Le Manoir des Ombres

Dominique Capo

Cinquième partie

Je pourrais, une fois encore disserter longuement de mes inclinations picturales. Si j'en connais autant à ce sujet, c'est que les ouvrages d'Art qui encombrent les rayonnages de ma Bibliothèque sont abondants. Je les ai tous lu, exploré avec minutie et ferveur. J'ai beaucoup appris d'eux. Et ils m'ont enseigné une culture en ce domaine qui enchante ceux avec lesquels je devise. Car, il est vrai que je ne sors qu'exceptionnellement de mes appartements. Il arrive malgré tout parfois que mes Parents invitent des hôtes au Manoir. Et dans ce cas, je suis cordialement convié à ces réunions qui m'ennuient plus qu'autre chose. Pourtant, il se produit heureusement des miracles. Et j'y fais de temps en temps la connaissance – pour deux ou trois heures uniquement, avant que je me retranche finalement dans mon Antre – de personnes qui apprécient ce genre de Discipline.

Or, la Peinture n'est pas l'unique matière artistique qui enchante mon sens de l'esthétique. J'aime la sculpture. Je m'intéresse à la musique ; classique surtout. Mozart, Bach, Beethoven, Brahms ou Debussy sont des virtuoses. Haydn, Liszt et Vivaldi me transportent de joie et de bonheur lorsque j'entends un de leurs airs résonner à mes oreilles. Par contre, je hais ce que l'on appelle « musique actuelle ». Autant, j'apprécie un morceau de Rock quand mon humeur se prête à ce style d'orchestration. Autant le disco ne me déplait pas non plus. Autant ce qu'on désigne sous le terme de « Rapp » ou de « Techno » me hérisse au plus haut point. Je ne comprends pas comment on peut apprécier ça. A chaque fois que j'ai la malchance d'en entendre, j'ai l'impression que des casseroles que l'on frappe les unes contre les autres retentissent. Les voix éraillées qui sortent de mon vieux transistor me blessent les tympans. Et je suis obligé d'éteindre mon poste ; alors que je ne l'allume que lorsque je veille tard la nuit, concentré que je suis alors sur les écrits que je décrypte. Cela m'aide à me tenir éveillé et aide à me concentrer davantage sur le livre que je parcours fiévreusement. Sauf, évidemment, quand j'entends ces airs barbares aux tempos incohérents qui partent dans tous les sens. Je me précipite dès lors sur ma radio afin d'en couper le son aussi rapidement que possible.


Ce qui me passionne le plus, c'est, vous l'avez certainement compris, la littérature. La grande majorité des ouvrages installés sur les rayonnages qui constellent les murs de cette salle leur sont consacrés. Il faut savoir que, depuis que je me suis installé au Manoir, je n'ai pas cessé d'accumuler romans, nouvelles, bibliographies, ou autres, de toutes sortes. J'ai débuté avec les auteurs qui étaient publié dans les années 1820, bien sûr. Mais à cette époque, ils étaient assez rares, et leurs publications étaient plutôt confidentielles. Seuls les nobles et les bourgeois ayant assez de culture pour oser y consacrer des sommes d'argent particulièrement élevées, pouvaient se le permettre. Heureusement qu'Anthëus et Vÿvien étaient dans ce cas. Par ailleurs, ils se trouvaient assez bien introduits dans les milieux intellectuels de l'époque, et accueillaient quelquefois des personnes que le Pouvoir d'alors protégeait. Ils ont reçu au Manoir Montferrand des proches conseillers de Louis XVIII, puis de Charles X ; ils les ont soutenus tant que la Restauration s'est montrée forte. Je sais qu'ils ont eu la même attitude envers des Généraux influents au cours du règne de Napoléon tant que ceux-ci ont été sur leur pente ascendante. Je n'étais pas « Né », mais Bélisaire a par inadvertance évoqué cette période devant moi au cours d'une conversation avec mon Père. Et ses paroles ont marqué mon esprit, puisqu'il est exceptionnel que l'on ose parler du passé de la Famille pendant que je suis là.

En tout cas, c'est de cette manière que j'ai pu me procurer mes livres à ce moment là ; outre ceux qui étaient déjà entreposés sous des monceaux de poussière dans cette pièce. Je me souviens que le premier titre que j'ai acquis était issu de la collection d'un intime du duc de Villèle ; le dernier des Premier Ministre de Louis XVIII. Il s'agissait du « Monastère », de Walter Scott.

