LE GRENIER MUSICAL

Gilbert Marques

Une rue anonyme dans un quartier populaire perdu dans le dédale de la grande ville. Dans cette rue tranquille, un petit immeuble ancien de quelques appartement. Habitent là plusieurs familles dont les enfants, filles et garçons, ont grandi ensemble. Ils se considèrent tous presque comme sœurs et frères. Depuis aussi loin qu’ils se souviennent, ils partagent les mêmes jeux, les mêmes projets, les mêmes joies et les mêmes peines.

En ce début des années soixante, ils ont envie de rompre leur quotidien pour vivre de nouvelles aventures. L’adolescence les lance vers des rêves de destins fabuleux. Ils passent des heures à en parler, à imaginer, nourrissant un grand dessein commun.

Parmi la bande, quelques-uns taquinent plus ou moins bien quelques instruments de musique. Un autre écrit et publie déjà des textes dans des revues tout en participant à des spectacles. Quelques autres ont constitué une troupe de théâtre. Participent aussi à ces activités les apprentis de différents corps de métier. La plupart de ceux-ci assument le rôle ingrat des acteurs de l’ombre mais ils l’ont choisi.

C’est l’époque où les radios commencent à inonder les ondes des compositions des Beattles et des Rolling Stones. Loin là-bas, de l’autre côté de la Manche, ces gars, à peine plus âgés qu’eux, en sont à peine à leur début de carrière mais ils engrangent les succès.

Ici, bien sûr, ce n’est pas Liverpool mais pourquoi ne pas les prendre pour modèles et devenir artistes en créant un groupe ? La décision est longuement mûrie et réfléchie mais finalement prise. Tous se sont concertés et de leurs conciliabules est née la certitude que leur rêve peut devenir réalité. Chacun se prétend prêt à y mettre du sien, à travailler sérieusement et à aller jusqu’au bout. Un seul objectif, réussir ! Et voilà que les tâches se distribuent naturellement, en fonction des compétences de chacun. Ceux pompeusement appelés techniciens déclarent prendre en charge toute la partie aménagement. Les filles entendent s’occuper de la décoration. Le poète, promu parolier, affûte déjà sa plume. Quant aux musiciens, ils devront aussi se retrousser les manches non seulement pour aider les uns et les autres mais aussi pour commencer à répéter afin que les cacophonies individuelles deviennent de véritables morceaux de musique.

Pour le début, chacun fera avec son matériel qui sera mis en commun mais s’il n’y a pas de réel problème de ce côté-là, il en existe un très important. Où trouver un lieu pour répéter ? Chacun vide ses fonds de poches, de tiroirs et de tirelire mais il n’y aura jamais assez pour louer un local et puis, où le trouver ? Solliciter l’aide des parents ? Hors de question ! D’abord, ils ne savent rien encore de ce qui se trame. Ensuite, étant donné leur situation modeste, il serait indécent de demander plus que l’essentiel qu’ils assurent déjà avec difficultés. Il reste une seule solution : se débrouiller par soi-même.

Leur accord leur sera demandé plus tard mais comme souvent, ils se trouveront face au fait accompli et, malgré leurs récriminations, céderont face à la détermination de leur progéniture. Bien sûr, ils ne seront pas avares de conseils parce que pour eux, faire l’artiste n’est pas un métier sérieux et ils insisteront pour que chacun continue ses études ou son boulot. Peu importe… Pour ces jeunes, s’ils ont la chance de réussir, ce sera un moyen de gagner un peu d’argent tout en s’amusant et donc d’aider aussi leur famille.

Oui mais encore une fois… où trouver un lieu de répétition si possible gratuit ? Ici, pas de cave, seulement des réduits et des greniers.

Les greniers ? Peut-être la solution. Dans l’immeuble, presque tous sont vastes et peu employés. Sans doute recèlent-ils aussi des trésors qui permettraient d’aménager un coin tranquille et douillet où l’orchestre pourrait répéter et où copines et copains pourraient aussi se réunir à l’abri des intempéries. Pour transformer ces hypothèses en réalités, reste à aller explorer.

Pour ce faire, il va falloir forcer les portes cadenassées. Aucune difficulté pour deux ou trois garçons plus hardis que les autres. Méthodiquement, lampe de poche et trousseau de clés à la main tandis que les adultes sont au travail, ils fouillent les galetas les uns après les autres, notant ce qui pourrait leur être utile. L’inventaire achevé, leurs espoirs sont amplement dépassés. Il y a tout le matériel nécessaire, des meubles à la vaisselle. Leur peine d’avoir pris des risques et d’avoir avalé de la poussière est largement récompensée.

