Le Manoir des Ombres, Deuxième Epoque
Dominique Capo
Alors que ma plume parcourt ce feuillet et y inscrit ces premiers mots, je ne sais pas si je dois m'aventurer plus loin. L'hésitation et l'angoisse m'étreignent… Je me demande si j'ai le droit de mettre par écrit les faits à la fois terribles et merveilleux dont j'ai été le témoin au cours de mon existence. Je me demande si je dois évoquer les événements effroyables et énigmatiques ayant jalonné mon Destin depuis ma plus tendre enfance. Et je reste réticent à leur permettre de s'emparer une fois de plus de mon Esprit mutilé.
Pourtant, aujourd'hui, j'ai atteint un âge assez avancé, et il me semble sage et nécessaire de les décrire. Je le fais à contrecœur, soyez en certain. Et pour être totalement honnête, tandis que mes doigts perclus d'arthrite alignent vocables et particules, des perles de sueur commencent à suinter de mon front ridé. Non pas que la température de la pièce dans laquelle je me trouve actuellement soit particulièrement élevée. Elle y est agréable, et malgré le froid glacial qui règne hors des murs de mon habitation, le feu de cheminée crépitant à quelques mètres de moi vient délicieusement réchauffer l'atmosphère. En fait, ce sont les souvenirs remontant progressivement à la surface de ma mémoire, qui me glacent brusquement. Car, longtemps, j'ai essayé – tant bien que mal – de les refouler dans les recoins les plus obscurs et les plus lointains de mon âme. Et, maintenant, je m'apprête à les dévoiler, à les détailler, et à décrire de quelle manière ils m'ont hanté. Je suis pris de vertige. Je n'ose pas imaginer la réaction du lecteur ou de la lectrice en en prenant peut-être un jour connaissance. Lorsque j'y songe, je me dis qu'il serait éventuellement préférable, une fois terminé, que ce manuscrit reste à l'abri. Qu'il demeure dissimulé dans une cache secrète connue uniquement de personnes capables de le déchiffrer sans aussitôt sombrer dans la démence. Je suis en effet bien placé pour le savoir. Il y a certaines choses ne devant pas être dévoilée au commun des mortels. Elles risquent de déclencher une succession de catastrophes susceptibles d'échapper à tout contrôle et d'entraîner des tragédies dont on ne sort jamais totalement indemnes.
Seigneur, que ne donnerais-je pas pour pouvoir revenir en arrière ! Je vendrai volontiers une partie de cette Conscience tenaillée par la peur dont mon corps fatigué est le réceptacle pour redevenir cet enfant innocent et insouciant que j'étais. J'offrirai toutes mes richesses accumulées au fil des ans, des décennies, à l'Alchimiste assez puissant pour me renvoyer à l'époque où je n'avais pas encore ouvert les Portes de l'Enfer !
Hélas, je sais que nul ne sera jamais capable d'un tel exploit. Pour moi, il est maintenant trop tard. C'est d'ailleurs en partie pour mettre en garde les imprudents tentés d'emprunter les mêmes voies, que je me suis résigné à écrire ce Mémoire. S'il y a bien une chose dont je ne veux pas, c'est que d'autres inconscients soient tentés de les suivre. Elles possèdent une telle force d'attraction ! Je suis convaincu que les non-Initiés sont incapables de résister à leurs charmes. Je suis assez au fait de leurs Secrets pour témoigner que, quand on s'engage sur l'un de ces « Obscurs chemins de la Connaissance », l'extase dont on est la proie de prime abord, se transforme vite en terreur absolue. Et il n'y a qu'un seul moyen d'y mettre un terme, c'est la mort. C'est d'ailleurs pour cette raison que nombre de mes Frères et de mes Sœurs se suicident : ils ne souhaitent aucunement que les « Savoirs Maudits » dont ils sont les détenteurs ne les anéantissent. Ils préfèrent donc se libérer définitivement de leur enveloppe charnelle, plutôt que de se vider de leur essence vitale. Se soumettre volontairement et pour toujours à l'Art et aux Mystères Antiques dont il est issu n'est pas donné à tout le monde.
J'y reviendrai plus tard, mais je peux d'ores et déjà avouer ceci : m'adonner à l'Art a failli me détruire plusieurs fois. Si je n'ai pas succombé à la folie, si je n'ai pas volontairement mis un terme à ma vie, c'est parce que, contrairement à beaucoup de mes Frères et Sœurs, j'ai régulièrement freiné mon désir de me laisser complètement emporter par lui. Si j'ai atteint l'âge vénérable de quatre-vingt-cinq ans, c'est que j'ai appris à contrôler cette volonté de l'utiliser en permanence. Mais cela n'a pas été le cas pour bon nombre de membres de notre Fraternité ; et ce, depuis qu'elle existe…
Alors que ma main court sur le papier, une multitude d'images resurgissent. Mes doigts sont parcourus de mouvements désordonnés, et je dois user d'une extrême concentration pour que mes propos ne se métamorphosent pas en gribouillis sans queue ni tète. La crainte, je n'ose dire la répulsion, est toujours à l'affût de mes moindres faits, gestes ou pensées. Et ce sentiment pourrait tirer du sommeil des flots tempétueux que je ne désire pas ranimer. Or, retranscrire ici mes souvenirs, n'est ce pas leur céder, d'une certaine manière ? N'est ce pas les ressusciter et leur donner l'occasion de me happer définitivement ? C'est pour cela que j'ai longuement hésité avant d'entamer la rédaction de cette Chronique.
