Le jour où je ne suis pas partie en Amérique
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LE JOUR OU JE NE SUIS PAS PARTIE EN AMERIQUE
Lorsque j’étais étudiante, j’étais animatrice de colos durant les vacances. Je gagnais un peu d’argent et je partais ainsi dans un petit coin de France que je ne connaissais pas. J’aimais bien les enfants, surtout ceux qui n’avaient pas vraiment choisi d’être là, car, gamine, je n’avais jamais voulu partir en camp de vacances. En revanche, mes relations avec les autres animateurs, bien que cordiales, ont la plupart du temps été distantes et superficielles. Au fil des années, j’avais de plus en plus de mal avec certains collèges immatures qui passaient le plus clair de leur temps à draguer et à programmer leur temps de repos. En cinquième année de fac de droit, cette colo du printemps 1988 serait la dernière.
C’était à la campagne, la météo avait oublié que l’hiver était fini, le centre, isolé dans un bois, accueillait des enfants de six à douze ans. Avec une autre animatrice, nous nous occupions des plus jeunes, ce qui signifie que l’on passait beaucoup de temps à gérer l’intendance. Durant mon temps libre, je faisais des photos des sous-bois enchanteurs sous les lumières filtrées par les arbres et irisées par l’humidité. La passion de la photo je la tenais de mon oncle qui m’a offert mes premiers filtres « Cokin ». L’appareil, un Olympus, je l’avais reçu pour mon BAC. Je photographiais également les enfants dans leurs activités, notamment lorsqu’ils se préparaient pour faire de la mini-moto sur un circuit installé sur le site. Je me souviens d’une petite blonde aux yeux pâles qui, assise sur sa moto, avec son bandana autour du cou, aurait pu être la fille de Renault.
L., qui était l’adjoint de la directrice, proposait aux plus grands une initiation à la photographie. Des appareils photo et une salle noire bien équipée pour développer les négatifs étaient à disposition. Au fur et à mesure des jours, les travaux photographiques des enfants étaient exposés. L. m’avait proposé de participer à cette activité mais bien que le centre ne soit pas très grand, les groupes de petits et de grands avaient très peu de moments en commun, et mon emploi du temps ne me permettait pas de m’impliquer dans le groupe photo qu’il avait mis en place. Je me contentais donc de découvrir en spectatrice attentive les progrès réalisés par les jeunes photographes amateurs grâce aux conseils de L.
En définitive, j’ai un souvenir très vague de cette dernière colo, ni bon, ni mauvais et parce que je savais que c’était la dernière, je recherchais encore moins que d’habitude à nouer des liens avec l’équipe d’animation. Toujours partante pour une partie de tarot et participant avec le sourire aux discussions de fin de soirée, je ne me sentais cependant pas concernée par les histoires des uns et des autres et n’envisageait nullement de garder un quelconque contact. Néanmoins, je m’entendais bien avec tout le monde mais n’entendais personne en particulier. J’étais présente pour travailler auprès des enfants, m’occuper d’eux, les rassurer, en particulier ceux pour lesquels cette courte colo de quinze jours était la première : la colo test avant la longue colo d’été. Pour le reste, je ne faisais que passer.
La fin du séjour signifiait pour moi le retour à la fac pour la dernière étape de mes études, la préparation de l’examen final de troisième cycle, avec en ligne de mire la recherche d’un premier emploi. Aussi quelle surprise, pour ne pas dire quelle stupéfaction, quand le dernier matin L. m’a demandé abruptement si je voulais l’accompagner dans son périple d’une année aux U.S.A.
Je savais qu’il avait terminé ses études l’année précédente (je ne me souviens plus dans quel domaine) et qu’il avait mis à profit ses dix derniers mois pour constituer une cagnotte afin de réaliser son projet de voyage. Il devait partir dans le courant du mois de juin en Floride où il avait dégoté un job d’été. Puis, il envisageait de « faire la route » selon un programme plus ou moins établi à l’avance. Il y réfléchissait depuis plusieurs jours. Nous pourrions tenter l’aventure ensemble, apprendre à nous connaitre au fil du temps, faire des photos pour, peut-être, rapporter le projet d’un livre, financièrement, il n’était pas inquiet, nous pouvions vivre à deux sur ses économies et ce qu’il allait gagner durant l’été.
Plus il parlait plus j’étais sidérée. Avait-il à un moment marqué son intérêt pour moi ? Nous aimions bien discuter ensemble mais jamais, du moins il me semble, le ton de nos entretiens n’avait pris une tournure intime. Etais-je tellement extérieure aux autres que je ne m’étais pas rendue compte que j’avais, malgré moi, encouragé ses rêves ? C’était un garçon extrêmement sérieux, pas du tout fantasque, d’ailleurs son projet était bien ficelé et s’il laissait place à l’improvisation c’était toujours dans la réflexion. Quelle image, quelle personne avait-il vu en moi durant ces deux semaines pour avoir le courage de faire cette proposition ? Je ressentis alors un sentiment de dédoublement comme si j’avais vécu, en parallèle, sans m’en rendre compte, un autre séjour. Un autre séjour dont je n’aurai jamais la mémoire, jamais la nostalgie mais qui a existé dans le regard d’un autre.
Que lui répondre ? J’ai répondu non. Est-ce que j’ai argumenté ? Cela n’a pas d’importance. Je l’ai certainement blessé car je n’ai, au fond, même pas envisagé sa proposition, si certaine d’être dans une autre sphère que la sienne.
Je ne suis donc pas partie en Amérique mais j’ai le souvenir de L. et de cette troublante expérience.
Lydie Bobba – mai 2010