Le Manoir des Ombres
Dominique Capo
Roseline n'a jamais cédé aux avances de Sanäel. Il l'a couvert de cadeaux, lui a envoyé des dizaines de mots doux. Mais elle ne s'est jamais donné à lui. A cette époque, nous l'avons souvent taquiné à ce sujet. Il ne supportait d'ailleurs pas nos sarcasmes ; d'autant qu'il jurait ses grands dieux qu'il n'avait aucune attirance pour cette « face de singe ». Bien sûr, nous connaissions la vérité. Il s'agissait d'un secret de polichinelle, et mes Frères, mes Sœurs et moi avons fréquemment plaisanté à ce sujet hors de sa présence.
De toute manière, Anthëus n'a pas eu le choix. A la fin des années 1950, l'Histoire était en marche et l'ensemble des contrées jadis colonisées par les Européens se libéraient de leurs Maitres. Je ne vois pas comment il aurait pu s'affranchir de cet état de fait. Nombre de ses amis avaient déjà commencé à se défaire de leurs « esclaves ». Il aurait été mal venu qu'il n'en fasse pas de même.
S'il y en a un, pourtant, qui n'était pas d'accord ce jour de 1957 où mon Père a enfin pris la décision de libérer Roseline et ses parents de leurs chaines, c'est évidemment Sanäel. Il a imploré Anthëus « de ne pas faire cette erreur » ; ce sont ses mots ! Il lui a même proposé de lui racheter la liberté de la jeune fille. Il s'est mis à genoux devant lui en lui affirmant qu'il arrêterait de boire et de se comporter comme un ivrogne. Il a commencé à pleurnicher. Comme je le mentionnais un peu plus haut, je m'en souviens puisque Hÿlaire et moi étions présents aux cotés d'Anthëus au moment où mon Frère s'est abaissé plus bas que terre afin de la récupérer. Nous nous trouvions, je l'ai déjà dit, dans l'un des petits salons du rez-de-chaussée. Mon Père souhaitait voir avec Hÿlaire combien lui couterait d'engager de nouveaux Domestiques, si les trois – en comptant Roseline - que nous avions jusqu'alors nous quittaient. Quant à moi, j'étais là parce que je voulais encore demander de l'argent à mon Frère afin de me procurer la toute dernière édition de « l'Encyclopédia Britanica. ». Il devait d'ailleurs, par la suite, me refuser les fonds, estimant que c'était un caprice de ma part, et que je n'en n'avais pas besoin. D'après lui, j'en détenais déjà une qu'il m'avait cédé trois ans plus tôt après l'avoir acquis en déboursant 3500 dollars.
Hÿlaire et moi avons essayé de nous faire les plus discrets possibles. Car nous avons senti que la tension était progressivement en train de monter entre Sanäel et Anthëus. Hÿlaire s'était éloigné des deux hommes et faisait semblant d'examiner les céramiques coréennes installées dans l'une des vitrines situées à l'autre bout de la pièce. Moi, je regardais par la fenêtre l'étendue herbeuse et les quelques massifs floraux qui la parsemait. Mais nous étions tous deux à l'écoute de la conversation qui se déroulait à moins de trois ou quatre mètres de là. Je me souviens encore des dernières paroles échangées entre mon Frère et mon Père comme si elles venaient juste d'être prononcées :
« Je t'en prie, a fait Sanäel, les larmes aux yeux. Tu ne comprends pas à quel point je l'aime. C'est la première fois que je ressens cela pour quelqu'un ; pour une femme qui plus es. Cette « négresse » me manque déjà. Et le fait de savoir que je ne peux plus l'admirer lorsque je la croise dans les couloirs du Manoir, ou quand elle nous sert nos repas dans la salle à manger, me fait souffrir à en mourir.
- Arrête de t'humilier devant moi, a aussitôt répondu mon Père, le ton de sa voix se modifiant imperceptiblement. ». Généralement, c'est de cette manière que nous nous rendons compte que la colère est sur le point de l'envahir. « Tu te ridiculise et cela n'en vaut pas la peine. De toute façon, ma décision est déjà prise, et je ne reviendrai pas dessus.
