Addiction

klimt-eastwood

À tous ceux qui connaissent le lac pour s'y être baignés, pour s'y être noyés ou pour avoir crié depuis le bord jusqu'à perdre la voix des choses qu'on entend pas quand on est au fond de l'eau

Si jamais l'idée de revenir vers le lac te monte à la tête, remplace-la vite par une idée plus positive, plus réelle, moins dangereuse. Il ne faut pas que tu retournes vers le lac. Il t'a fait tant de mal, tu le sais, tu l'as toujours su et pourtant
Et pourtant Combien de fois t'ai-je prise par la main, là-bas, près du lac ? Ne t'ai-je pas séché le cœur ? Attrapée par les épaules, effacé de mes doigts gauches le noir du khôl qui tachait tes joues pâles, attendu un sourire, patiemment, sans le presser, attendu longtemps ce sourire, sans perdre espoir, vu à nouveau tes lèvres malheureuses dessiner de la joie, les lèvres des noyés ont toujours la couleur qu'a eu le goût de la souffrance. Ne t'ai-je pas non plus, dis le moi, ne t'ai-je pas tant de fois portée sur mon dos pour revenir du lac, comme on porte un enfant fatigué ou en pleurs, du bout de ma colonne vertébrale, du bout de mes mains, du bout de mon cœur, comme si le tien ne se suffisait plus ? Comme tu étais trempée, tes cheveux pesaient lourd, ainsi que tes vêtements, et tu ne comprenais pas ; je marchai tout droit, d'un pas que je voulais sûr, sans savoir où te porter mais te portant toujours ; et tu m'en voulais terriblement tu avais besoin du lac
Et moi
J'avais aussi de la douleur et je savais que si tu avais pu, si tu en avais eu la force, tu m'aurais haï, tu m'aurais maudit frappé mordu griffé que sais-je, tout pour le lac, rien pour l'ami, rien pour la vie, rien pour rien, tout pour le lac, maudit lac tueur ; tueur d'amour tueur de joie tueur de tout, surtout de toi. J'avais tant de douleur, je n'osais pas même pleurer, de peur que tu t'effraie, comme un animal farouche qu'on a blessé, ou que tu penses peut-être que là-bas, au lac, les pleurs n'ont pas de réalité puisqu'ils sont avalés par la puissance du plongeon et noyés dans le vaste liquide. Sans pleurer sans parler, te portant simplement, je regardais le sol boueux, et je sentais tes paumes sur mon ventre, recroquevillées, des feuilles mortes, et froides et blanches et tremblantes qui ne savaient plus s'accrocher à rien sans être dans le lac. Tu veux que je te dise, tu étais lyophilisée.
Je sentais sur mon dos que tu étais légère très légère presque vide, tes vêtements mouillés faisaient tout ton lest et je savais que tu avais laissé beaucoup de toi dans le lac, mais qu'il était  tard, et qu'il fallait partir, marcher toujours, marcher tout droit, ne pas se retourner, marcher vers l'horizon, ou au moins marcher jusqu'à demain, tous les deux, comme ça, deux jambes pour porter deux âmes abimées, l'une forcée de se taire, et l'autre qui avait oublié comment parler
Et puis ça a marché je crois, peut-être je l'espère tant, j'y crois toujours, à chaque fois comme si c'était la dernière, comme si, cette fois, on avait marché assez longtemps, assez loin, assez vite, comme si ce lac maudit était hors de vue à jamais, hors de portée, de ta portée, de la portée de ta poigne si faible encore et toujours tremblante, tes pauvres mains tristes et fatiguées de réapprendre à vivre, comme ton pauvre corps, habitué à l'eau du lac, à la flottaison, à l'infini liquide, au point que je me demande si ton sang, encore aujourd'hui n'est pas toujours bleuté.
Je dis que je pense que nous avons marché assez loin cette fois, et je le dis parce que tu n'as jamais souri autant qu'aujourd'hui ; je veux dire, depuis le lac ; Je te regarde et tu souris et je ne veux pas que tu le fasses pour me faire plaisir, je t'en prie, si c'est pour moi arrête maintenant ; Attends le temps qu'il faudra pour sourire vraiment, pour m'adresser la parole, pour sortir dans la rue, pour oser regarder les gens dans les yeux, pour faire toutes ces choses que le lac t'as désappris à faire, t'as rendu impossible à faire parce qu'il t'a rendue faible, soumise à lui, violente parfois quand l'été l'a asséché, irresponsable, dangereuse, malade, empoisonnée, mouillée jusqu'à la moelle.
Ne souris pas, reste simplement près de moi, très près de moi, mets moi un harnais si ça te chante, nous attendrons demain pour ton sourire et pour ton rire, mais aujourd'hui regarde devant toi regarde devant nous, ne te retourne jamais sur le lac ; promets-le moi ; viens, réchauffe ta main avec la mienne.

Et s'il te plaît, si jamais l'idée de revenir vers le lac te monte à la tête, remplace la vite par une idée plus positive, plus réelle, moins dangereuse.

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