Le joli mois de mai
ducoloff
LE JOLI MOIS DE MAI
Une lune rousse éclairait la nuit parisienne. Ou du moins ce qu’il restait de la nuit, qui se fondait dans le bain bleu de l’aube. Jérôme se frotta doucement les tempes, et leva les yeux. Il respira à fond, et goûta lentement la circulation de l’air frais dans sa tête. La soirée, fort prolongée, s’était plutôt bien passée, comme à chaque fois qu’il était sur Paris et qu’il sortait. Enfin, maintenant, il fallait bosser, et essayer de finir le chantier avant l’après-midi – ce serait bien pour repartir ensuite sur la Touraine …
- Ola « Djé » !
Jérôme se retourna, et vit la bonne bouille de son pote Glen, avec son éternel sourire aux lèvres. Tout semblait également aller pour le mieux…
Jérôme ouvrit la porte latérale de son Trafic, qu’il avait pu garer juste devant l’immeuble. – dans le nord du XVème, c’était presque un miracle (et il s’était alors dit que la journée commençait bien...). Il attrapa la thermos sur le plancher du véhicule, prit deux gobelets dans l’armoire minuscule qu’il avait installée le long de la paroi, et, après en avoir tendu un à Glen, dévissa le bouchon. Un arôme délicieux les surprit, fort et acidulé à la fois. Avec un large sourire, Glen demanda :
- Colombien ?
- Colombien mon ami… Je ne peux vraiment pas te la faire !
- Et oui ! C’est la Guyane ça, j’ai dû naître avec des capteurs à p’tit noir…
Ils éclatèrent de rire, puis burent la première gorgée en silence. Autour d’eux, la ville restait encore d’une tranquillité relative, de cette tranquillité qui s’installe entre 3 et 5 heures du matin, une pause fragile dans le flux métropolitain…
Jérôme se resservit, avala d’un trait, puis expira avec satisfaction.
- Allez on y va !
Ils prirent leurs baudriers, leurs casques, leurs gants et les cordes soigneusement rangés dans le Trafic, puis rentrèrent dans l’immeuble. C’était un bel immeuble haussmannien, à l’angle de la rue du Commerce et de l’avenue Emile Zola – et l’un des rares dans ce style. Ils en avaient choyé la façade les jours précédents, et devaient maintenant s’occuper de l’arrière. Et encore, il ne leur restait que la partie supérieure, qu’ils auraient à nettoyer puis à repeindre. Cela n’irait sans doute pas au-delà des 14 heures…
Ils se poussèrent en riant dans l’ascenseur, tant l’exiguïté de celui-ci les obligeait à se serrer l’un contre l’autre avec tout leur barda. Comme dans beaucoup d’immeubles anciens, la cage, coincée le long de l’escalier, avait été rajoutée postérieurement à sa construction.
Arrivés au dernier étage, ils sortirent tant bien que mal de l’ascenseur, installèrent l’échelle de sécurité puis accédèrent au toit en se hissant par le petit vasistas prévu à cet effet depuis des décennies. Après avoir vérifié les poulies et installé les cordes, ils enfilèrent leur baudrier, fixèrent le descendeur et le matériel à leur ceinture, puis entreprirent tranquillement la descente jusqu’au troisième étage. Tous les volets en étaient clos. Et c’était aussi bien…
Ils sortirent le Kärcher et commencèrent le nettoyage. Puis ce furent les grands pinceaux. A 8 heures, ils avaient fini l’étage. Une petite pause s’imposait. Il s’assirent alors sur un petit rebord entre le troisième et le quatrième étage, face à la ville. A leur droite, tout près, ils pouvaient contempler la Tour Eiffel. En face, c’était le sud du XVème et les tours de Baugrenelle. A gauche, c’était la deuxième partie de l’immeuble, qui faisait un L, et qui pour l’instant leur masquait le soleil.
- C’est beau, mais on se caille encore un peu, constata Glen. Tu n’aurais pas un petit quelque chose pour nous détendre ?
- Oh que si ! répondit Jérôme. Je t’ai déjà préparé ça…
Il sortit alors un magnifique pétard d’une de ses poches centrales, et le tendit à Glen en souriant.
- Made in Malakoff…
- T’es un frère Djé…
Glen alluma le joint avec précaution, en le protégeant de sa grosse main. Puis tira quelques tarbouiffes, et expira lentement. C’est à ce moment-là qu’ils entendirent une fenêtre s’ouvrir au-dessus d’eux. Ils levèrent tous les deux la tête, et eurent la surprise de voir une vieille femme qui, en robe de chambre et l’air faussement sévère, s’était penchée vers eux et les dévisageait sans bouger…
- Bonjour messieurs !
- Euh… bonjour, répondit Jérôme.
- C’est donc vous qui faites tout ce raffut… Enfin, c’est pour la bonne cause, et le travail m’a l’air correct… Sans leur laisser le temps de répondre, elle poursuivit, à l’adresse de Glen : Par contre, ce que vous fumez n’est pas très bon pour la santé jeune homme !
Glen et Jérôme se regardèrent, un peu interdits, mais la vieille dame enchaîna avec un air malicieux :
- Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien… Mais je préfère quand même vous proposer un café à la place. J’ai cru comprendre que vous aviez un peu froid ce matin…
- Et bien… ce n’est pas de refus ! répondit Glen en souriant à son tour.
- A la bonne heure ! Nous allons donc prendre notre petit déjeuner ensemble, et vous me raconterez un peu ce que vous faites.
