Le Manoir des Ombres, Deuxième Epoque

Dominique Capo

Pages 4 à 6

Je n'ai jamais rien compris au fonctionnement de la finance internationale. Je ne sais pas dans le détail où, au fil des ans, Elisandre a placé mon argent ; dans quelle société, dans quelle banque, ou dans quel fraction de parc immobilier. Et je dois dire que les mouvements de cette immense toile d'araignée censée dominer les gouvernements et les populations, me dépasse. Par ailleurs, cela ne m'intéresse pas. Elisandre connaît mon opinion à ce sujet : du moment que je ne me retrouve pas ruiné et que je peux continuer à vivre confortablement, de quelle manière mes revenus sont gérés ne me préoccupe pas.

Depuis que je suis jeune adulte, l'argent n'a jamais été un problème. Au gré de mes pérégrinations à travers le monde, j'ai réussi à en gagner beaucoup. Grace à mon utilisation modérée de l'Art sur ceux et celles qui n'appartiennent pas à l'Ordre, je suis parvenu à influer sur le cours de situations mal engagées. La plupart des individus ne serait pas parvenus à les retourner à leur avantage. Moi si. Et, à retirer des bénéfices substantiels qui plus est. J'aurai peut-être l'occasion de revenir sur l'un de ces multiples aspects de mon existence au cours de ce récit.


En tout état de cause, je suis depuis longtemps économiquement à l'aise. Et aujourd'hui, tout ceci est loin derrière moi. Ce qui m'importe dorénavant, c'est ma tranquillité. C'est que je puisse me concentrer sereinement sur mes recherches bibliographiques. C'est que je puisse me plonger à corps perdu dans mes innombrables lectures. C'est que je puisse poursuivre mes investigations livresques sans être dérangé par les affres d'un quotidien m'ennuyant profondément. Mon existence a été parsemée de tant de malheurs et de souffrances que je ne souhaite plus être confronté a cette sorte de Réalité. Je préfère mille fois celle issue des milliers d'ouvrages m'environnant. Elle me permet d'en modeler d'autres, ou de remanier la nature de la notre. Qu'Elisandre s'y consacre me convient parfaitement.

Ce qui m'absorbe davantage, ce sont les révélations que je suis sur le point de divulguer. Imaginer celles-ci tomber entre de mauvaises mains me terrifie. Des fragments de Connaissances dont les membres de notre Communauté sont les détenteurs depuis des centaines d'années ont déjà été par le passé dévoilés à des personnes mal intentionnées. Ils ont été à l'origine de désastres aux conséquences épouvantables. Les individus les ayant utilisé à leur profit n'ont pas hésité à déchirer peuples et nations à cause d'eux. Ainsi, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, certains les ont érigé en Vérité absolue, et ont, plus tard, failli conduire le monde à sa perte. D'autres, au cours des siècles précédents, les ont manipulé, transformé, ont tenté d'en décrypter leurs Mystères. Ils s'en sont servis pour distordre la Réalité et en forger une plus conforme à leur vision des choses. Ils l'ont forcé, enchaîné et créé des failles, pour engendrer rêves ou cauchemars. Mais il s'est toujours agi de songes liés à la structure de notre Univers ; de modifications de sa composition pour la faire leur.

Personnellement, je n'ai pas assisté à de tels événements. J'en ai lu des exposés et des résumés lors des années où j'ai fréquenté l'immense Bibliothèque installée au « Sanctuaire ». Je ne désire pas – pour le moment en tout cas – révéler l'emplacement exact de ce dernier. En effet, le Sanctuaire étant le Cœur institutionnel de notre Fraternité, je préfère en préserver l'anonymat. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est dans ce lieu que ces faits m'ont été révélés. C'est là que j'ai parcouru les écrits relatant l'histoire de notre Communauté depuis sa fondation, au milieu du XIXème siècle. C'est là que j'ai été instruit des épisodes de la grande Histoire à laquelle elle a participé ; parfois volontairement, parfois à son insu, parfois encore afin de ne pas être anéantie par eux. Enfin, c'est là que ses membres disséminés un peu partout en France, éventuellement dans d'autres pays d'Europe, ou encore ailleurs, se réunissent une fois par an au cours de Conclaves. Moi, il y a une vingtaine d'années que je ne m'y suis pas rendu. Depuis que je me suis mis en retrait des ses affaires et que je me suis exilé au 42 rue des Anciennes Loges, en fait. Je ne le regrette pas, et je ne m'en porte pas plus mal, bien au contraire.

Par contre, je suis au courant de tout ce qui s'y déroule. Internet est un outil formidable pour se tenir informé de la marche du monde. Je l'utilise donc fréquemment pour me rendre sur son site et y lire les derniers bulletins qu'elle publie. Car il est impératif que les Frères et ses Sœurs établis à Bordeaux, Lyon, Marseille ou Lille, par exemple, soient instruits des décisions prises au Sanctuaire. Il est vital que ses membres de Londres, New-York ou Sydney puissent avoir accès à ses archives, à ses bulletins, aux recherches entreprises par d'autres. Cela est d'autant plus important que nous nous rencontrons que très peu, et que nous devons malgré tout conserver un lien durable. C'est ainsi que l'Ordre a toujours fonctionné. Jadis, nous communiquions à l'aide de courriers et de messagers. A l'heure actuelle, avec les progrès de la technologie, c'est plus simple, plus rapide et plus discret. Autant employer les moyens mis à notre disposition par Aeüs et ses « Hauts Conseillers » pour progresser efficacement dans l'étude et l'utilisation de l'Art. Nous sommes les descendants de ceux ayant pris sur eux de protéger ses Secrets. Nous avons pour obligation d'user de l'ensemble des méthodes à notre portée afin de ne pas répéter les erreurs commises par nos prédécesseurs.

C'est une autre des raisons me faisant hésiter à entreprendre cette confession. Je n'ai plus de contacts réguliers avec mes Frères et Sœurs du Sanctuaire ou d'ailleurs depuis longtemps. Malgré tout, je leur reste fidèle. J'ai prêté serment il y a plus de quarante ans devant Delmocène, le « Guide » d'alors commandant aux destinées de notre Ordre. Je n'ai pas le droit de le trahir. Or, à l'idée d'évoquer ce que j'ai vécu depuis mon enfance, je demeure terrifié. Je n'ai pas envie de provoquer de nouvelles perturbations, de nouvelles tragédies telles que la Fraternité en a connu entre 1880 et 1910. Je ne veux pas rallumer de vieilles querelles, telles que celles ayant suivi sa création, en 1853. Et je ne désire pas être considéré comme un infidèle aux valeurs véhiculées par l'Art. Car cela a été le cas pour quelques uns avant la naissance de notre Communauté. Je pense notamment à Gauthier de Pise au milieu du XVème siècle, n'ayant pas hésité à défier le célèbre Pie II, lors de joutes oratoires mémorables avec l'un de ses légats. Je pense aussi à Assam l'Érudit, dit « le Maure », qui, au début du XIIème siècle, a commis l'imprudence d'écrire un traité détaillant ce qu'il avait appris sur l'Art au cours de ses expériences Mystiques, et a fini sur le bûcher.

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