La nuit des temps, le feu, le froid, la survie.
Il y a quatre cent millénaires, l'Homme a maitrisé le feu. Ce qui autrefois l'effrayait, ou dont il ignorait tout simplement l'existence, il en a fait un allié durant les temps difficiles. Depuis, la maitrise du feu s'est transmise de génération en génération. Mais une seule personne au sein de la tribu des Ikawy est chargée de cette tâche.
C'est aujourd'hui le rôle de Gaô de l'entretenir quand les hommes de sa tribu partent en chasse, ce qui peut durer plusieurs jours. A l'approche de l'hiver, le feu est le seul rempart contre le froid, mais également contre les prédateurs à la tombée de la nuit. Par la seule maitrise de cet élément, Gaô doit protéger femmes et enfants en l'absence des chasseurs. Il veille sur le camp, établi en cette saison dans une cavité naturelle. C'est une immense responsabilité qui pèse sur ses épaules.
Pour créer le feu, il se munit d'un bout de bois fin qu'il frotte contre un autre, dans lequel est creusé un petit trou. Par procédé de friction, le feu se produit alors et embrase les brindilles disposées autour, créant un foyer autour duquel tout le monde peut venir se réchauffer, et qu'il doit alimenter régulièrement. Lui seul possède l'habileté suffisante pour créer le feu. Avec le temps, il a acquis une certaine expérience.
Son précepteur s'étant éteint durant la lune dernière, à l'âge de cent ans, Gaô est passé du statut de disciple à celui de Gardien du feu. Si la disparition de son prédécesseur l'a affecté, il ressent tout de même une certaine fierté à l'idée de marcher dans ses pas, et une certaine pression à l'idée de se montrer à la hauteur de son illustre ancêtre, dont les flammes ont réchauffé et protégé plusieurs générations d'hommes, de femmes et d'enfants. Esprit novateur, c'est lui qui a songé à la technique de création du feu par frottement de brindilles, à l'époque où les tribus des contrées voisines en étaient encore à frapper deux pierres l'une contre l'autre, dans l'espoir d'en faire jaillir des étincelles.
Gaô éprouve pour son mentor de l'admiration et une immense gratitude, pour l'avoir choisi et avoir cru en lui à une époque où les autres le rejettaient parce qu'il était chétif et peu apte à la chasse, de lui avoir enseigné toutes ces choses et d'avoir finalement fait de lui quelqu'un d'important. Le moment venu, Gaô pendra lui aussi un ou une disciple, auquel il transmettra son savoir.
Les chasseurs sont partis depuis plusieurs jours sur la piste du gibier. La journée, les femmes vont à la cueillette, mais les baies et autres fruits sauvages se font de plus en plus rares, et les paniers reviennent presque vide. Tout le monde a faim. Les estomacs grondent, les enfants se plaignent et les vieillards s'affaiblissent chaque jour davantage.
Gaô a peur qu'entre le froid et le manque de nourriture, ces derniers ne survivent pas jusqu'au retour des chasseurs. Heureusement, Gaô peut compter sur le soutien d'Evnat, son amie d'enfance et, l'espère-t-il, sa future compagne. Mais d'abord, il lui faut la mériter. Evnat est une jeune femme admirable. Non seulement elle aide Gaô à trouver des brindilles pour l'aider à maintenir le feu en activité, mais elle prend soin des enfants et des personnes âgées, qu'elle nourrit en priorité, quitte à s'affamer elle-même.
Bien qu'affaiblie, Evnat pousse chaque jour plus loin son exploration pour trouver de la nourriture comestible. Le jeune homme lui dit de ne pas revenir trop tard, car la nuit tombe tôt en cette saison. Evnat sait se débrouiller depuis longtemps, mais elle apprécie cette marque d'attention. Les autres hommes de la tribu sont si rustres.
Quand elle explore, Evnat se base sur la position du soleil dans le ciel à travers les arbres pour évaluer le nombre d'heures qu'elle a marché et le temps qui lui reste pour rentrer. C'est un exercice auquel elle est rodée. Pourtant, ce soir-là, elle regagne le camp de justesse avant que les ombres du crépuscule ne la surprennent. Peletonnée au fond de la caverne humide contre les autres membres de la tribu, après avoir à peine mangé, elle tente de trouver le sommeil, tandis que Gaô fait le gai. Elle n'y parvient pas.