Ils se mirent debout sur le parapet, pour être à la hauteur de la fenêtre ouverte. Une délicieuse odeur de café les saisit, tandis que Solange – c’était son prénom, ils l’apprendraient peu de temps après – s’affairait sur la petite table de la cuisine. Lorsqu’elle revint vers eux, c’était avec un plateau chargé d’une cafetière italienne, de trois jolies tasses en porcelaine et de quelques viennoiseries, qu’elle déposa sur le rebord de la fenêtre. Glen, qui était maintenant à l’aise, intervint avec gourmandise, alors que Solange versait doucement le café dans les tasses :
- Moka !
- Tout à fait jeune homme ! répondit Solange. Monsieur est connaisseur…
La vieille dame commença alors à leur poser quelques questions sur leur métier de cordiste, leurs perspectives, leur sentiment sur la capitale. Et, complices, ils lui répondirent à tour de rôle, avec de plus en plus de passion. Ils lui racontèrent comment, au fil des missions d’intérim, ils avaient pu être envoyés sur plusieurs bâtiments de Paris, avec un plaisir et une fierté renouvelés. Ils lui dirent comment la ville, du haut de ces bâtiments, pouvait être belle aux premières heures du jour, et comment elle prenait vie peu à peu, en étant traversée par une onde furieuse qui faisait vibrer leurs cordes jusqu’à la fin de leur chantier quotidien. Ils lui parlèrent des matins pluvieux, quand le froid humide, malgré des vêtements adaptés, finissait par atteindre leur corps et gerçait leurs mains ; des après-midi d’été brûlantes, quand le soleil partout reflété les aveuglait, et les obligeait à boire des litres d’eau. Ils lui dirent également qu’ils ne savaient pas trop s’ils pourraient poursuivre ce travail au-delà de quarante ans, et qu’ils ne préféraient pas trop y penser…
Solange les écoutait avec affabilité, avec étonnement parfois, et de temps en temps relançait la conversation. Surtout, elle était vraiment attentive, et se montrait intéressée comme peu de personnes leur avaient paru l’être vis-à-vis de leur métier – dont ils n’avaient finalement jamais autant parlé. Pour sa part, elle leur raconta peu de choses d’elle-même. Au fil de la conversation et des rares questions qu’ils osèrent lui poser, ils surent simplement qu’elle était parisienne de naissance, veuve depuis Byzance, et ancienne inspectrice de l’Education nationale.
Après trois Moka, elle leur rappela d’ailleurs malicieusement qu’ils avaient un travail à finir. En souriant, et tout étonnés du temps passé – il était alors près de 10 heures – ils obtempérèrent avec un petit salut militaire, en proposant à Solange de revenir le lendemain si elle était d’accord – après tout, ils avaient la liberté de ne pas finir le chantier le jour même, et ils avaient passé un très bon moment. En plus, ils lui proposèrent d’amener le petit déjeuner. Après avoir fait semblant d’hésiter, Solange donna son accord, et chacun retourna à ses occupations de la journée…
Le lendemain, Jérôme et Glen étaient fidèles au poste, avec trois baguettes, un pot de miel de Touraine et la thermos de café colombien. Solange eu l’air très sincèrement ravie de les revoir, bien que paraissant un peu plus fatiguée que le jour précédent. Ce fut toutefois elle qui, après quelques considérations sur les immeubles du quartier, leur raconta un peu son histoire, son animation après guerre, quand elle y avait emménagée avec son mari, leurs moments de détente aux terrasses du café du Commerce, les grondements de plus en plus fréquents du métro sous l’immeuble, l’irruption de l’automobile, la disparition des petits commerces et des artisans au profit des boutiques de marques, etc… Assis dans leur baudrier, Jérôme et Glen l’écoutait avec la même attention dont elle avait fait montre la veille, et une passion égale vis-à-vis de cette histoire qui était aussi celle de la capitale. Et puis il y avait tant de bonté et de simplicité chez cette femme…
Au bout d’une demi-heure, ce fut à nouveau Solange qui interrompit leur conversation, et qui leur annonça qu’elle devait leur dire au revoir, car elle avait un rendez-vous important au cours de l’après-midi. Spontanément, Glen et Jérôme l’embrassèrent, en lui promettant de passer lui dire bonjour dès qu’ils auraient un nouveau chantier à Paris. Solange eut alors un sourire mystérieux, puis les fixa de ses yeux clairs et à nouveau rieurs :
- Et bien… volontiers ! Je vous dis donc « au plaisir » messieurs…
Un mois après, Jérôme et Glen avaient un nouveau contrat, pour le nettoyage des dizaines de mètres carré de vitres du musée des Arts premiers. Dès la fin de leur première journée de travail, ils se rendirent rapidement dans le XVème, et sonnèrent à la porte du 36 rue du Commerce. Personne ne leur répondit. Ils sonnèrent alors chez le concierge, qui leur annonça alors que Madame Solange Desouches était décédée. Elle était entrée début mai à l’hôpital pour des examens, et y avait été victime d’une crise cardiaque.
- C’était une dame très gentille… Mais elle était fatiguée… Et puis vous savez, le cœur… Vous la connaissiez ?
- Non… Enfin, oui… je crois, répondit Jérôme.
- Ah… Parce qu’elle m’a fait parvenir un mot un peu bizarre, à lire à ses « petits funambules »…
- …
- Elle y dit juste qu’elle « les remercie des bons moments partagés entre terre et ciel » et qu’elle « leur souhaite de ne rien changer »…
- Et bien… merci, finit par dire Jérôme.
Glen s’était déjà éloigné. Jérôme le rejoignit, et ils s’engouffrèrent dans le métro sans un mot…