Le Manoir des Ombres

Dominique Capo

Onzième partie :

Il est vrai qu'Anthëus n'a jamais voulu faire installer l'électricité au Manoir. Il a toujours estimé que le désir de confort moderne était une faiblesse humaine à laquelle il ne voulait pas se soumettre. Il pense aujourd'hui encore que c'est une marque de décadence à ne pas encourager ; du moins au Domaine Montferrand.

Pour une fois, je suis d'accord avec lui. Mais combien de fois Vÿvien m'a reproché le manque de clarté à cet endroit. Elle est persuadée que je vais m'y user la vue. Elle n'a pas forcément tort. Mais je n'oserai pas l'avouer devant elle. Ce serait montrer un laxisme que je ne souhaite pas montrer, ni à mes Parents, ni à mes Frères et mes Sœurs. Ils me considèrent déjà comme le plus fragile et le plus débile de la Maisonnée. Ce serait leur donner raison. Et cela, je ne le tolérerai pas !

Pourtant, je ne pourrai énumérer le nombre de fois où je me suis pris les pieds dans ces amoncellements. Bien sûr, de petits sentiers existent entre chaque échafaudage. Hélas, je ne suis pas quelqu'un d'adroit, et je ne manque jamais une occasion de me cogner contre ces montagnes indistinctes. Parfois, quand j'ai de la chance, elles s'écroulent sur elles mêmes et les livres qui les composaient jusqu'alors se retrouvent éparpillées. D'autres fois, lorsque ce n'est pas le cas, elles chutent et heurtent le pied qui les a effleurés. Ou, plus rarement toutefois, elles me déséquilibrent, me font basculer en avant, et je m'affale à terre. Et je peine à me relever parce que j'ai de la difficulté à prendre appui sur les assemblages voisins.

Là encore, ça ne m'a jamais servi de leçon jusqu'à maintenant, et tandis que je progresse vers l'escalier de fer en colimaçon qui apparaît à l'angle Sud de mon Antre, je zigzague entre les tas. Une dizaine de pas plus tard, je l'atteins. Je vois la porte de ma chambre non loin de là. Je gravis les échelons les uns après les autres. Je gagne le palier supérieur de la pièce ; il ouvre le chemin de la balustrade qui en fait le tour. Et je me mets à fouler le sol du balcon, tout en m'agrippant fermement à sa balustrade.


C'est là que je me promène quand je veux m'évader de mon travail quotidien. Évidemment, parfois, je ne fais que flâner à proximité de la partie de la Bibliothèque qui se situe au rez-de-chaussée de la salle. Mais je répugne à l'approcher trop souvent, de peur de trébucher. Je n'y vais que lorsque je n'ai pas le choix. Je n'y accède que quand j'ai besoin de récupérer un ouvrage qui m'est indispensable dans la poursuite de mes investigations.

La plupart du temps, je préfère en effet errer parmi les coursives qui dominent les lieux. Je singe Ycäel en faisant lentement glisser mes doigts le long de rainures des titres qui les constituent. Ici, je reconnais une édition limitée des œuvres d'Agatha Christie. Un peu plus loin, je discerne plusieurs romans de Christian Jacq ; Chÿlderic en est très friand. Lui qui, normalement, ne lis que très peu, les a tous dévoré avec avidité. Ailleurs, je constate que « l'Étranger » d'Albert Camus est toujours en place. Il a une fâcheuse tendance à disparaître. Je n'ai pas encore découvert qui me l'emprunte aussi souvent, mais je commence à être irrité par ces emprunts répétitifs. D'autant que cet ouvrage est désormais écorné, deux ou trois pages sont presque arrachées. Et s'il y a une chose dont j'ai horreur, c'est qu'on ne prenne pas soin de ce que l'on me dépossède sans mon autorisation.

Je progresse le long du corridor et je contemple la tranche d'un livre auquel j'attache une grande importance, parce qu'il a bercé un moment de mon existence en ces lieux où je suis resté cloué au lit pour cause de maladie : « le Petit Prince », de Saint-Exupéry. C'est Vÿvien qui me l'a procuré. Un jour où je me trouvais dans un demi-sommeil, elle est entrée discrètement dans ma chambre, a avancé jusqu'au pied de ma couche, l'a déposé sur ma table de chevet déjà encombrée de brochures. Puis, elle est ressortie aussi silencieusement qu'elle était venue. Ce n'est que plusieurs heures plus tard, que je me suis rendu compte qu'un nouveau texte trônait au sommet de la pile. Et ce n'est que le soir, lorsqu'elle est officiellement venue me rendre visite pour prendre de mes nouvelles et s'enquérir de ma santé, qu'elle m'a demandé si son cadeau m'avait été agréable.

« Évidemment, lui ais-je répondu ». Quel présent de sa part ne me serait pas plaisant ? Toujours discrète, mais administrant le Manoir d'une main de fer, elle est toujours disponible. Elle prend le temps d'écouter. Quand elle répond à mes interrogations, c'est toujours gentiment. Lorsque je l'interroge sur des sujets qu'elle ne souhaite pas aborder – ou qu'Anthëus lui a interdit de me dévoiler -, elle à l'art de dévier la conversation sur d'autres thèmes sans que je ne m'en aperçoive. Comme je l'ai appris dès les premières années après mon « Réveil », ça fait parti de son Don ; de la même manière que d'être apprécié par tous ceux et toutes celles qui sont amenés à souvent la fréquenter. On a beau s'en méfier ou être réticent à lui confier ses Secrets, ses pensées les plus intimes, ses désirs et ses rêves les plus fous, elle réussit à les percer à jour de toute façon. Que nos desseins soient avouables ou non, que nos projets soient magnifiques ou terrifiants, que nos réflexions soient enchanteresses ou immondes, elle sait comment nous les faire avouer. Par contre, elle ne les révélera à personne. Elle les garde pour elle envers et contre tout. Mon Père a essayé à de multiples reprises à lui arracher les confidences que mes Frères, mes Sœurs, moi, ou d'autres encore, lui ont confié, elle est toujours resté muette. Comme elle aime à le répéter : « Ce que l'on me révèle restera enfermé au fond de mon cœur jusqu'à ce mes Ancêtres ne me rappellent à eux ; et même au-delà. ».

En tout cas, la lecture du « Petit Prince » m'a profondément marqué. C'est un de ces livres qui laissent une empreinte indélébile dans la mémoire de celui qui s'en délecte.

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