Le Manoir des Ombres
Dominique Capo
Ces paroles ne m'ont pas découragé pour autant dans ma recherche de la Vérité. Et aujourd'hui encore, je suis inlassablement les maigres indices que les textes anciens que j'ai accumulé au fil des décennies me dévoilent. Et si je suis si acharné à décrypter des ouvrages comme l'Agamemnon d'Eschyle, le Critias et la Timée de Platon, le Manuscrit de Voynich ou le Malleus Maleficarum, c'est parce qu'ils recèlent dans leurs pages des traces de leur existence passée.
Heureusement, ma Bibliothèque ne cache pas que des livres sur la Mythologie ou l'Occultisme. Non, en fait, ceux-ci ne sont que minoritaires. La grande majorité des ouvrages qui s'entassent sur ses étagères évoquent bien d'autres thèmes. Ils abordent des centres d'intérêts qui m'ont depuis toujours passionné.
De fait, je ne citerai pas la multitude de recueils sur l'Art qui y pullulent. Parmi eux, se trouvent deux esquisses dessinées de la main même de Léonard de Vinci. Je suis le propriétaire de l'édition originale des « Curiosité Esthétiques » de Baudelaire ; c'est un traité que Luvinia aime particulièrement. Elle s'en est inspirée à plusieurs reprises pour harmoniser son Esprit décadent au cadre de ses propres Appartements au sein du Manoir. Elle ne m'y a jamais invité. Je sais malgré tout qu'elle les réaménage régulièrement au gré de ses fantaisies et de ses humeurs. Une fois, elle a par exemple disposé des statues de nus Grecs antiques – des vraies qui plus est – aux quatre coins des salles qui lui sont dédiées. Et ce n'est pas rare que, lorsque mes autres Frères et Sœurs longeons les corridors de cette partie de l'aile Ouest du Manoir Montferrand, nous entendions des bruits à la fois étranges et incongrus en provenir. Pourtant, aucun d'entre nous n'aura l'audace d'aller frapper à sa porte. Nous connaissons assez bien Luvinia et son caractère lunatique : une fois, elle nous ouvrira les lieux et discutera avec nous chaleureusement, nous demandant de nos nouvelles comme si elle ne nous avait pas vus depuis des lustres. La fois suivante, elle ne daignera pas entrouvrir sa porte pour nous répondre ; ou, si c'est le cas, elle nous fixera de ses yeux gris acier qui peuvent parfois se révéler ensorceleurs, et d'autres fois, froids comme la lame d'un poignard prête se ficher dans le cœur de l'imprudent qui a osé la contrarier. Elle nous observera sans prononcer la moindre parole. Elle nous regardera comme si nous étions des inconnus qui n'étions pas dignes de son intérêt. Puis, elle refermera sa porte en grommelant des propos incohérents ; peut-être en Hindi ou en Quechua.
Il n'est donc pas indiqué de l'importuner quand elle s'y trouve. En tout cas, je ne m'y risquerai pas. Et la seule qui a l'autorisation de pénétrer au sein de son Territoire, c'est notre Mère ; avec laquelle elle partage de nombreuses conversations chaque soir à la tombée de la nuit. Mais les échanges qu'elles ont ne filtrent jamais. Même Anthëus ne sait pas de quoi elles discutent. Il n'oserait pas les interroger l'une ou l'autre à ce propos. Vÿvien aurait tôt fait de lui dire que ce sont des conversations de femmes qui l'ennuieraient plus qu'autre chose. Quant à Luvinia, elle se comporterait comme si elle n'avait rien entendu. Et elle questionnerait avant tout sur ses promenades quotidiennes au sein du parc entourant le Manoir. Elle lui demanderait si celui-ci n'est pas trop dégradé ; et si Edgard – notre majordome – n'a pas négligé son ouvrage le concernant.
A chaque occasion où cela se produit, c'est-à-dire au moins une ou deux fois par semaine – mon Père est quelqu'un de tenace et il aimerait bien savoir ce qu'elles se racontent – il ressort décontenancé. Les réponses de Luvinia à ses questionnements le troublent. Une fois, il m'a avoué qu'il a l'impression, au premier abord, d'avoir la volonté de la sonder sur leurs débats. « Or, m'a-t-il confessé avec une pointe de déception et de colère dans la voix, quand je me suis éloigné d'elle, c'est comme si j'avais oublié la raison pour laquelle j'ai voulu la rencontrer. J'ai le sentiment que nous avons parlé de choses anodines, de la pluie et du beau temps. Et tant que je suis resté en sa compagnie, il n'y a eu que ces thèmes sans importance qui ont compté. Je n'ai pas eu la volonté de changer de sujet.
Tu sais, ta Sœur est très forte pour cela. Elle utilise son Don à la perfection pour détourner l'attention qu'on peut lui porter ; ou pour la stimuler. Je crois à chaque fois que je vais pouvoir affaiblir ses défenses. J'imagine que mon propre Pouvoir est plus vivace que le sien. Il se trouve que ce n'est pas le cas en ce qui concerne cette Capacité particulière. Et elle me manipule avec une facilité déconcertante qui m'irrite au plus haut point. ».