Aujourd'hui, je suis en paix avec moi même. Pourquoi devrai-je rouvrir de vieilles blessures ? Pourquoi devrai-je réveiller d'anciennes cicatrices ? Lorsque je regarde autour de moi, je me sens en sécurité. Je loge dans un appartement au cœur du 16ème arrondissement de Paris. Depuis de nombreuses années, je me suis organisé afin d'avoir le moins de contacts possibles avec l'extérieur. Et j'en suis très heureux. Évidemment, au sein de l'immeuble du « 42 rue des Anciennes Loges », je suis considéré comme un excentrique. Certains supposent que je suis fou. Pour eux, je serai davantage à ma place dans un asile psychiatrique. D'autres se demandent si je ne suis pas décédé ; si mon cadavre n'est pas en train de se décomposer lentement dans l'une des pièces de mon domicile.
Je tiens en premier lieu à rassurer tous les locataires ou propriétaires de l'immeuble : non, je ne suis pas mort. J'en suis désolé pour ceux ne m'appréciant pas. Je ne les ai jamais fréquentés, donc je n'ai pas d'opinion à émettre à leur sujet. Peut-être propagent-ils rumeurs et ragots à mon sujet ? Peut-être croient t-ils que je suis pédophile, un pervers quittant sa tanière à le nuit tombée pour arpenter les rues de Paris en quête d'une proie facile ? Je les laisse à leurs suppositions dont ils sont les seuls à s'émouvoir. Pour ma part, celles-ci me laissent indifférentes. J'en ai entendu de bien pire tout le long de mon existence. Ce ne sont pas quelques médisances supplémentaires qui vont me heurter.
En outre, s'ils connaissaient ma véritable histoire, qui je suis réellement, je suis sûr que leur effroi n'aurait aucune limite. Jadis, il m'est exceptionnellement arrivé de révéler des fragments de mon parcours personnel à des « non-Initiés ». Soit ils ne m'ont pas cru. Les yeux exorbités par l'incrédulité, ils m'ont affirmé que ce n'était pas possible. Soit, ils m'ont accusé d'être un imposteur ou un affabulateur. Ils m'ont ri au nez, et ne m'ont plus jamais adressé la parole.
C'est parce que je suscite ce genre de réaction, mais pas uniquement loin de là qu'il y une vingtaine d'années environ, j'ai pris la décision de ne plus sortir de chez moi. En aucune circonstance, et quel qu'en soit le motif.
Dès lors, quand j'ai besoin de m'approvisionner en nourriture, c'est à Elisandre que je fais appel. Elisandre est un loyal Serviteur ; il sacrifierait sa vie pour protéger la mienne. Il l'a déjà prouvé à deux ou trois reprises. Il m'obéit aveuglément sans poser de questions. Il est informé de zones d'ombres liées à mon passé. Et même s'il est loin de tout savoir, il en a appris plus que quiconque. Et il a vécu à mes cotés davantage que la totalité de mes Frères et de mes Sœurs réunis.
C'est lui qui s'occupe de la gestion de l'appartement au quotidien. C'est lui qui se déplace jusqu'au supermarché du quartier pour acheter des provisions de bouche. C'est lui qui règle les factures, lorsqu'il y en a à payer. C'est lui qui entretient les lieux, y effectuant les réparations nécessaires. C'est lui qui prépare mes repas, ou qui nettoie – à la main - et repasse mes vêtements. C'est lui qui fait fructifier mes nombreux comptes en banque dispersés aux quatre coins de la planète. De Zurich à Paris, de New-York à Londres, de Hong-Kong à Sydney, ils ont été ouverts au gré de mes déplacements et de mes besoins. Et puisqu'à l'heure actuelle, je n'en n'ai plus l'utilité, c'est Elisandre qui surveille les revenus qu'ils génèrent. De la même manière qu'il protège mes différents intérêts de par le monde. Que ce soit des buildings à Miami ou à San-Francisco, des résidences secondaires aux Bermudes ou en Nouvelle-Zélande, des galeries à Boston ou à Amsterdam, des parts dans des fonds d'Investissement à Chicago ou à Madrid, rien n'échappe à son œil de lynx. Et il sait se rappeler au bon souvenir de ceux auxquels j'ai apporté des fonds pour les soutenir dans les financements de leurs projets. Il ne laisse rien passer, et gare à ceux qui auraient tendance à l'oublier. Je l'ai déjà entendu défier par téléphone – ou, désormais, au cours de visioconférences sur Internet - des dirigeants de célèbres multinationales. Il les a menacé de retirer d'importantes sommes destinées à restructurer leurs filiales, entre autres européennes. Ils ne se sont pas fait prier pour accéder à ses sollicitations.