le maître du destin
My Martin
Chantal Thomas, née à Lyon, en 1945
'Journal d'Arizona et du Mexique. (Janvier-juin 1982)'
3 mai 2024
Le Mexique
***
À la fin de l'été 1936, Antonin Artaud (40 ans), depuis six mois à Mexico (janvier 1936), peut enfin quitter la ville et entamer son expédition en direction du nord du Mexique, dans la haute sierra Tarahumara (État de Chihuahua).
Là, vivent les Indiens dont il attend d'être admis au rite du peyotl (un cactus, au pouvoir hallucinogène et curatif). Et ainsi, à cette initiation.
« Celui qui est près des forces de la Nature, participe de ses secrets. »
Une société anachronique, hostile au monde moderne et matérialiste.
La réalisation même de sa conception d'un théâtre non séparé de la vie. En prise sur la même exaltation, sur la même magie.
Antonin Artaud anticipe la rencontre avec les Tarahumaras. L'évènement capital de son existence.
Encore faut-il qu'il atteigne cet endroit reculé. La montagne est haute. Le chemin escarpé. Antonin Artaud, fatigué, qui a arrêté d'un coup l'opium, se trouve dans les affres du manque.
Le voyage à cheval avec un guide, dure vingt-huit jours.
Antonin Artaud a compté les jours, car il subit sans discontinuer le supplice de son corps en effondrement.
« Vingt-huit jours de cette emprise pesante, de ce monceau d'organes mal assemblés que j'étais, et auxquels je me donnais l'impression d'assister, comme à un immense paysage de glace sur le point de se disloquer. »
*
L'un des chiens de la voisine est friand de cactus.
Il recrache les piquants avec des mines préoccupées, mais ravies.
*
Le garçon dans l'autobus avec un oiseau sur la tête, un petit perroquet vert. L'oiseau, par moments, lui picore les cheveux, jusqu'aux sourcils, mais avec douceur.
Air très sérieux de ce garçon porte-perroquet.
On le sent peu concerné par le reste du monde. Il vit dans l'amour de son oiseau vert.
*
Oaxaca de Juárez. Musée Ex-Convento de Santo Domingo de Guzman. Musée de la Laque.
---
Christ au fouet sur velours.
Christ à plat ventre, sur un coussin de velours rouge. Les fesses tendues, drapées du même velours rouge que le coussin. Sur le dos, des traces de blessures (rouge vif) et de coups (bleues). Il a les mains liées par un cordon, qui lui passe également autour du cou.
Il regarde droit, en direction des spectateurs (ou des bourreaux). Yeux noirs et soumis, vrillés d'une douleur qui le dépasse. Il est enfermé dans son cercueil de verre.
---
Christ à l'infection purulente.
Christ couché sur le dos. Un dessus-de-lit de coton blanc le recouvre presque entièrement. Ses mains déchirées par le clou, sanguinolentes, sont exposées.
Son cou qui a été brisé, est mal recollé. Reliefs de grumeaux de colle et de plâtre. Effet vraiment douloureux de cette mauvaise blessure, mal colmatée.
---
Les hibiscus roses et rouges à fleurs doubles, contre la pierre blanche des colonnes.
Les lis jaunes.
'Cráneo decorado con mosaicos de turquesa y conchas'.Crâne décoré de mosaïque de turquoise et de coquillages.
'Copa de cristal de roca'. Coupe en cristal de roche.
Os de jaguar sculptés.
Colliers de jade, d'or et de cristal de roche.
Ce musée me donne un sentiment de pur bonheur.
*
Chien chauve. Ou chien nu du Mexique, d'origine aztèque.
Xoloitzcuintle. Xolo.
Son absence de poil fait qu'il dégage de la chaleur.
Les Aztèques s'en servaient comme chauffe-lits. Les Xolos se couchaient contre les malades, les réconfortaient.
Si les malheureux succombaient, les Xolos les guidaient vers le monde souterrain de la Maison des morts.
---
Au café avec Dionisio. Combien le Poète me porte sur les nerfs. Y compris le Poète zapotèque qu'il est.
*
Nuit avec José Luis. Corps petit et doux. Troublant à étreindre. Sur fond de musique révolutionnaire chilienne. Victor Jara (1932-1973).
Comme Agostino, il ne s'attarde par en préparatifs de jouissance. Tous obsédés de pénétration.
*
Depuis le retour de la Maison des morts, un Indien me suit partout. Me guette, d'hôtel en hôtel. Vient me causer quand je suis au Zócalo, où je passe énormément de temps.
Il me demande de coucher avec lui. M'implore. Me supplie.
« C'est plus grave qu'une question de plaisir. Tu dois coucher avec moi. »
Il touche mes cheveux. Mais il le fait avec crainte et tremblement. Comme s'il espérait par ce contact, toucher au mystère d'une passation.
Son insistance finit par m'obséder.
À plusieurs reprises, je l'aperçois qui attend pour m'aborder, que je sois seule.
---
José Luis craint de rencontrer Agostino, comme Agostino craint de rencontrer le père de son amie. Et moi, je crains de rencontrer l'Indien.
---
Au Zócalo, un soir de bal, cet homme, la cinquantaine, qui me demande la permission de s'asseoir à ma table. Il se présente comme médecin et me dit, en anglais,
---
- Pardonnez-moi de vous déranger, mais j'ai un conseil à vous donner : N'allez pas avec l'indien qui vous suit partout. Il est malade.
- De quoi ?
- Je ne sais pas. C'est un phénomène bizarre, qui m'échappe. Il attrape toutes les maladies. Allez ! Adieu ! Et bon voyage ! Je ne voudrais pas vous importuner plus longtemps. Je tenais à vous avertir.
*
Pas d'autres victimes du tremblement de terre qu'un Allemand, qui a sauté de sa fenêtre et s'est cassé une jambe.
*
La mer, vers trois heures du matin.
Lueur blanche. Les palmiers.
Soleil comme une petite orange.
Saleté du car à la fin du voyage, comme de la gare routière.
À Mérida, père, mère, frères,sœurs, attendent le marin.
Il a vers moi une mimique d'impuissance, avant de se jeter dans leurs bras.
*
Jacques Soustelle (1912-1990). Figure des études sur le Mexique ancien.
'L'Univers des Aztèques' (1979).
Huitzilopochtli ('colibri du sud'), divinité tutélaire et guerrière des Aztèques. Le guide dans les migrations, le maître du destin.
« Grâce à moi, le soleil s'est levé. »