Je suis tout à fait d'accord avec Anthëus. Luvinia pratique l'art de la séduction et de l'illusion avec un art qui confine au divin. Non pas comme Yvanïa dans le but de profiter des charmes de ses interlocuteurs ou de ses interlocutrices. Non pas, comme la Sœur jumelle d'Ycäel, pour les attirer dans son lit, se délecter en leur compagnie des plaisirs de la chair, se nourrir de l'acte sensuel en les épuisant physiquement et émotionnellement. Luvinia, elle, veut les voir courber l'échine devant elle. Elle veut en faire ses jouets, ses marionnettes avec lesquelles elle s'amuse. Parfois, ça dure quelques minutes, le temps qu'il lui faut pour traverser une rue ; quitte à ce qu'ils se fassent renverser par une automobile pour lui céder le passage. Je l'ai déjà vu. D'autres fois, ça se prolonge pendant des heures, des jours ou des semaines entières. Elle les modèle progressivement à l'image qu'elle désire les voir prendre. Elle les transforme en de véritables déchets humains, prêts à n'importe quelle bassesse pour elle ; jusqu'à faire devenir fou. Puis, elle se détourne d'eux tout aussi soudainement qu'elle s'est imposée à eux. Et elle les abandonne sur le bord de la route sans un regard. Beaucoup d'hommes et de femmes qui ont croisé son chemin ont d'ailleurs fini par se suicider, à la suite de leur rencontre avec Luvinia.
Luvinia est donc, de mes Sœurs, l'une que je fréquente le moins. Je la connais. Je sais comment elle peut agir vis-à-vis de ses semblables ou vis-à-vis des Mortels. Et je me garde bien de la côtoyer. D'autant qu'en deux siècles de vie commune au sein de la Famille, elle n'a dû venir dans mes appartements qu'à quatre ou cinq reprises. Elle avait été informé – je ne sais comment – que je venais de me procurer des ouvrages sur l'histoire de la parfumerie, leur symbolique et leurs propriétés évanescentes. Et elle a absolument voulu me les emprunter dans le but de les étudier. Je ne les ai jamais revus depuis.
En tout état de cause, je détiens d'innombrables textes qui parlent des Disciplines honorables rattachées aux Dieux Ancestraux. Outre les Arts olfactifs, j'ai en ma possession divers libellés décryptant les messages cachés au sein des Tableaux de Léonard de Vinci ou de Michel-Ange. Je garde dans mes rayonnages des opuscules décryptant la Symbolique des fresques les plus hermétiques – mais aussi les plus connues – de Nicolas Poussin. Je pense ainsi à ceux analysant la Destruction du Temple de Jérusalem, l'Enlèvement des Sabines ou les Bergers d'Arcadie. Mais, il y en a beaucoup d'autres, car ses toiles ont fait régulièrement fait l'objet d'études Esotériques plus ou moins sérieuses ; et plus ou moins poussées. Elles sont d'ailleurs souvent rattachées à l'énigmatique trésor qu'un petit curé de campagne aurait découvert aux fins fonds du Razès.
J'avoue que ma préférence va pourtant vers des publications dont les sources sont plus dignes de foi. D'autre part, mon inclination personnelle me pousse vers des Peintures plus récentes. Ainsi, David, Delacroix ou Géricault me fascinent par leur démesure. Courbet et Millet sont des artistes Réalistes qui représentent avec finesse le quotidien d'une période du XIXème siècle que j'ai bien connue. Des Impressionnistes tels que Monnet, Renoir, Pissarro ou Degas m'émerveillent par le choix de leurs reproductions graphiques ; ils ont un sens de l'observation inné que peu de leurs confrères ont su capter. Il n'y a que Degas, Gauguin, Van Gogh ou Cézanne qui ont pu se hisser à leur niveau, et que je considère comme leurs successeurs. Ce sont tous été des grands hommes de leur temps, et pour avoir eu une longue conversation avec Van Gogh en 1886 au cours d'une soirée à Montmartre, je sais à quel point lui aussi a connu les affres de la douleur. Par contre, lui n'a pas hésité à y mettre fin en s'ôtant la vie de la même manière que j'ai moi même failli le faire une cinquantaine d'années plus tôt. Il s'est tiré une balle dans la poitrine, alors que moi, je n'ai pas réussi à accomplir ce geste, bien que je t'ai fermement tenu mon revolver tout près de ma tempe.
Il faut avouer que c'est une époque de mon existence qui a été bouleversée par de nombreux événements qui m'ont conduit au bord de la folie. Le début des années 1830 a été très éprouvant pour moi. Et les quelques années qui ont suivi mon « Réveil », puis, mon intronisation en tant que membre officiel de la Famille Montferrand, n'ont pas été des plus sereines. ; Loin de là. J'aurai l'occasion d'y revenir plus tard.
Nombre de Peintres Flamands m'ont également séduit : Vermeer est pour moi un Maitre. J'apprécie aussi Rembrandt, Renoir ou Botticelli. A ce propos, la toile accrochée au mur de l'antichambre qui mène à cette pièce me semble avoir été esquissée – en tout cas dans sa toute première version – par un des élèves de ce dernier. Il apparaît en effet qu'Anthëus l'aurait croisé en 1483 alors qu'il séjournait à Florence. Mon Père s'y trouvait pour conclure une affaire importante avec l'un des proches de Laurent de Médicis d'après le peu que j'ai pu apprendre à ce sujet par mes recherches dans les années 1880. Et il aurait profité de l'occasion pour demander cette faveur au Peintre, qui aurait refusé. Il aurait toutefois accepté que ce soit l'un de ses apprentis qui exécute ce portrait.
Je suppose que c'est pour cette raison que ce retable ne peut pas être considéré comme une œuvre d'art. Si le Patriarche lisait ce que je viens d'écrire par-dessus mon épaule, il m'étranglerait de ses propres mains ! Sa composition n'est que très médiocre et ressemble davantage à un imagier de la fin du Moyen-âge qu'à autre chose. Ses détails sont bien exécutés, mais on peut voir que le trait est réalisé de manière brusque, presque hâtive. Je suis certain que si les yeux d'Anthëus sont si féroces, c'est que l'élève qui l'a peint n'y a mis que peu de lui même. Ce qui ne l'empêche pas d'en imposer.