Le lieu, la demeure, la maison, le chez-soi, le home

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Lettre au prochain propriétaire.
Sur les grandes baies vitrées qui entourent la maison, le clapotis de chaque goutte de pluie qui tente de percer le verre résonne au travers des pièces nues. L'absence de rideaux laisse passer le sifflement du vent qui s'inflitre, une force féroce, sous chaque petite embrasure. Ce sont le clapotis sur les vitres, le sifflement sous celles-ci et par les trous de serrures ainsi que le tambournement sur la toiture qui remplacent le vide. Le vide d'armoires, de tables, de chaises, de tapis, de lampes, de plantes, de vaisselles, de bougies, d'horloges, de machines à café, de la télévision ou de la radio, du chat, du pote, du copain, de la meilleure amie, de la mère, et du rouge-gorge d'autumne.
Il y a ce vacarme et il y a Charlotte, debout avec le front collé sur la vitre et le regard perdu dans un autre monde. L'orchestre s'approprie la maison mais Charlotte ne l'a pas encore cédée. Son immobilité et sa raideur, devenue de plus solides et impénétrables que le verre, le bois sombre et maintenant noir-mouillé, et les tuiles rousses et dégoulinantes de cette maison au bord de la rivière. Tout est propre, architectural, vierge. Il n'y a que cette enveloppe, posée délicatement au centre de la pièce qui autrefois se déguisait en salon, plongé au milieu d'une forêt amazonienne.
Une rafale, qui secoue la maison entière, donne au sifflement son solo qui en profite pour faire voler l'enveloppe à l'extrême ouest de la pièce. Le regard de Charlotte, éveillé par ce bourasque invasif, balaie le salon d'il y a autrefois et se pose sur l'enveloppe blanche. Lâchant son poste de garde vers la fenêtre du guetteur, la stabilité de Charlotte qui formait le bouclier - la dernière défense face à cette tempête exigente - semble laisser place à l'impatience. Charlotte déchire l'enveloppe blanche qui avait été soigneusement scellée. Charlotte y déplie sa lettre. Charlotte lit sa lettre comme si c'était la première fois qu'elle posait ses yeux sur ces caractères uniformes.
 
Cher nouveau propriétaire,
Je t'écris un soir tard d'autumne depuis le bureau où j'ai passé d'innombrables soirées à admirer le coucher du soleil derrière le vieux Chêne. Certes, je fais recours au cliché parfait d'une maison qui borde la Rivière, isolée du monde. Selon mon expérience, la première affirmation est correcte mais seulement en ce qui concerne le paysage extérieur. La deuxième est complètement fausse. Lorsque l'on vient habiter cette maison de la Rivière, on entre dans le monde. Tout d'abord, c'est parce que tu habites loin que tes potes restent dormir plusieurs jours au lieu de ne venir pour qu'un verre après le boulot. Les fins de semaines paisibles à lire devant le feu ou à prendre le kayak centenaire pour tenter de pêcher une truite dans la Rivière pleine de grenouilles deviennent des souvenirs que tu partages avec Emilie ou Vincent ou Camille ou Kevin. Lorsque tout le groupe débarque pour les grillades célébres des étés indiens, il suffit de marcher un kilomètre dans le Bois vers le nord-est pour tomber sur une petite tonnelle où un feu au milieu se tient prêt pour une petite fête « s'more » pleine d'éclats de rires.
Avant, après et même pendant la visite des amis, la famille n'hésite pas non plus à débarquer pour des séjours de mise en application de la théorie de l'attachement. C'est Maman d'ailleurs qui viendra le plus souvent. Elle a une ardente créativité lorsqu'il s'agit de venir à la maison de la Rivière, de s'échapper de la ville, de prendre des vacances  loin de Papa, de te faire goûter une nouvelle recette, de t'amener une nouvelle plante exotique, de vérifier si Pizza (le chat) mange à sa faim, de se plaindre de « Gazelle », la nouvelle copine de ton petit frère de 35 ans. Ce surnom de « Gazelle », du reste, est né dans les Bois du le nord-ouest, là où les framboises tardives poussent en septembre. Maman était en train d'étaler sa soi-disante insatisfaction sur le dos de la copine anorexique quand une gazelle s'enfuit devant nous en oubliant d'analyser, voire réflechir, son parcours. La pauvre bête s'est retrouvée la tête dans la boue par un accrochage de deux pattes avant et de deux pattes arrières !
Mais il y a quand même pas mal de moments où tu vas te retrouver seul comme tu l'avais souhaité lorsque tu as signé le bail en chantant aux anges un grand « merci ! » pour avoir finalement trouver ton petit paradis sur terre. Ce sont par contre dans quelques-uns de ces moments de solitude que tu vas tout remettre en question. Cette même solitude deviendra le noyau de tes reflexions dubitatives, révoltées, angoissées, furieuses, tristes. Si tu es venu pour t'évader d'un passé trop lourd, si tu cherchais un échappatoire, la maison de la Rivière n'en sera pas un. Elle te permettra de défaire tes bagages avec une lenteur meurtrière qui, juste avant de te tuer, change de rythme ou de tonalité ou d'accent ou de volume.
C'est vrai, ici tu vas te plaire car l'orchestre ne finit jamais sa pièce musicale. C'est une musique qui danse pour toi et qui t'appartiendra pour la vie.
Mes cartons sont maintenant remplis de ma vie et il est temps que je quitte cette maison. J'espère que la maison, les Bois, la Rivière, les soleils de l'été, de l'automne, de l'hiver et du printemps, le Rouge-Gorge de six heures, la Gazelle des baies, les grenouilles des pluies de novembre, le Chêne protecteur, tes amis qui feront ces kilomètres pour te voir et ta famille qui tiendront les heures pour te rassurer et t'écouter, te permettront de remplir autant de cartons, inutiles, de souvenirs.
 
Sincérement,
Charlotte
 
En sortant une enveloppe blanche, fraiche, pure et vierge, où elle y cache sa lettre, le regard de Charlotte derrière un brouillard de larmes est déjà parti de la maison au bord du lac.
 
L'enveloppe habille le salon d'autrefois en attendant  l'arrivée du prochain propriétaire.
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