- Je ne m'humilie pas ; je te le demande comme une faveur. Je ferais tout ce que tu veux. Mais accorde-moi le privilège de la prendre à mon service. Je suis prêt à te la racheter, à la payer le prix qu'il faudra. Je suis d'accord pour lui offrir un salaire de princesse. Renvoie ses parents, nos autres serviteurs. Tout ce que je réclame, c'est que Roseline reste à mes cotés. Cette face de babouin, je ne sais comment, m'a envoûtée, et je la désire plus que ma vie elle même.
- Ne dis pas de bêtises, a rétorqué Anthëus en ricanant. Et tes grands principes sur la supériorité de notre Race ; le fait que nous ne devons pas mélanger notre sang à celui de ces inférieurs. J'ai l'impression que ton idéal sur la prééminence des Blancs sur les autres espèces humaines en prend un coup.
Tu sais, ça fait longtemps que je suis au courant du fait que tu cours après cette petite. Elle est belle, n'est ce pas ? Elle mériterait d'appartenir à notre Lignée. Si j'avais le Pouvoir de lui accorder ce privilège, je le lui offrirais volontiers. Malheureusement pour toi, ce n'est pas le cas. Et de toute manière, si je possédais cette aptitude, je ne le lui en ferais pas cadeau pour te satisfaire. Ce serait pour elle, et uniquement pour elle ! Je la libérerai malgré tout de ses engagements envers notre Maison.
De plus, Sanäel, tu dois réaliser que tous tes Frères et Sœurs, dont ceux ici présents se rient de toi et de ton attitude, a rajouté mon Père en détournant un instant les yeux dans notre direction. Comme d'habitude, tu te comporte en enfant gâté. J'ai trop longtemps été indulgent avec toi. A chaque fois que tu as eu besoin de moi ou de tes Frères et Sœurs pour t'obtenir quelque chose, nous avons toujours été là pour répondre à tes suppliques. A chaque fois qu'il a fallu que je vienne à ton secours après qu'on t'ait renvoyé de tel ou tel journal, je l'ai fait…
- Ce n'est pas vrai ! a murmuré mon Frère ». Mais mon Père, Hÿlaire et moi avons décelé que les mots qu'il prononçait étaient empli de rage et de frustration.
« C'est l'exacte vérité, a-t-il dit. Tu n'as jamais rien réussi seul depuis que tu es parmi nous. J'ai toujours dû te guider. Sans moi, tu es perdu. Tu es incapable de te dominer. Le Don que tu as ne t'aide même pas à maitriser tes pulsions ; à amoindrir les défauts de la partie humaine de la Lignée dont tu es issue.
Ce n'est pas vrai, a répété Sanäel plus fortement et plus brusquement. Je suis capable de me débrouiller sans toi ; sans vous tous ! Un jour, je vous prouverai que je vaux mieux que vous. Un jour, mes livres se vendront dans le monde entier. Je serai riche, et vous m'envierez. Je n'aurai plus besoin de ton argent, Hÿlaire, s'est t'il écrié en jetant un regard noir en direction de celui-ci avant de fixer de nouveau son interlocuteur avec rancœur. ». Au fur et à mesure, ses joues avaient pris une teinte cramoisie, et les veinules sombres qui parsèment habituellement son visage, se sont mises à luire d'un éclat inquiétant. « Un jour, a-t-il repris, tu ramperas à mes pieds, Anthëus. Tu me supplieras pour que je t'accorde mon pardon, pour que je me montre magnanime envers toi. Et tu me donneras cette fille sans que j'aie à te le demander ! Tu…
- Cela suffit, maintenant, a alors tonné le Patriarche. » Sa voix a résonné dans toute la pièce, contraignant Hÿlaire à se retourner afin de voir pourquoi celui-ci haussait le ton. Quant à moi, l'écho m'a fait sursauter, me tirant brusquement de la contemplation du paysage que j'observais à travers la vitre. A mon tour, j'ai parcouru le salon des yeux en sentant des sueurs froides commencer à apparaître entre mes omoplates. Puis, j'ai regardé l'endroit d'où il provenait. « Tu vas trop loin, Sanäel. N'oublie pas que je suis ton Ainé, que tu me dois le respect. Je te préviens ! Encore un mot, et tu vas le regretter ! ».