Le jeune homme dort peu, lui aussi, ne s'autorisant que de brèves siestes dans la journée. La nuit dernière, Gaô a identifié à son grognement un cochon tueur solitaire. Plus haut qu'un homme, c'est un des plus grands prédateurs connus. Heureusement, le feu établi à l'entrée de la caverne a dissuadé le gros animal d'approcher. Malgré tout, Gaô est inquiet. Avec la famine, les bêtes s'enhardissent et il se demande s'il y en aura de nouveau dans les parages, ce soir. Gaô se surprend à imaginer un tigre à dents de sabre, mais il n'y en a pas dans ces contrées. Du moins, pas à sa connaissance.
La première partie de la nuit se déroule sans soucis particulier. Anéanti de fatigue, Gaô commence à s'assoupir malgré lui, quand des hurlements le sortent de sa torpeur. Le jeune homme n'a aucun mal à les reconnaitre : ce sont ceux d'une meute de loup. Etant donné la distance des hurlements, ils ne doivent pas être loin. Gaô est sur le qui vive. Il ne pense pas que la meute se risquera à passer la barrière des flammes, mais on ne sait jamais. Les loups ont tendance à se montrer farouches.
Evnat, qui a également entendu ces chants sinistres, tremble de tous ses membres. Pas tant à cause du froid mais à cause de la peur. Magré tout, elle vient rejoindre Gaô avec des branches mortes qu'elle a stocké dans la caverne pour alimenter le feu. Depuis toute petite, ces animaux l'effraient. Elle se souvient parfaitement pourquoi. Un soir, quand elle était très jeune, Evnat s'était perdue dans la forêt, alors que sa tribu migrait vers les montagnes. Elle avait passé une journée entière à chercher leur trace. Alors que la nuit tombait, elle avait entendu les hurlements. Evnat avait couru à en perdre haleine, sentant la présence des loups aux alentours, tapis dans les fourrés. Par chance, Evnat avait su retrouver les siens avant que les loups ne la rattrapent pour en faire leur festin. Cette expérience l'avait marquée à vie, mais sans altérer son courage ni sa soif d'explorer.
Ce soir, elle a décidé de se tenir aux côtés de Gaô, autant pour le soutenir que pour affronter sa propre peur. Les deux jeunes gens observent la végétation devant eux. Au début, ils ne voient rien et pensent que les loups ont passé leur chemin. Soudain, les branches des buissons s'agitent, à vingt mètres de là. Evnat se pelotonne contre Gaô. Les jeunes gens essayent de se rassurer en se disant que c'est le vent qui fait bouger la végétation, mais ils distinguent bientôt des dizaines d'yeux perçants, dans lesquels se reflète la lueur rougeyante des flammes. Les loups semblent si proche et si nombreux. Il ne faut pas que le feu s'éteigne, d'autant que le vent commence à souffler, faisant vaciller les flammes.
Un loup plus hardi que les autres – sans doute le chef de meute – se détache du lot pour approcher du foyer brûlant. Il fixe Gaô dans les yeux en grognant. Le jeune homme s'empare alors d'un grand morceau de bois et le jette de toutes ses forces sur le loup qui détale. Gaô regrette immédiatement son geste ; il vient de priver le foyer d'un combustible important, alors que le feu baisse en intensité. C'est une erreur impardonnable pour un Gardien du feu. Pour autant, hors de question d'aller récupérer le morceau de bois. Cela l'obligerait à passer la barrière de feu et il se retrouverait sans protection, à la merci des loups. D'un autre côté, si le feu s'éteint, ils seront tous morts bientôt.
Evnat a conscience de cet état de fait. C'est pourquoi, ignorant sa peur, elle s'élance hors du foyer de flammes pour ramasser le morceau de bois. Gaô pousse un cri d'effroi en la voyant se jeter dans la gueule du loup. Les animaux sortent aussitôt de leur cachette pour encercler la jeune femme en faisant claquer leurs mâchoires. Evnat ramasse le baton et balaie l'air avec pour maintenir ses assaillants à distance. En dépit de ses efforts, les bêtes se rapprochent. Gaô doit faire quelque chose pour l'aider, seulement il ne sait pas quoi. Un loup tente de mordre la jeune femme au molet. Les mâchoires se referment sur le vide mais Evnat sait que la prochaine fois, elle n'aura pas autant de chance. Si l'un des loups lui saute à la gorge, elle sera projetée à la renverse et tous les autres fondront sur elle pour la tailler en pièce.