Je peux avouer que je l'ai dévoré en quelques jours, au grand dam d'Anthëus qui me l'avait offert pour mon « Anniversaire ». C'était afin de fêter le jour de mon arrivée au Manoir ; pour la seconde fois. Moi, cela ne m'avait pas enchanté plus que cela d'honorer cet événement. Deux ans après mon « Réveil » en ces lieux, je n'en savais toujours pas davantage sur les raisons de ma présence parmi les membres de la Famille Montferrand. Personne ne m'avait expliqué d'où je venais, quel était mon parcours, qui était ces gens qui se montraient à la fois si prévenants avec moi, mais aussi, extrêmement vigilants en ce qui concernait ma volonté d'émancipation. Et j'avais plus l'impression d'être un jouet entre les mains de mes Parents qu'autre chose. J'avais le sentiment que mes Frères et Sœurs étaient leurs complices – involontaires pour leur grande majorité – obligés de se soumettre à leurs volontés afin de ne pas subir les foudres de notre Patriarche.

Comme nous tous, il faut savoir que Sanäel est depuis longtemps redevable à mon Père de sa situation. Par exemple, je me souviens qu'en 1823, trois mois après avoir ouvert les yeux dans le lit de la chambre qui se trouve de l'autre coté cette pièce, mon Frère a été embauché comme prosateur au célèbre « Journal des Débats ». Anthëus a d'ailleurs dû faire des pieds et des mains auprès de ses amis bien introduits dans le milieu pour lui faire obtenir une place. Sanäel n'est qu'un médiocre littérateur. Il s'est essayé plusieurs fois à écrire des nouvelles et des poèmes. Il a admiré Charles Nodier – que mon Père a croisé à plusieurs reprises par le passé - et ses œuvres ; celui-ci était alors l'écrivain le plus en vue de son temps ; je possède l'ensemble de ses textes dont j'ai acheté des exemplaires quelques années plus tard. Mais à chaque fois que Sanäel les a montré à un professionnel, on lui avait ri au nez en lui conseillant de s'exercer à une autre activité : « Vous ne ferez pas fortune grâce à votre prose, lui répétait t'on chaque fois. ».

A l'issue de cette sorte d'entretiens, mon Frère devenait fou de rage. Il pestait comme un diable. Il s'emportait en traitant son détracteur de tous les noms. Il le comparait à un babouin. Et ce n'est que parce que mon Père a insisté sur le fait qu'il avait participé financièrement au lancement de cette organe de presse officiel quelques années auparavant, que son rédacteur en chef a fini par accepter Sanäel parmi ses collègues. Cela ne l'a malgré tout pas empêché de rester un piètre homme de lettre. Il ne s'est jamais fait remarquer, ni de Charles Nodier, ni de ses illustres confrères. Il n'a jamais percé dans les décennies qui ont suivi. Et actuellement, c'est une fois encore parce que le Patriarche lui a trouvé une place à « Libération » en tant que consultant qu'il peut se glorifier du titre de Journaliste. Ca lui donne l'occasion de fréquenter les lieux les plus branchés de New-York, de San-Francisco, de Miami, de Londres, ou de Madrid – sans parler de Paris -, et de vivre aux crochets de ses compagnons de beuverie les plus dépravés. Ou, de végéter au Manoir quand ces derniers en ont assez de le voir cuver son vin, allongé dans un coin de leur appartement ou de leur maison. Combien de fois, je lui ai ouvert la porte du vestibule, et l'ai-je vu apparaître en costume trois pièces, les vêtements empestant l'alcool, marmonnant des propos incohérents, puis s'effondrer à mes pieds en pleurant sur son sort ?

Il se considère pourtant encore comme un grand auteur en devenir. Il s'en vante à la moindre occasion. Régulièrement, quand il est assez sobre pour s'y atteler, il noircit entre dix et vingt pages évoquant ses malheurs passés. Il s'y plaint de sa malchance et du fait que l'on ne lui donne pas l'occasion de montrer son talent. Il se rêve en héritier de Zola, de Dumas ou d'Hugo. Ce qu'il ne dit pas, c'est que ceux-ci l'ont aussi raillé pour la pauvreté de son don. Il a beau eu essayé de leur prouver qu'il était capable d'écrire avec une éloquence égale à la leur, ils l'ont très vite renvoyé des cercles littéraires auxquels ils participaient ; et auxquels Sanäel tentait vainement de s'intégrer. Par contre, s'il y a des Disciplines pour lesquelles il est passé Maitre, c'est la morgue, le sarcasme et la causticité.

De fait, à chaque fois qu'il s'aventure dans mes Appartements, à chaque fois qu'il me découvre derrière mon bureau en train de compulser mes notes ou de rédiger mes textes, son visage se fige. Je sens son regard se poser sur moi. Même si je ne les vois pas, j'ai la conviction que ses yeux se durcissent. Ses pupilles se dilatent et un feu liquide les submergent. Puis, il me dit :

« Mon pauvre Nathanÿel, comment peux-tu passer ton temps à de telles niaiseries ? Tu n'es qu'un bon à rien, un raté ! Tu ne sors jamais de ton Antre. Tu reste enfermé à longueur de journée et de nuit avec tes bouquins ! Tu les décortique comme si c'étaient des chefs-d'œuvre, alors que ce sont que de pauvres bouffons qui les ont composés. Et toi, tu ne leur arrive même pas à la cheville, alors qu'ils ne sont pas dignes de la renommée que cette populace abâtardie leur accorde.

