler en se disant qu'on la rallumera plus tard, à la retraite, à la rentrée, à la saint Glinglin ou la suivre et voir où elle nous mène. Pendant les vacances de Pâques, j'ai senti comme un tourbillon au dessus de ma tête et je suis bien en peine de dire ce que j'ai bien pu faire de mes journées, sauf que je suis tombée dans un puzzle art-déco de trois mille cinq cents pièces moins quinze perdues et que la pratique du saxophone m'a tenu la tête hors de l'eau. Histoire de désamorcer ma culpabilité maternelle, j'ai emmené Daniel à Paris, voir la Tour Eiffel, le musée Grévin et l'Arc de Triomphe ; j'en retiens la flamme du soldat inconnu et la casquette de mode sur la tête du mannequin de Sarkozy... En revenant au lycée, la décision de quitter était une fenêtre ouverte sur le monde. Enfin, je respirais. En plus, je pouvais de nouveau penser à toi, t'imaginer ; il ne nous restait que deux mois à se voir... je pouvais de nouveau parler à Christine, accepter sa présence intermittente... Je pouvais de nouveau rire aux éclats, je pouvais de nouveau avoir des idées folles. Tout s'est allégé d'un seul coup. Les autres m'intéressaient, et inversement me semble-t-il. Tout était permis, tout réussissait. Même Louise est tombée du ciel pour une mission impossible. J'attribue ces succès au choix en accord avec l'harmonie cosmique : il existe à cet endroit un point de rencontre entre ma part intersidérale et ma part terrestre ; ma volonté ici-bas s'est accordée à ce devenir mystérieux -mouvance du grand tout, en un équilibre parfait : l'amour a irradié immédiatement m'illuminant de sa puissance. C'est la force de la liberté. Toutes les arguties rationnelles censés décrire mon attitude ne peuvent que la réduire à la taille d'un caprice. A la question, redite sur tous les tons, des raisons pour lesquelles je change de trajectoire, je ne peux que proposer une misérable explication calquée sur les attentes de mon interlocuteur, ou ce que j'en subodore. En vérité, je cherche comme tout le monde l'équilibre. On peut dire que j'en ai l'expérience, chance à double tranchant, car j'en ressens l'absence avec acuité. Comment cultiver ce lien, sachant que le courage vient en cadeau ? Dima, le guitariste qui accompagne le prodigieux Joe, me l'a expliqué avec une insistance inattendue et quasi incompréhensible, le jour du pot de fin d'année. Il a dû lui aussi affronter un tourbillon intérieur similaire, une dizaine de jours. Il s'était fixé un point d'accroche : le domaine de l'informatique et une exigence : un salaire mensuel de mille cinq cents euros. Au terme de ces dix jours, où ses actions étaient floues (et peut-être vaines), la solution est venue de l'extérieur, sous la forme d'une rencontre avec un employeur bien intentionné, qui lui offrait mille cinq cent cinquante euros pour développer un programme logiciel sur mesure dans la nouvelle boîte qu'il tentait de monter. Cette autobiographie expresse et légendaire a confirmé mes pas. Les derniers jours de travail ont été idylliques, dans l'harmonie du monde.

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Les nuits blanches et insomniaques me ramenaient vers toi. Ma brève rencontre avec un bonheur furtif a semé dans mon âme un petit plus qui finit par grandir et prendre une telle place que je n'arrive plus tellement à me concentrer sur ce que j'aimais auparavant. Il est temps d'affronter une discussion sérieuse avec ma femme. Mon silence, je le crois maintenant, ne sert qu'à protéger des demis-mensonges et des contre-vérités qui blessent à coup sûr. J'invoque tantôt ma femme, tantôt ma fille, mais je sais bien qu'au fond, il s'agit bien d'une décision que je dois prendre seul. Car il est évident qu'elles me préfèrent heureux ailleurs et autrement, qu'hypocrite ici. D'ailleurs, la curiosité d'Alexandra me le prouve. Avec son raisonnement d'enfant, elle sait exactement détecté l'amour que les adultes nient. Notre conversation sincère m'éclaire les idées. Son calme atténue ma peur, comme si son regard innocent remettait les choses à leur place. Voilà belle lurette que je n'ai que des miettes de vie et voilà que me revient un appétit à croquer !

