Le Manoir des Ombres
Dominique Capo
Puis, je m'en éloigne. Je passe devant la fenêtre dont la vue plonge sur l'étendue herbeuse, parterres de fleurs et les allées qui longent le Manoir. C'est Edgard qui entretient depuis des années le parc entourant notre demeure Familiale. Car notre Majordome attitré est aussi notre Jardinier ; très habile dans l'art de mettre en valeur les buissons et les massifs qui s'y déploient de loin en loin, il prend un soin extrême à les rafraîchir. A la belle saison, quand il n'a pas d'autre tache plus urgente à effectuer pour mon Père, ma Mère, mes Frères ou mes Sœurs, il s'y adonne avec passion. C'est pour cette raison que, régulièrement, j'apprécie le fait d'observer le paysage depuis ma lucarne. Ça me délasse et me permet d'oublier un instant les travaux de recherches harassants auxquels je viens de m'adonner. Je contemple avec regard débordant de tendresse les nappes de gazon et de haies qui s'étirent jusqu'aux abords des bois qui bordent les frontières de la propriété. J'admire les forêts de sapins et de hêtres dont les ramures d'un vert fougueux se mêlent aux reflets orangés. Je les franchis et parcourt des yeux les champs vallonnés qui apparaissent au-delà. Parfois l'Été, je distingue des hommes conduisant leurs tracteurs, et des femmes en train de ramasser des brassées de graminées. A l'Automne, j'y vois paître les animaux qu'ils y ont amenés en attendant de les rentrer à l'étable. Mais l'époque de l'année où j'aime le plus scruter l'horizon, c'est l'Hiver. A cette période, les arbres ont perdu leurs couleurs et je peux sonder la plaine sur laquelle ils sont implantés.
Dès lors, j'aperçois les sommets montagneux Franc-comtois qui les dominent. Je discerne leurs pics enneigés, dont les couches blanchâtres se sont déployées sur le sol gazonné du domaine. Je vois les résineux figés par le givre ; les végétaux endormis statufiés par le froid. Je discerne les nuages brumeux et grisâtres lentement se déplacer dans le Ciel, et je songe aux pauvres hères obligés de se déplacer sur cette steppe glacée. Et je les plains de tout mon cœur, moi qui suis bien à l'abri des assauts climatiques parfois tempétueux.
Après avoir examiné un instant le parc – comme je le fais à chaque fois que je me meus aux abords de cet œil de bœuf -, je m'en écarte à regret. Je longe le mur décoré de petites étagères non pas encombrées de livres. Les deux tablettes laissent apparaître une trentaine de figurines de terre cuite représentant la plupart des souverains qui ont régné sur la France depuis Clovis. Elles m'ont été offertes par Silëus il y a une soixantaine d'années – c'était durant la Guerre – au retour de l'une de ses excursions en Bretagne d'après ce qu'il nous a révélé à l'époque.
Je n'ai jamais su ce que Silëus a fait dans la péninsule Armoricaine. Nous avions alors d'autres inquiétudes. L'Occupation a été une période au cours de laquelle nous nous sommes pratiquement tous regroupés au Manoir. Nous ne l'avons pratiquement pas quitté ; et je me souviens qu'au cours de ces années de claustration, les tensions entre les membres de la Famille Montferrand ont pris des proportions démesurées.
Il faut rappeler que nous nous étions presque tous au Manoir, et que la promiscuité n'est pas favorable pour apaiser les dissensions qui peuvent exister entre les différentes personnes d'une même Lignée. Nous ne faisons pas exception à la règle ; du moins dans ce domaine. Et la fin du conflit mondial a vu le fossé entre mes Frères, mes Sœurs et mon Père se creuser encore plus. Les rancœurs et les jugements que les uns et les autres pouvaient avoir sur leurs congénères se sont aggravées. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'après la Libération, Hÿlaire, Bélisaire et Chÿlderic ne sont revenus qu'épisodiquement au Domaine. Il a fallu plus de vingt ans pour que certaines blessures cicatrisent. Et pour quelques unes, à l'heure actuelle, elles ne sont toujours pas refermées.
En tout état de cause, seul Silëus a fui cette atmosphère nauséabonde dès qu'il a commencé à se rendre compte que les événements étaient sur le point de s'envenimer. Anthëus a fait tout ce qu'il a pu pour l'en dissuader. Il a invoqué le fait que la Famille avait besoin d'être soudée, que les différends existant entre ses Frères, ses Sœurs et lui pouvaient se régler si chacun y mettait du sien. Mais Silëus, comme c'est souvent le cas, n'agit qu'en fonction de lui. Il fait peu cas des besoins ou des désirs des autres. Et, évidemment, il n'a pas écouté mon Père. Je me rappelle qu'un jour de 1941, Germain – le Géniteur de Roseline - a ouvert la porte de ses Appartements afin de lui apporter son petit-déjeuner. Celui-ci avait disparu : son lit n'avait apparemment pas été défait depuis la veille au soir ; les tiroirs de ses buffets, les battants de ses armoires avaient été dégagés précipitamment. Ses vêtements et nombre de ses objets personnels s'étaient volatilisés. Silëus n'avait pas laissé de mot pour nous rassurer ou pour nous prévenir de son absence, pour nous indiquer l'endroit où il allait, avec qui, ou par quels moyens.
Après cela, Germain a été effondré pendant plusieurs jours. Il a même dû s'aliter afin de recouvrer la santé ; car pour lui, le choc a été rude. Silëus a toujours été le Fils préféré de notre Domestique ; il a vu en lui le garçon qu'il n'a pas eu, et il lui a toujours passé la plupart de ses caprices. Il a été très souvent indulgent à son encontre. Et il lui a souvent pardonné les singularités les plus flagrantes et les plus nocives dont nous sommes les détenteurs.