Dire que j'ai voulu, leur ressembler, ajoute t'il souvent tandis que je sens les effluves de vin de mauvaise qualité se distiller dans l'atmosphère. Pauvre imbécile que j'ai été. Je te plains, car tu vas t'y casser les dents un jour ou l'autre. Tu ferais mieux d'abandonner tes investigations. Tu ferais mieux de bruler tous les traités que tu as déjà rédigé, pour profiter des Pouvoirs que nous avons. ». Une fois, particulièrement Irrité par ses paroles, j'ai dit : « Tu es pitoyable, Sanäel. Tu ne mérite même pas que je te réponde. Je n'ai que mépris et dédain pour toi. Regarde-toi dans une glace avant de juger les autres. Tu…

- Je quoi ? Tu es un minable, Nathanÿel a-t-il fait, la voix vibrante de colère et d'amertume. Jeune pourceau, tu ne vaux pas mieux que des « nègres ». ». Puis, cessant de se cramponner à ma table de travail, il s'est détourné. Et il a quitté mon Bureau, laissant derrière lui des empreintes de doigts vaporeuses incrustées sur les bords de celle-ci.

Il faut signaler que Sanäel est raciste, et aujourd'hui encore, malgré la fin du colonialisme depuis une cinquantaine d'années, sa vision des peuples Africains n'a pas évoluée. Il les considère toujours comme des sous-hommes qui n'existent que pour être soumis à l'homme blanc. Il reste nostalgique de l'Empire Français et de son apogée à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Il regrette le temps où nous possédions un couple de domestiques de couleur au Manoir. Malgré tout, il ne s'est jamais véritablement remis du jour où Anthëus s'est séparé de ces derniers. Il n'a surtout jamais oublié Roselyne, cette jeune Noire – à l'époque – qui était à notre service. En 1957, tout le monde était au courant parmi nous que mon Frère s'était épris d'elle depuis quelques temps, malgré son teint olivâtre. Il faut dire qu'elle était très belle. Elancée, sculpturale, des yeux d'un vert émeraude, elle avait une chevelure couleur de nuit aux reflets cuivrés. Son corps d'un noir d'ébène était d'une perfection qui confinait au divin. Pour l'avoir vu nue à plusieurs reprises, je peux assurer qu'elle avait des courbes idéalement proportionnées, ainsi que des seins que beaucoup de femmes auraient enviés. Je comprends que Sanäel ait été captivé par ses charmes lorsqu'elle a commencé à devenir une femme.

Malheureusement pour lui, c'est à ce moment là qu'Anthëus et Vÿvien ont été obligé de se séparer d'elle, ainsi que de ses parents. Ceux-ci leur avaient été offerts en 1938 par l'ambassadeur de France en Ethiopie lors de l'un de ses séjours au Manoir. Comme je n'étais pas très présent au sein de la propriété Familiale au cours de cette période – à cette date, j'explorais le désert Egyptien -, je suppose que mon Père et ma Mère avaient usé de leur influence pour que des faveurs lui soient attribuées en haut lieu. En remerciement, il leur aura fait don de ce couple au retour de l'un de ses voyages en terre africaine.

Roselyne est née une demi-douzaine d'années plus tard, tandis que j'étais définitivement revenu de mes vagabondages à travers le monde. Bien sûr, au début, Sanäel n'y a prêté aucune attention. Dès l'instant que nos domestiques effectuaient correctement leur travail, il ne s'est pas préoccupé d'eux. Il a plutôt vu la naissance de cette enfant comme une gêne. Il les a même soupçonnés de négliger leur ouvrage au profit de la petite fille. Anthëus, de son coté, n'a rien trouvé à y redire. Quant à Vÿvien, elle s'y est très vite attachée, au grand dam de Luvinia, qui s'est un temps senti délaissée par celle-ci.

Ce n'est qu'en 1955 que Sanäel s'est véritablement rendu compte que la petite qu'il avait côtoyé durant toutes ces années, était devenu une superbe jeune femme. Orgueilleuse et farouche – tout comme lui -, elle était la fierté de sa famille. Et ce n'est qu'au cours d'un diner de gala qu'il s'est aperçu du pouvoir d'attraction qui émanait d'elle. Au point que Luvinia et Yvanïa en sont devenu jalouses. Et que lorsqu'il a été question qu'on la libère de sa servitude avec le reste des siens, elles ont été celles qui ont été les plus favorables à cette démarche de la part d'Anthëus.

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