Lundi 16 juillet,

Aujourd'hui, je ressens les effets du lâcher prise, je mesure ma vitesse de chute. Les mauvaises langues diraient : « Retour à la réalité ; fini, le rêve » et le fait est que j'ai bien cette impression. Alors ? Je crois que j'ai pris cette semaine toute une série de décisions inappropriées : rechercher des sensations adolescentes, cultiver le fantasme, tuer le temps, écrire un amour plus inventé que vivant, m'appuyer sur toi, détourner mon attention : tout cela fait grandir cette peur secrète que je devrai bientôt avouer. Le recentrage est nécessaire et l'écriture m'y aide. J'ai songé aussi à aller boire une vodka avec des Russes, mais depuis le temps que je ne mélange pas à ce genre de soirée, ça pourrait être mal interprété. Je m'en tiendrai donc à un rosé par ci, une chartreuse par là, avec ou sans compagnie.

Quant à toi, qui occupes mes pensées, trop à propos pour que je ne m'en sente pas coupable, tu es peut-être de l'ordre de la fonction. Ou plutôt, j'ai l'impression d'être moi-même une fonction pour toi, plus qu'une personne objective. Même si ce quart de vie finit par t'étouffer, je ne doute pas un instant de l'amour-tendresse qui existe encore sous les cendres de ce feu trop vite éteint. Ta fille t'est, je pense, indissociable- même si j'extrapole mes propres liens à Daniel (ce qui est tout de même assez contestable) et ta femme joue le rôle du miroir chevaleresque où tu as projeté une image marmoréenne. Tout est fermé à double tour et même si tu as les clés, tu ne peux pas ouvrir tout seul. Je dois t'aider. Je l'accepte, comme j'accepterai ensuite ce qui pourra venir. Il y a eu dans ma vie des hommes qui ont tenu ce rôle ; ils ne le savaient pas et j'étais trop naïve pour l'exprimer. Ce sont les souvenirs qui dévoilent l'évidence. A la réflexion, tous les hommes ont peu ou prou joué ce rôle, chacun à sa manière. Maintenant, je peux me dire que je suis arrivée à un palier et c'est à mon tour. Je ne voulais ni rien casser, ni rien détruire dans ta vie. En cinq secondes de conversation à cœur ouvert et corps défendant, je n'ai plus entendu que ton appel : tu ne peux plus construire. De deux choses l'une : ou tu secoues les fondations si fort que tu laisses s'écrouler ce qui était et que tu es prêt à bâtir sur cet échec premier et retentissant -Il te faudra bien du courage, et à moi de la diplomatie. Ou alors, je ne suis que le pavé qui trouble la surface et l'onde ensuite s'aplanit progressivement, plus forte de l'effraction, plus lisse, plus cohérente. Et dans ce cas, c'est moi qui devrait avoir le courage de panser seule les futures plaies de la solitude retrouvée. Je me garde ma cave en désordre au cas je doive bientôt trouver dans un grand rangement, une expiation d'ermite. Mais demain sera un autre jour. Allez direction BHV et aquarelle.

Certains jours ont leur caractère : celui-ci a un goût amer. Les rayons vides du bazar m'ont serré la gorge comme si j'étais liée au magasin, comme si le monde y tenait tout entier, comme si ce vide préfigurait mon avenir. J'ai regretté le livre des motifs, dernier exemplaire tout abîmé que je pensais m'offrir, comme on se donne une consolation ou un encouragement. Un peu sonnée, j'ai repris mon vélo, avec son minuscule antivol rouge à roulette chiffrée et étiquetée qui ne parvient même pas à l'empêcher de verser. Cela dit, à vingt ans, une roue voilée, des freins rouillés, des pédales dépareillées, une selle vacillante, un panier mal fixé, cette bicyclette ne tente pas grand-monde. Là encore, je vois comme une métaphore de ma vie vaille que vaille, où je ne parviens guère à fixer des choses, où mes amis semblent issus de mondes radicalement autres et ne peuvent se rencontrer sans gêne. Mon assise jamais conforme, ma volonté désabusée de fuite en avant plutôt que de direction choisie, mon intention de bien faire qui rate souvent, quand l'enfer est pavé de bonnes intentions et qu'en voulant m'approcher, je piétine des plates-bandes... Toujours est-il que c'est aujourd'hui la fin : au début d'une dernière descente, le frein avant s'est déboîté et à rebondi devant moi, tandis qu'à l'arrière, la prise a lâché aussi,, usure ou dérèglement, je ne le sais pas. J'ai chanté le blues du vélo cassé en revenant à pieds. Et voilà.

