Le Grand Canal

Muriel

Appartements bondés du Grand Trianon de Versailles en ce dernier jour d’expo : la mode du XVIIIème revisitée par nos couturiers. Suffocation, enfermement, peu de regards, les pieds écrasés. Des robes, je n’en ai vu que deux. Sortir. Dans les jardins. Presque seule, enfin je respire. L’espace s’étale devant moi. Au milieu des parterres aux grandes hampes colorées, les harmonies jouent du bleu, du rose et de l’ocre entre fleurs, marbre et pierres. Mes yeux s’émerveillent. Je m’approche de la terrasse et m’ajuste à la balustrade. Mon regard plonge sur le Grand Canal, presque déserté en cet automne. Je ne me lasse jamais de l’admirer. Aujourd’hui il est plus beau encore. Son étendue d’eau est dormante mais parcourue de milliards d’ondoiements comme d’autant de petits poissons frais endormis à sa surface dont les écailles miroitent le ciel argenté. Elle me fait envie. Je me vois d’un coup sauter par-dessus la balustrade et m’allonger nue dans cette eau qui m’appelle. Mon corps immense remplirait son espace, ma tête et mes jambes dans le sens de son axe et mes bras allongés dans les branches de la croix qu’il dessine. Je frissonne à l’idée du contact de mon corps chaud à cette eau froide et grise, ma peau électrisée se tendrait comme celle d’un tambour, répondant de sa chair de poule aux myriades de poissons glacés. L’eau glisserait dans les interstices de mes doigts de pieds, suivrait mes chevilles, mes mollets, le dos de mes genoux, naviguerait entre mes cuisses, sur mes flans, le bord de mes seins, sous mes aisselles, ma nuque, l’eau déjà entrerait dans mes oreilles pour que je n’entende plus que le bruit intérieur de mon corps. Dans mes cheveux, elle s’immiscerait entre mes racines et courait jusqu’à leurs pointes. Puis chamboulée et chahutée, l’eau comme un torrent joyeux viendrait de ses vaguelettes lécher mes joues, mon nez, entrerait dans mes narines et dans ma bouche, désaltérant ma langue poreuse où absorbée comme par une éponge en disparition spontanée dans chacun de ses pores. Glaçante contre mes dents irradiantes de douleur jusqu’à leurs racines. Elle glisse et s’engouffre dans ma gorge, froide elle descend, pétrifiant ma vaste tuyauterie intérieure. Elle arrive enfin dans ce bel endroit, doux et soyeux en mon centre creusé. Là elle s’endort en un lac émeraude où presque rien ne bouge, seule ma respiration l’ondoie lentement. Puis réchauffée, l’impatience la reprend, je m’en vide en un long jet de pisse chaude contre mes cuisses. Jaune et transparente, elle se mélange à l’eau froide et au gris laiteux du ciel qui lui répond.

Excités par la chaleur, les petits poissons s’éveillent. Leurs milliards de bouches tètent ma peau, puis échauffés, toujours plus avides, aimantes et cruelles, leurs dents s’essaient à ma chair et tendrement la déchiquettent. Le sang coule et au jaune ajoute le rouge, chaud et gluant entre mes doigts collants. De longs jets puissants s’échappent de tout mon corps au rythme des pulsations qui me vident. Je me dissous dans l’eau. De moi ne restent que les os blancs et les dents. Je suis le Grand Canal. Dimanche, les promeneurs innocents viendront musarder autour de moi, sans savoir qu’ici gisent les restes vivants d’une géante dissoute de plaisir au fond de ces eaux.

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