Théoriquement, toutes les conditions sont maintenant réunies. Reste à prévenir les parents pour obtenir leur autorisation et pour résoudre la dernière question épineuse, l’alimentation en électricité. Tous s’attendent à des raisonnements interminables, voire à des réprimandes. Les volontaires pour aller exposer le projet sont anxieux. Face à quelques parents réunis à l’occasion d’une fête comme il s’en produit souvent dans l’immeuble, ils prennent la parole et décrivent, avec force détails, ce qu’ils ont l’intention de faire tout en passant sous silence, évidemment, leurs incursions dans la propriété d’autrui. Pas rassurés, ils attendent le verdict des adultes, y compris de ceux des voisins n’ayant pas d’enfant. Et il tombe, surprenant. Tout le monde est enthousiaste. Les parents se montrent peu curieux et proposent même leur aide. Tout le monde préfère, semble-t-il, avoir des enfants artistes que voyous. A cette époque sévissent en effet des bandes rivales baptisées " Blousons Noirs " qui pourrissent les fêtes de quartier par leurs bagarres.

Reste maintenant à attaquer le chantier. Tous les jours de vacances et de repos y sont consacrés avec entrain d’autant que les adultes sont, pour une fois, aux ordres des jeunes. Deux greniers attenants, une fois la cloison abattue, offrent une grande pièce. Parquet ciré, murs peints et décorés de fresques, vasistas propres, plafond recouvert d’une toile de parachute pour cacher les matériaux d’insonorisation constituent les premiers travaux. Vient ensuite l’ameublement. Dans un coin, un fond de lit ancien se transforme en support de bar derrière lequel brillent, sur les étagères, verres et bouteilles militairement alignés. Quelques chaises et des bancs complètent le mobilier. Le plus grand espace libre est rapidement occupé par les instruments et les amplificateurs. Batterie, orgue électronique, guitares n’attendent plus que leur propriétaire pour se lancer dans les mélodies qui vont bientôt envahir le quartier.

Qui aurait pu rêver mieux ? Maintenant, la course à la célébrité peut commencer !

Si les jeunes gens, tout à leur musique, ne se rendent compte de rien, parents et voisins déchantent en regrettant bientôt d’avoir dit oui. Un répertoire ne se met pas en place du jour au lendemain et les tâtonnements répétitifs cassent les oreilles. A cela s’ajoutent les va et vient incessants dans le vieil escalier de bois qui résonne comme une grosse caisse sous les cavalcades juvéniles. Cependant, si quelques-uns rouspètent, nul ne songe à en arriver à la solution extrême d’intimer à ces jeunes, pleins de bonne volonté, de cesser leur vacarme.

Eux poursuivent leur but avec ardeur, inondant la rue des accords sauvages du rock ‘n roll ou plus suaves du blues. La célébrité, ils ne la rencontreront pas mais ils connaîtront une notoriété certaine. " The vagrants ", comme ils ont baptisé leur groupe pour suivre la mode anglaise, se produit un peu partout, fait plusieurs tournées et parvient à enregistrer quelques disques.

Mais le temps passe et les adolescents d’hier sont devenus des adultes, comme leurs parents. En marge de leur activité professionnelle, ils poursuivent encore quelques temps l’aventure, tant qu’ils sont célibataires puis, peu à peu, le groupe se désagrège. C’est la vie.

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Cette expérience aura permis à certains d’entre eux de voir éclore leur talent et de poursuivre une carrière. D’autres sont rentrés dans le rang. Alors que devenus aujourd’hui des hommes et des femmes accomplis parmi lesquels certains ont perdu leurs parents, ils se rencontrent parfois, incidemment, et se souviennent, sans véritable nostalgie. Ils se rappellent la fierté des gens du quartier de pouvoir les découvrir en photo sur les journaux, des félicitations pour leur réussite à laquelle tous avaient un peu contribué.

Puis, presque invariablement, cette évocation se termine sur une anecdote en forme de paradoxe :

- T’as jamais rien trouvé de bizarre ?

- Non, je ne vois pas.

- Ben nous répétions près du ciel, dans le Grenier, alors que nous

jouions la plupart du temps dans des caves où se trouvaient les boîtes ! Les deux extrêmes, en quelque sorte…

Texte tiré du recueil "Nouvelles citadines"

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