J'ai attendu le reste de la journée, faisant la sieste pour tourner plus vite la page de ce jour.

Le téléphone a sonné à ce moment-là. Il faut dire que je t'attendais si fort, souhaitant que mon désir télépathique résonne pour toi comme un ordre subliminal -ai-je jamais été capable de faire fonctionner cette connexion de quatrième type ? Il y a bien une histoire à ce sujet, mais elle est pour une autre fois...

Il faut savoir aussi qu'en partant,, j'ai oublié exprès de fermer le portillon à clé et je t'ai laissé un mot sur la table de la cuisine, car, souviens-toi, tu m'as menacée d'une surprise et je me surprends à me laisser enchaîner à la maison par une simple hypothèse, ce qui est un comble. Moi qui résiste à tout emprisonnement surtout doré, je me laisse prendre au quart de tour à ton clin d’œil assorti de demis-mots.

 Ta voix au téléphone me tire donc de mes fantasmagories rêveuses. Tu ne viendras pas tout de suite, tu viendras ensuite c'est promis. Nous planifions les jours dans un calendrier prévisionnel et joyeux, tout ce que je ne voulais pas, tout ce qui m'est impensable. Je proteste de mon désir de te voir à n'importe quel prix, tu cases tes obligations, ta femme et ta fille comme dans un jeu de Tetris. J'arrive en dernier comme un cheveu sur la soupe et comme une pimbêche, j'en suis bien contente encore. C'est l'amour version moderne : le vocabulaire reste romantique et planant mais l'entrevue doit se plier strictement à la programmation. Est-ce que je voudrais te voir « tout plaquer » style série B ? Pour avoir sur les bras, tes regrets ou tes remords et sur le dos, l'angoisse de l'avenir inconnu ? Pas sûr, pas sûre...Je vois venir de loin l'étape prochaine, montre en main et agenda en poche, où il nous faudra nous inscrire et réveiller nos désirs sur commande. Les sentiments à distance ont beaucoup d'avantages : ils ne prennent pas de temps, n'empiètent pas sur les devoirs, existent sur un autre plan, le corps n'a qu'à suivre : c'est ainsi qu'on aura le beurre et l'argent du beurre ; l'exclusivité n'est qu'une vue de l'esprit, on sait bien qu'elle n'existe pas. Oh, mon chéri, l'avenir s'annonce bien grisouilloux, bien grisounet.

Toute médaille a son avers et son revers : voilà qui me renvoie à mes moutons que je n'aurais pas dû quitter pour des rêves impossibles et sanglants : Que vais-je devenir à la rentrée ? Mikaël, incidemment de passage, m'encourage : inventer en commun est la seule échappatoire, vu que mes espoirs de bâtir quoi que ce soit avec toi pointent à peine à l'horizon, reportons-nous vers une autre sorte de construction.

Demain, Bérangère pour la consolation, ce week-end, fête alcoolisée avec les potes et ce sera reparti comme jamais ; juste peut-être un petit pincement bien loin, vite enfoui sous un blindage d'acier, sans même une larme, ce genre de fierté n'existe plus en moi depuis belle lurette. Bonnes vacances à toi, qui offres les Baléares à ta famille, pour vivre dans les rails, pour faire comme les autres, pour suivre le mouvement. Dans ces conditions, mes grincements personnels ne sont rien comparés au déchirement qui t'attend (en fin, à ce que je suppose...) Allongé sur une plage à l'allure publicitaire, dans un cadre quasi promotionnel, tu rêveras à nos retrouvailles, comme à un ailleurs de désirs : l'ici viendra troubler le là-bas que tu investissais peut-être de vertus aphrodisiaques ou régénératrices. Du coup, tu risques de t'y perdre, tu me perds évidemment et avec ta famille autour, il y a fort à parier que les plumes vont voler. Tu n'auras plus vraiment les cartes en main, et tout dépendra désormais de la propension des adultes à contenir leurs émotions, à sauvegarder leurs acquis, à renforcer leurs murailles face à l'inconnu. Généralement, tout le monde est d'accord pour laisser close cette boîte de Pandore – tu es le seul assez naïf ou trop affamé à croire que l'on puisse y gagner quelque chose. Et moi, malgré tout, j'embraye transie et capable de mettre à fin à tout ça plutôt que de regarder les choses s'effilocher, capable de te remercier dignement et de prendre la tangente, capable de te fuir à force de trop te vouloir.

