Le Manoir des Ombres

Dominique Capo

Neuvième Partie

De fait, son départ hâtif l'a profondément bouleversé. Heureusement qu'Anthëus a été indulgent avec lui les jours et les semaines suivantes. Il a maintes fois fermé les yeux sur les négligences de notre Serviteur. Il ne l'a pas puni quand il s'est rendu compte qu'il avait omis de dépoussiérer tel ou tel meuble du petit salon du rez-de-chaussée. Il ne l'a pas battu quand il a découvert qu'il avait négligé de remonter du charbon de la cave afin de nourrir le poêle de la salle à manger. Il ne l'a pas réprimandé – ni son épouse -, le jour où ils ont manqué d'emmener nos ordures ménagères à la décharge municipale ; comme ils sont tenus de le faire une fois par semaine. En effet, si les circonstances n'avaient pas été celles-ci, Anthëus n'aurait pas hésité à les fouetter en personne devant l'ensemble de mes Frères, de mes Sœurs et de la domesticité. Il a accompli ce geste à de nombreuses reprises par le passé et ensuite. Aujourd'hui encore, quoique moins souvent, il n'a aucun scrupule à se montrer autoritaire avec son personnel ; que ce soit vis-à-vis de Germain et de sa femme jusqu'à ce qu'ils nous quittent en 1957, ou, à l'heure actuelle, vis-à-vis d'Edgard et de Félicie. Il l'est certainement plus qu'avec ses Enfants ; avec lesquels, comme je l'ai déjà mentionné, il est déjà d'une fermeté et d'une intransigeance à la limite de la tyrannie. J'aurai, bien sûr, l'occasion d'y revenir assez souvent tout le long de mon récit.

Quant à Silëus, il n'est pas reparu au Manoir pendant deux ans. Ce n'est qu'en 1943 qu'il est revenu ; et encore, uniquement pour un court séjour de moins d'une demi-journée. Il nous a juste dit bonjour, pris de nos nouvelles, s'est enquis de notre santé et de notre moral. Il nous a offert à tous des cadeaux. Et, personnellement, j'ai reçu la trentaine de statuettes figurant les plus grands rois de France qui sont rangés sur les deux tablettes que j'ai mentionnées plus haut. Son présent m'a touché, lui qui connait aussi bien que le reste de la Famille Montferrand, ma passion pour l'Histoire. Mais, Anthëus n'y a prêté que peu d'intérêt, n'arrêtant pas de le harceler de questions.

Il l'a interrogé sur les raisons de son départ du Manoir, sur ce qu'il avait fait pendant son absence, avec qui. Il lui a demandé qui il fréquentait, s'il était Collaborateur ou Résistant. Il lui a signalé que ses allées et venues pouvaient s'avérer suspectes aux yeux de la Gestapo ou des valets de Pétain et de Laval. Il lui a indiqué qu'il pouvait attirer l'attention des gouvernants sur sa Famille ; qu'il ne devait pas oublier que lui, Anthëus, avait eu des amis hauts placés au sein des nombreux régimes qui se sont succédés tout le long de la IIIème République. Et que, surtout, ils n'étaient pas des Etres Humains comme les autres, et qu'il n'était pas indiqué de se faire remarquer par des Nazis :

« N'oublie jamais que ceux-ci sont convaincus d'être des Elus. Ils croient qu'ils appartiennent à une Race Supérieure destinée à régner mille ans sur le Monde. Ils cherchent par tous les moyens des preuves de l'existence d'ancêtres Aryens dont ils seraient les descendants. Depuis qu'il est arrivé au pouvoir, Hitler a envoyé des dizaines d'Archéologues aux quatre coins de la planète. Son obsession est de retrouver la trace de leurs aïeux mythiques. Je n'ose pas imaginer s'il venait à apprendre qui nous sommes. Bien sûr, cela n'a rien à voir avec l'objet de ses fantasmes. Mais quand même ! Si l'un des membres de notre Famille tombait entre ses mains. Je n'ose penser à cela !

Alors, je te le demande encore une fois, Silëus, qu'a tu fait au cours de ces deux dernières années ? Avec qui était tu ? Qui as-tu rencontré ? Quels lieux a tu fréquenté ? As-tu croisé la route d'autres membres de notre Lignée ? Et si oui, où, quand, et que leur a tu révélé de nous ? ».

Mais Silëus n'a jamais répondu aux questions de mon Père. Au contraire, je crois qu'elles l'ont fait fuir, alors que je suis persuadé qu'il aurait préféré prolonger son séjour. Car, en effet, à peine deux ou trois heures après cet interrogatoire, et alors que mon Frère venait tout juste de déposer sa valise dans le vestibule de notre Demeure, il s'est éclipsé. Aussi soudainement qu'il était apparu à la grille d'entrée de la Propriété, il s'est évanoui dans la nature. Le temps de dire bonjour à tout le monde et de distribuer ses cadeaux, le temps d'évoquer son passage en Bretagne à une date indéterminée, puis, il a disparu avec armes et bagages. Germain, qui était absent du Manoir à ce moment là parce qu'Anthëus l'avait envoyé acheter des provisions à Etouvans, le village Franc-comtois voisin, n'a su qu'à son retour que son Maitre préféré avait été là durant son escapade. Et il n'a pas manqué d'interpeller mon Père à ce sujet. Il a voulu tout savoir sur Silëus : dans quel état physique ou mental celui-ci était ? Est-ce qu'il était blessé ? Avait-il l'air fatigué ? Portait-il des vêtements propres ou usagés. Fallait t'il les lui raccommoder ? Quand est ce qu'il avait l'intention de revenir ? Finalement, mon Père a été obligé de lui donner une corvée supplémentaire afin de lui rappeler qui était le Patriarche, et qui était le Domestique. 

Je suppose que notre Serviteur a été très malheureux à ce moment là. Dans les jours qui ont suivi, son visage a pris une teinte grisâtre ; des cernes – Germain dépassait la cinquantaine à cette époque – sont apparues sous ses yeux. Son chagrin a été flagrant, et cela m'a serré le cœur. Je suis d'ailleurs peut-être le seul qui a eu pitié de ce pauvre homme. C'est pour cette raison qu'au bout d'une semaine,  je n'ai pas hésité à le faire entrer – une fois n'est pas coutume – dans mes Appartements en dehors des horaires où il est habituellement convenu qu'il vienne me chercher pour les repas de la mi-journée et du soir. Et je lui ai montré les objets que mon Frère m'avait donnés. Germain s'est alors soudain illuminé. Ses cernes se sont instantanément estompés. Son regard a recouvré son étincelle coutumière. Il m'a supplié de pouvoir en tenir une entre les mains ; ce que je lui ai volontiers accordé. Et il l'a serré amoureusement contre lui, comme si c'était l'objet le plus précieux de la Création.

Tout le long de la période où il est resté à notre service, il a dès lors pris un soin extrême à nettoyer ces figurines. Même lorsque Silëus est revenu plus ou moins définitivement au Manoir, il les a quotidiennement dépoussiérés tout en les observant fièrement. C'est le seul endroit de mon Bureau qui ait été d'une propreté absolue. Autant d'autres lieux ont souvent été recouverts d'une fine pellicule de cendres, constellés d'une multitude de toiles d'araignées parce que Germain ne les a jamais époussetés, autant ce coin de ma salle de travail a toujours été astiqué avec ferveur.  

 

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