Evnat est à présent totalement encerclée par les prédateurs. Acculée, elle continue à donner des coups dans le vide, sans pour autant les faire reculer. Une grande frayeur la gagne. Elle songe à fuir, à courir le plus vite et le plus loin possible dans les bois, mais les loups la rattraperont rapidement. Cette fois, elle n'aura pas autant de chance que durant son enfance. Quoiqu'elle fasse, elle est condamnée.
Le mâle alpha s'apprête à porter l'assaut décisif, quand un souffle de feu fend la nuit, semant la panique au sein des canidés. Effrayée, Evnat se recroqueville par terre. Elle ne comprend pas ce qui se passe. Pourquoi les loups battent-ils en retraite tout à coup et qu'est-ce que c'est que ce cercle de feu ? Un incendie a-t-il commencé ? Non, c'est autre chose. Evnat n'en croit pas ses yeux : Gaô se tient debout devant les loups, un morceau de bois enflammé dans chaque main, et frappe de chaque côté pour les maintenir à distance. Gaô n'est plus seulement Gardien du feu, il fait littéralement corps avec lui.
Evnat profite que Gaô tient les loups en respect pour se mettre en sureté. Une des bêtes tente une attaque désespérée, mais Gaô lui brûle le museau et ce dernier repart en couinant. Effrayés par cette apparition soudaine et impossible à affronter, le reste de la meute prend la fuite dans les bois. Les loups ne festoyeront pas ce soir.
Le lendemain matin, un léger tapis de neige recouvre le sol et le feu s'est éteint. Epuisés par les évènements, Gaô et Evnat dorment l'un contre l'autre. Le reste de la tribu s'éveille, ignorant de ce qui vient de se passer. Ils ne savent pas que leur sort s'est joué cette nuit. Gaô a fait promettre à Evnat de ne pas en parler, pour ne pas les inquiéter.
En fin de matinée, les chasseurs rentrent avec le gibier, sous les accalamations de tous. Evnat éprouve de l'amertume à l'idée que les autres membres du clan ne célèbreront pas l'exploit de Gaô de la même manière. Mais celui-ci n'en a cure. Il a obtenu la seule chose qu'il souhaitait : en défendant Evnat la nuit dernière, il a gagné son coeur. Elle le lui a avoué ce matin au réveil. Il va donc pouvoir la prendre pour compagne.
L'hiver touche à sa fin et le printemps pointe son nez. Gaô et Evnat sont maintenant unis et la tribu s'apprêtent à migrer, à la recherche d'un nouveau lieu de vie. Au cours de la fête organisée en l'honneur de leur union, Gaô a annoncé qu'il ne souhaitait pas seulement prendre Evnat pour femme, mais aussi comme disciple. Ainsi, le feu au sein de la tribu de ne sera plus entretenu par un seul homme, mais par un couple. C'est sûrement une bonne chose. Car si le feu qu'ils produisent pour protéger les leurs est aussi ardent que celui que leurs coeurs nourrissent l'un envers l'autre, alors la tribu prospèrera, à jamais à l'abri des dangers du froid, de la faim et des prédateurs de la nuit sauvage.
Le 07/06/2015 à Nogent-sur-Marne
Un récit au style simple et agréable à lire, qui m'a donné envie d'en savoir plus sur les futures aventures de cette tribu. Je lirai vos futurs écrits. :)
· Il y a plus de 9 ans ·Je me suis permis de relever quelques coquilles, rien de bien méchant :
- "une certaine pression à l'idée de son montrer à la hauteur de son illustre ancètre" => de se montrer, et "ancêtre"
- "Esprit novateur, c'est lui a songé à la technique de création du feu" => c'est lui "qui" a.
- "mais elle prend soin des enfants et des personnes âgés" => âgées.
- "Evnat ramasse le baton et fait balaie l'air avec pour maintenir ses assaillants à distance" => le "fait" est en trop je pense.
- "Un fauve tente une attaque désespérée" => C'est un détail mais les loups ne font pas partie de la famille des fauves. ^^
tabellion
Je vous remercie pour la critique ! C'est encourageant.
· Il y a plus de 9 ans ·Les coquilles ont été réparées.
Michaël Frasse Mathon