***

En fin de compte, c'est toujours pareil : on a beau élaborer les hypothèses les plus inimaginables, la vérité dépasse les élaborations intellectuelles les plus audacieuses. Si tant est qu'on puisse jamais l'apercevoir. En tous cas, je vois bien aujourd'hui que je n'avais rien compris du tout. Rien.

À mon retour du travail, pour mon dernier jour, la maison résonnait étrangement « vide ». Pourtant, après deux décennies de mariage, on a assimilé où est l'autre. Mais l'écho m'informait du contraire : je n'avais pas la moindre idée d'où étaient passées ma femme et ma fille. On croit que ces choses-là n'arrivent que dans les films, ou les histoires drôles. En évidence, près du téléphone, une lettre qui m'assure que tout est préférable ainsi, que cet « ami » est un homme qui vaut vraiment la peine, qui a réussi dans la vie et que les Baléares seront pour une autre fois . Avec des remerciements pour ma compréhension : elles ne pouvaient pas manquer l'occasion unique de visiter les États-Unis en jet privé.

Mardi 17 juillet,

Mais où est passé mon courage ?

J'ai toutes les cartes et je suis incapable d'en abattre une seule. C'est du joli. N'être ni là ni ailleurs, t'attendre en vain. Même la colère s'est envolée. Énergie nulle, envie au point zéro, alors que le mardi, jour de mars, devrait monter aux créneaux. C'est du chouette. Sans toi, je ne suis rien : ces mots chantés mille fois par des crooners sucrés prennent dans mon cœur une importance singulière. Je t'en veux un peu d'être si raisonnable alors que c'est moi qui te l'ai demandé. Je m'imagine que tu as changé d'avis pour moi et que tu te trouves mieux comme tu es maintenant. Chaque voiture qui passe est potentiellement la tienne, gris vert et pacte entre nous puisqu'elle me rappelle ce mardi comme un premier jour de vie. Heureusement que le quartier est très calme. Je pense encore à la manière dont je t'imagine, sans rien savoir de toi. Ta maison, dont je ne connais pas grand chose, sinon cet encadrement fermier de fenêtre sur Netlog, sur une photo de toi en contre-jour. Il y a une cheminée aussi, un téléviseur et au fil des histoires et de nos conversations, les pièces prennent une apparence variable, grandissant, rapetissant, s'allongeant au rythme de tes allées et venues supposées. Qu'y fais-tu en ce moment ? Tes deux chats fâchés mais joueurs ignorent ton poisson rouge. Ta fille se fait discrète, sur le canapé, ta femme dort ou pleure en crise de larmes ou en silence. Ta chambre m'interroge : dans tes mails, tu rêves de moi, mais dans le lit, c'est elle que tu enlaces. Je n'ose pas te poser la question du sommeil commun, moi qui aurais tellement besoin d'un câlin avant ton départ demain. Ma colonne vertébrale est en accordéon à force de désirs fumeux. Il est temps de me bousculer au cinéma en plein air, parce que je ne peux pas vivre le crépuscule dans cet appartement vide de tous ceux que j'aime et où je me souviens de notre premier baiser.

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Entouré de Sophia Hepburn superbement coiffée, Sophie Marceau magnifiquement surprise, et de Robert malicieusement tiré des Scènes de ménage, Mikaël est fidèle à son poste en face de la pharmacie du Vieux Lyon et de la coquille Saint-Jacques en bas-relief de la porte moyen-âgeuse de la maison bourgeoise voisine. Il faudrait que je lui consacre un portrait littéraire en fin de compte, car j'ai tant à dire sur cet ami qui n'est pas un amant, mais tout le reste et je pèse mes mots : il est ma famille, mon guide, mon témoin, mon confident, mon espoir de jours meilleurs, ma résilience d'hier, ma confiance en demain, mon accord au présent. Il sait changer le monde, concrètement. Il sait aussi lire mes pensées, il me connaît mieux que moi-même -ce qui n'est pas toujours très pratique. Sa générosité est sans limite et je crois que sur ce coup-là de mon changement de cap professionnel, il va me tirer d'affaire. La suite des événements nous le prouvera en tous cas ; il n'est pas encore temps de dévoiler mon jeu. A minuit, il me raccompagne et nous refaisons un petit bout du monde avec deux gorgées de chartreuse. J'aurai le plaisir de l'envoyer au boulot demain matin avec un café et une cigarette, ce qui détournera mon attention pour que tu me manques moins. Les quelques semaines de séparation qui s'annoncent me paraissent insurmontables, à tel point que je regarde avec un étonnement sans bornes l'éventualité d'y survivre. Je me cantonne à la minute présente toute façon, suivant l'adage « À chaque jour suffit sa peine ». Mais celle qui m'attend demain me plongera dans une éclipse ineffable. Je le sais déjà, sauvée par l'inertie du temps qui passe.

