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Le jeu de poker / La part du jeu
Danièle Fayette Veret
Scène de famille un peu glauque . Les membres sont amenés, par respect à une parole donnée à de troubles partes de cartes . . .
22 heures ! Il ne restait plus que 2 heures ! Comte Pierre, comme il aimait se faire appeler, avait à nouveau réuni la famille, ce soir là, à l'instar des vendredis précédents. Voilà deux mois qu'il conviait ses proches dans la demeure des aieux depuis que Comtesse mère avait rendu son dernier souffle vitaminé de haine et de sarcasme. Pierre assurait temporairement le gardiennage. Voilà deux heures que quatre paires de mains abattaient des cartes, acharnées au jeu comme pour broyer un soupçon de désespoir. Ces quatre joueurs du vendredi avaient revêtu le costume de cérémonie de circonstance rimant avec élégance. Maria avait tiré les tentures jaunies par le temps, lourdes et imposantes de poussière écrasant le silence dans la pièce. Tout bruit non désiré ne pouvait que venir s'étouffer dans les replis du rideau. Baptiste, le frère ainé de Pierre et de Maria, enfermé dans un mutisme profond, poursuivait son travail, celui qui lui était réservé à chacune de leur rencontre. C'est ainsi que la main décharnée courait sur la petite table du salon dessinant d'étranges formes ou signes sur un fascicule cartonné sous des regards mi cupides, mi désabusés, mi résignés. Arsène, le quatrième nommé, demi-frère, mais revendiquant une place entière dans la famille, attendait patiemment un signal que ne manquait pas de lui adresser Pierre, au moment voulu. Il se levait alors pour quitter quelques instants la pièce, le visage sombre ou enjoué, suivant les cas. Fidèles à ces instants répétitifs, chacun privilégiait une fausse tranquillité ambiante, conscient que les heures qui s'écoulaient les entraînaient, parfois, très loin d'une prétendue sérénité.La grande table du salon se dressait au milieu de la pièce, dépouillée toutefois de tout apparat contraire à la solennité requise. Seule une lampe siégeait en bonne place et sa lumière timorée attirait, c'est certain, quelques esprits, tacites spectateurs d'une réunion morose. Pourtant, Pierre avait verrouillé, comme à son habitude, la lourde porte de chêne de la demeure, comme pour en interdire l'entrée à des visiteurs malveillants. Nul doute que la chaise abandonnée, tout près de la porte était déjà occupée par feu la Comtesse mère ce qui glaçait d'effroi la progéniture. De son vivant, elle avait toujours su manier avec brio la zizanie et avait parfaitement réussi à diviser toute la famille. Ils lui devaient leurs querelles incessantes et tous les conflits que la jalousie n'avait cesse d'attiser. Son départ pour l'au-delà n'avait rien solutionné puisqu'ils étaient tributaires de son écrit testamentaire.
Maria semblait la plus désabusée et s'inquiétait, à juste titre, devant les inscriptions de plus en plus nombreuses listées par son frère. Elle craignait Baptiste et redoutait cette main qui parcourait le reste de la feuille blanche. Même le stylo, bondissant de ligne en ligne, échappant presque aux doigts qui essayaient de le freiner, paniquait Maria. A cause de lui, chaque vendredi, le verdict, sans appel, tombait, net. Quelque soit le jeu de cartes, l'élu du jour, rami, belote ou poker, le nom du gagnant des parties ou mises successives s'affichait. Maria, piètre joueuse, désespérait de voir le sien. Elle se contentait de noter, ou une moue radieuse de Pierre, ou le sourire de connivence de Baptiste ou le rictus amer d'Arsène. Les parties de succédaient, égales à elles-mêmes. "Serons mous contraints de tout partager ?" s'alarmait Maria. Elle venait de perdre, elle le savait, la commode Louis Philippe, pour laquelle elle ressentait une vive attirance, depuis son enfance. La semaine passée, elle avait vu s'envoler le chiffonier, même époque, ainsi que le miroir doré à l'or fin et soutiré suite à un brelan déficient. La famille n'avait donc aucune compassion pour elle ! Semaine après semaine elle se voyait renoncer à chaque élément du mobilier de ses parents. Le bonheur du jour tombait, aujourd'hui, dans l'escarcelle d'Arsène suite à une quinte royale. Un carré d'as permettait encore à Pierre de glaner le fauteuil crapaud. La coiffeuse en acajou, c'est Arsène, le chanceux qui pouvait se vanter de la récupérer, lui qui avait été privé de considération, depuis belle lurette. Même s'il lui en coûtait beaucoup, Maria était obligée de se soumettre, par respect à une parole donnée à cette mère despotique. Celle-ci devait, Maria en était sûre, se régaler d'assister à ce spectacle. Elle n'avait pas trouvé mieux que de suggérer la distribution de ses biens au hasard de parties de cartes pour émoustiller le déchirement et la mauvaise entente. Ainsi, depuis le dernier souffle, la maison perdait de son âme en même temps que se vidaient virtuellement les pièces.
Minuit ! La comtoise cadenassant le temps figeait son balancier. Le gong signifiait le commencement de la fin. Chacun quittait les lieux, le lot du jour étiquetait dans la pièce attenante en attente de trouver son prochain point de chute. Maria tirait alors les rideaux. Piere oussait dehors une famille désunie porteuse, en ligne de mire, d'une nouvelle espérance d'acquisitions, le vendredi suivant.
Mais voilà que le fameux vendredi devant clôturer la triste fin de remise des biens et fixée par la comtesse, Maria, bluffant toute la compagnie, et elle-même, d'ailleurs, remporta le pot du poker et toutes les mises : la maison familiale ainsi que tous les lots précédemment étiquetés et toujours dans la pièce attenante.
Un ricanement venant d'outre- tombe accompagna les grincements de dents des frères dépossédés.
Maria ! Ne saviez vous pas que la roue de la chance peut tourner ?