Le Manoir

Le village d'Andorac possédait son compte de mythes et légendes. Une malédiction terrorisait les habitants depuis des générations. Le Manoir Pourpre était l'objet de bien nombreuses superstitions. Les villageois craignaient pour la vie de leur fille, car l'on racontait qu'un démon y occupait les lieux et demandait en sacrifice une vierge pour les récoltes puissent être abondantes.

Dans le village, toutes les jeunes filles devaient être mariées à leur majorité. Mais tous les ans depuis cinquante ans, l'une d'entre elles disparaissait le jour de ses noces et un horrible cri se faisait entendre depuis le Manoir Pourpre.

Puis sept années se sont écoulées sans disparition, les villageois pensaient que le démon était parti, mais d'autres drames survinrent par la suite. Les récoltes étaient mauvaises, la famine et les maladies menaçaient les habitants d'Andorac.

C'était le jour du dix-huitième anniversaire d'Eléna. Elle était promise à un fermier, charmant, mais sans curiosité. On frappa à la porte de sa chambre et ses yeux saphir s'agrandirent dans le miroir comme ceux d'une biche effarée. C'était sa petite soeur Lita qui apportait son petit déjeuner. Du pain trempait généreusement dans le lait chaud, parfumé de liqueur et de miel. Puisant du réconfort dans le breuvage bien chaud, Eléna s'était recroquevillée sur une chaise devant le feu, jusqu'à ce que les bûches s'effondrent en braises rouges. Lita traîna le pas en partant, elle craignait que ce ne soit la dernière fois qu'elle la voit vivante.

En cette douce matinée d'automne, tous les villageois s'étaient rassemblés sur la place du village pour écouter le sermon du nouveau prêtre. Il était jeune, pour un prédicateur, moins de trente ans, grand, les cheveux blonds et bouclés, le teint hâlé, il était assez beau. Il portait un chapeau arrondi, les insignes à son cou le proclamaient pasteur ordonné et il était traité avec déférence par les aînés.

Eléna demanda à une vieille femme qui il était.

«　Jonathan Crowley. Le neveu du révérend Johnson. Y'a pas longtemps qu'il est avec nous.　»

Il ôta son chapeau et jeta sur Eléna un regard intéressé, ses yeux rencontrant les siens avant qu'elle ait pu les baisser.

Il marqua une page de la Bible, sans la lire. Il connaissait par cœur le texte qu'il avait choisi. Eléna fut surprise en entendant sa voix. Elle était profonde et pleine.

«　Oui, j'ai appliqué mon coeur à tout cela, j'ai fait de tout cela l'objet de mon examen, et j'ai vu que les justes et les sages, et leurs travaux, sont dans la main de Dieu, et l'amour aussi bien que la haine; les hommes ne savent rien: tout est devant eux.

Tout arrive également à tous; même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur, pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas; il en est du bon comme du pécheur, de celui qui jure comme de celui qui craint de jurer.

Ceci est un mal parmi tout ce qui se fait sous le soleil, c'est qu'il y a pour tous un même sort; aussi le coeur des fils de l'homme est-il plein de méchanceté, et la folie est dans leur coeur pendant leur vie; après quoi, ils vont chez les morts. Car, qui est excepté?

Pour tous ceux qui vivent il y a de l'espérance; et même un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. »

Sa voix résonnait par-dessus l'assemblée. Les têtes opinaient légèrement en réponses à ses mots.

«　Si nous avons transgressé, si nous nous sommes écartés d'une manière quelconque du chemin de Dieu, nous devons implorer son pardon. Nous devons prier...　

Alors qu'Elena rentrait par le sentier solitaire, une silhouette encapuchonnée s'approcha lentement de la jeune femme. Un frisson lui parcourra le corps. Elena accéléra ses pas. La créature marchait calmement, mais semblait toujours aussi proche. Elena se mit à courir, plus vite, encore plus vite, jusqu'à en perdre haleine. Elle n'osait s'arrêter, de peur que l'Ombre terrifiante la rattrape. Elle tourna la tête avec courage et ne vit qu'une étendue d'arbres sombres. Elle était à bout de souffle, mais elle fut submergée par une vague de soulagement en constatant que l'étrange personnage n'était plus à ses trousses. Soudain, dans les bois obscurs, un chant se fit entendre. Une voix venue d'outre-tombe. Il y eut un mouvement dans le bosquet, les tailles s'écartèrent. Rien ne vint. Un vent glacial, puis un souffle sur la nuque d'Elena. Prise de panique, elle reprit sa course. Elle regarda en arrière, rien. C'est alors qu'elle percuta ce qui lui sembla, sur l'instant, être un mur. Mais c'était la Mort.

A l'effroi de tous, il fut annoncé la disparition d'Elena.

Pris d'un grand élan de courage, le jeune Jonathan Crowley déclara partir à sa recherche, commençant là où personne n'osait s'aventurer, au Manoir Pourpre. Il emporta avec lui des allumettes et sa croix porte-bonheur.

L'extérieur du Manoir était terrifiant à souhait, il possédait tous les codes du parfait film d'épouvante.

Mais une fois la lourde porte de la demeure passée, Crowley fut accueilli par une pièce à vivre à l'ambiance chaude et sereine. Un tourne disque jouait un morceau de jazz. Rien ne laissait penser que le Manoir pouvait être abandonné. Crowley parcourra encore la pièce du regard lorsqu'il vit sur le mur un petit crucifix retourné.

Un cri perçant le fit sursauter, il gravit les marches de l'escalier en colimaçon espérant retrouver Eléna.

Il la vit alors. Eléna était étendue nue sur le sol. Elle était si belle et Crowley fut surpris d'observer qu'il n'y avait aucune marque de blessure sur son corps.

Elle ne semblait pas morte, mais endormie, Jonathan Crowley la recouvra de son manteau lorsqu'elle ouvrit les yeux. Elle se réveilla apaisée, confiante et embrassa l'homme qui était venu la secourir. Il lui rendit son baiser avec passion. Puis il se rappela ses voeux et sa mission première au château, heureux d'avoir retrouvé Eléna. Mais cette dernière ne souhaitait pas que cette étreinte cesse, elle découvrit le manteau de son buste et offrit sa poitrine au jeune prêtre. Il fut pris d'un désir hypnotique et embrassa son corps de milliers de baisers.

Puis une brume glaciale s'invita entre les murs et recouvrit leurs corps brulants. Le feu dans la cheminée et les lumières des lustres s'éteignirent d'un coup, il se redressa et vit qu' Eléna ne bougeait plus. Elle semblait morte depuis plusieurs heures. Il comprit que tout cela n'était qu'une illusion du démon et quitta le Manoir au plus vite.

Le lendemain, tous les villageois accompagnèrent Jonathan jusqu'au château, décidés, tout comme lui à offrir une sépulture décente à la jeune Eléna.

Après avoir inspecté chaque pièce et chaque recoin du jardin du Manoir, le corps d'Eléna resta introuvable.

La malédiction avait encore frappée, pourtant après ce tragique évènement, les récoltes furent plus abondantes que jamais.