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L'urgence !

L'urgence de rattraper d'un seul coup mon attente imbécile ! L'urgence de te retrouver et de te dire que je suis libre et à toi !

L'urgence et l'inquiétude : pourvu que tu ne t'échappes pas par surprise ! Pourvu que tu n'aies pas renoncé à moi !Pourvu que j'arrive à temps, parce que ma froideur n'était qu'en surface. Je laissais couler ce temps dans l'espoir d'un signe du ciel. Et ce que j'obtiens n'est pas un signe, c'est un ordre pour nos retrouvailles. Quand je craignais le regard de autres, je fermais les yeux sur ce qui devait être aveuglant. Peu m'importe qui, comment, pourquoi : je suis heureux que ma femme soit heureuse et heureux d'être libre de rendre la femme de vie heureuse.

Mercredi 18 juillet,

Gare Part-Dieu. Me voilà partie, avant toi finalement, et me mettre en mouvement atténuera la douleur de savoir ton départ en vacances. C'est drôle d'observer les qualités de l'absence : depuis chez toi, à une vingtaine de kilomètres, tu es presque avec moi quand même ; tu pourrais décider de venir en une demi-heure. Mais depuis Montpellier ou Toulouse, rien à faire, aucune chance, mes pensées se refroidissent instantanément. J'ai prévu de terminer mon récit de ces deux semaines rêvées mais j'ai tant de choses à te dire encore. Vaut-il mieux te les écrire comme ça ou te les dire de vive voix ? Trouverons-nous le temps de la découverte mutuelle dans la course à l'organisation et à la survie du quotidien ? Je ferai peut-être bien de te laisser le choix car si, pour ma part, j'aime dessiner par des mots les contours de la vie, peut-être que toi, tu préfères le flou des sensations entrecroisées, la liberté de l'imaginaire départagé et le mystère des interprétations mouvantes.

En descendant à Mâcon, sur le quai de cette petite gare de campagne, je reconnais ta silhouette sans y croire.

Oui, c'est toi ! Là !

Je suis dans tes bras sans savoir comment. Je t'enlace, tu m'embrasses, nous suspendons le cours du temps à force de désir consenti. Je me laisse aller au goût de la vie.

Il me faut interrompre ici le récit de mes premiers vrais jours avec et sans toi, après deux ans d'évitement. Tu es la source de ma flamme et je voudrais t'offrir ciels et terres.

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Croire à l'impossible est une nécessité de la vie humaine.

Autour de Lyon, jusqu'au 20 juillet 2012

...en liens avec

http://www.dailymotion.com/video/xlvwct_vhils-creation-a-l-explosif_creation

http://blogs.mediapart.fr/blog/lepistolero/130712/avec-les-livres-le-cafard-redevient-etre-humain

Melody Gardot et les étoiles : http://www.youtube.com/watch?v=lLSjZHshqj0&feature=list_other&playnext=1&list=AL94UKMTqg-9B7oY2qi4Fy6EOuXQiGQdQ-

Journal d'une métamorphose.

En deux semaine, la vie d'une femme est totalement bouleversée car elle quitte son travail - c'est le fruit d'une décision longuement pesée,  et découvre en même temps l'homme de sa vie -c'est une véritable surprise.

Dans les montagnes russes des émotions, entre enthousiasme et accablement, elle affronte ce cap en essayant de rester sincère avec elle-même. En contrepoint, la voix de celui qu'elle aime, qui tient la distance pour épargner sa propre situation.

Ce récit est un appel à la confiance et une invitation à retrouver un fil rouge dans les incertitudes et les déceptions de la vie. Quand le destin amorce un tournant, il faut savoir "braquer" et garder confiance dans cette énerge vitale qui nous porte jour après jour.

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