Le Manoir des Ombres

Dominique Capo

Septième partie :

Tandis qu'il martelait ces mots, j'ai eu l'impression que ceux-ci enflaient, jusqu'à emplir la pièce toute entière de leur dureté. « Je n'ai pas peur, a alors dit mon Frère. Tu ne ferais pas de mal à un de tes Enfants. Tu es un lâche, mon Père… »

Soudain, j'ai senti le sol vibrer sous mes pieds. Tout d'abord, légèrement. Puis, peu à peu – mais en moins d'une demi-seconde pour autant – de plus en plus fort. J'ai entendu certains bibelots décorant le buffet à deux pas de moi se mettre à tinter ; ils se sont mis à s'entrechoquer. J'ai vu Anthëus tendre son bras droit, paume ouverte, vers Sanäel. Il l'a fixé d'un regard sombre. Et soudainement, ce dernier a été propulsé en arrière : il a brusquement quitté le sol, s'est élevé d'une dizaine de centimètres, avant qu'une sorte d'ouragan surgi de nulle part le projette contre le mur.

Le choc a été si violent qu'il s'y est encastré, et que des fissures sont aussitôt apparues aux abords du point d'impact. Sur deux ou trois mètres, c'est comme si une tornade avait ravagé la pièce. Chaises, meubles, babioles et autres objets ornementaux étaient renversés et éparpillés aux quatre vents. Plusieurs statuettes péruviennes n'étaient plus qu'un amas terreux brisé. Hÿlaire et moi sommes restés pétrifiés sur place. Nous n'avons plus osé bouger du lieu où nous étions durant de longues minutes.

Nos yeux n'ont pas quitté notre Père, et je suis certain que mon Frère s'est comme moi demandé si nous n'allions pas être les prochains à être poursuivis par la vindicte d'Anthëus. Sanäel, lui, ne bougeait plus ; il avait perdu connaissance. J'ai appris un peu plus tard qu'il a fallu l'aide de pas moins de nos trois de domestiques pour le dés-insérer ; deux jours entiers avant qu'il ne sorte du coma dans lequel le choc l'avait plongé ; puis, près de trois mois de convalescence pour qu'il ne soit à nouveau en pleine possession de ses moyens. 

« Voila ce qu'il en coûte de me défier, a fait Anthëus, avant de quitter le salon sans jeter un seul coup d'œil vers nous. ».

J'avoue que c'est ce jour là où, pour la première fois depuis mon « Réveil », j'ai vraiment eu peur de mon Père. C'est la première fois où j'ai réalisé que le fait de m'opposer à lui pouvait mettre ma vie en danger ; en tout cas, ma vie sous sa forme actuelle. Déjà, avant, je tremblais au moindre changement dans le ton de sa voix. Ses réprimandes à mon encontre m'ont toujours terrorisé. Mais, à partir de ce jour, j'ai fait en sorte de ne plus avoir à l'affronter. Quand nos échanges sont sur le point de s'envenimer – notamment lorsque j'ose aborder des sujets qui fâchent, et en particulier le Tableau qui orne le vestibule menant à ce bureau -, je change systématiquement de thème de discussion. D'autre part, c'est à la suite de cet incident que tous les Noirs qui nous servaient nous ont quittés ; y compris Roseline, bien entendu. Et c'est quelques mois plus tard qu'Edgard et Félicie ont été engagés.

 

En tout état de cause, « le Monastère », de Walter Scott, est le premier livre d'une longue série que j'ai acquis. Comme je l'ai déjà mentionné plus haut, c'est Anthëus qui me l'a offert. Et il m'en fait cadeau de beaucoup d'autres dans les années et les décennies qui ont suivi. Il m'a cédé l'Enfer, de Dante, des volumes de l'Encyclopédie écrits de la propre main de Voltaire et de Rousseau. Il m'a fait don d'ouvrages originaux de Diderot, de Montesquieu ou de D'Alembert. Il faut dire que mon Père est un fervent admirateur des grands penseurs du Siècle des Lumières. Ce sont les seuls ouvrages qui trouvent grâce à ses yeux ; il n'en n'a jamais lu d'autres. Et ce n'est là que divers exemples parmi les plus récents.

Sanäel, de son coté, après cet épisode tragi-comique, a continué à me bombarder de sarcasmes et de railleries à la moindre occasion. Dès qu'il vient me rendre visite dans mon « Antre » - pour reprendre son terme favori pour décrire mes appartements – il ne se gène pas pour me dénigrer ou discréditer mes travaux littéraires. Et quand nous nous retrouvons avec le reste de la Lignée, il n'hésite pas à me provoquer pour voir si je vais réagir à ses affronts. Il me désigne parfois par le terme de « gratte-papier », ou de scribouillard ». Mais je ne réponds jamais à ses insultes.

Celles-ci  ne m'ont aucunement empêché d'étendre mon empire livresque et de poursuivre mes recherches sur les Origine de la Famille Montferrand. De fait, outre les textes sur la Mythologie et l'Occultisme dont j'ai précédemment parlé, j'ai accumulé au fil des ans nombre d'œuvres diverses et variées. Ainsi, je possède des éditions originales de romans de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Victor Hugo ou de Chateaubriand. J'aime à relire régulièrement les textes de Poe, de Jules Verne ou de Zola. La « Comédie Humaine » est l'une de œuvres préférées ; la Légende des Siècles » également. Je me délecte encore quand je parcours les lignes d'un livre d'Henry James, de Jack London ou de Richard Wright. Je dévore avec joie les récits ou les proses de Shelley, de Keats, de Moore, de Kipling ou de Hardy.

Il faut dire aussi que, régulièrement, afin de me délasser un peu, et d'oublier pour quelques minutes les dizaines d'ouvrages qui jonchent ma table de travail, je prends plaisir à m'emparer de l'un de ces manuscrits, afin d'en feuilleter deux ou trois pages. Je me lève de mon bureau en m'étirant pour dénouer les muscles de mes bras raidis. Je jette un coup d'œil en direction des opuscules s'entassant un peu partout sur mon bureau. Certains sont ouverts, leurs pages écornées ou raturées de notes prises à la va vite dans leurs marges. D'autres sont repoussés aux encoignures de mon pupitre, et forment un amoncellement ; habituellement, cela veut dire que je n'ai pas encore eu le temps de les consulter. Je distingue les documents que j'ai rédigés fiévreusement au cours des heures qui viennent de s'écouler. Composés de plusieurs dizaines d'ex-folio froissés et éparpillés, leur grande majorité se dissimule sous l'accumulation de titres que j'ai précédemment sortis de leurs étagères ; ils attendent de rejoindre ceux que j'ai rangés sur le petit secrétaire accolé à mon écritoire.

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