Le Manoir des Ombres, Deuxième Epoque

Dominique Capo

Pages 6 à 9 :

Je ne tiens donc pas à m'attirer les foudres de mes Frères et de mes Sœurs ; et encore moins, d'Aeüs – notre Guide actuel - et de ses Hauts Conseillers. Je souhaite à tout prix conserver ma tranquillité et ma sérénité si chèrement acquises. Lorsque je me suis installé dans l'immeuble, j'ai décidé que, plus jamais je n'interférerai avec les institutions auxquelles j'appartiens. J'ai eu beaucoup de difficultés à m'en éloigner. Beaucoup de mes Frères et mes Sœurs ont essayé de me retenir au Sanctuaire et de me faire changer d'avis. Quelques uns m'ont également menacé de représailles si je fuyais celui-ci, et les quittais. Je me souviens même que l'un de ceux-ci a usé de son influence auprès d'Yrgael, l'un des Initiés les plus influents dans l'entourage de Delmocène, pour que je plie à leurs exigences. Je me rappelle aussi de cette nuit effroyable ayant précédé mon départ des lieux :

Jusqu'à ce que l'obscurité ne s'estompe, un orage a enveloppé le Sanctuaire et ses alentours. Des éclairs ont zébré le Ciel durant des heures, éclairant la fenêtre de ma cellule comme en plein jour. Le tonnerre a grondé, des rafales de vent et de pluie ont claqué furieusement contre la vitre, me réveillant régulièrement. Et après avoir réussi à m'endormir, mon sommeil a été peuplé de peurs telles que je n'en n'avais pas connu depuis mon enfance. Des épisodes vécus à l'aube de mon adolescence, au cours de la Seconde Guerre Mondiale ont resurgi. J'ai revu des personnes qui me sont chères mourir sous le feu des bombardements. Des instants fugaces de l'exode de Mai et Juin 1940 se sont imposés à moi. Parmi eux, une scène hallucinante s'est probablement répétée cent fois :

Mon père, ma mère, ma sœur – Sidonie-, mes deux frères – Benjamin et Samuel - et moi marchons le long d'un sentier caillouteux. Cela fait des jours que nous avons quitté la région Parisienne. Nous nous dirigeons vers la frontière Suisse. Autour de nous, des champs de blé prêts à être moissonnés se discernent partout. Le ciel est d'un bleu lumineux. Au loin, il n'est parsemé que de vagues nuages filandreux. Au-delà des collines situées à deux ou trois kilomètres de nous, le clocher et les toits des plus imposantes maisons d'un bourg – Pierrefontaine-les-Varans probablement - se dévoilent. Devant et derrière nous, des files de personnes aux vêtements crasseux – comme si elles ne les avaient pas quitté depuis des jours -, avancent. Leurs yeux sont cernés par la fatigue. Le visage de la plupart des hommes laisse apparaître une barbe de trois jours. Beaucoup de femmes, jeunes ou moins jeunes, poussent devant elles des marmots en guenilles pleurant à chaudes larmes. Quelques unes tiennent un, voire deux, enfants dont l'âge varie entre trois mois et deux ans dans leurs bras. Elles essayent tant bien que mal de les rassurer, mais n'y réussissent pas toujours. Si ce n'est les sanglots sans fin des bambins, un silence de mort accompagne le convoi de réfugiés auquel nous appartenons.

Puis, soudain, surgi de nulle part, un vrombissement assourdissant emplit l'air au-dessus de nos tètes. Des cris d'alarmes résonnent immédiatement. Les gens se mettent à courir dans tous les sens. Certains se jettent dans le fossé longeant la route. D'autres se précipitent dans les champs. Nombre d'entre eux se glissent entre les tiges de blé et y disparaissent. J'en distingue une dizaine s'y hâtant pour ne pas être la cible des engins fendant désormais l'horizon devant nous.

Tout le monde les a reconnus aux croix noires se dessinant sur leurs ailes. Il s'agit de Stukas. Et chacun se souvient encore des carnages qu'ils ont commis sur les routes du Nord de la France, lorsque Belges, Hollandais ou Polonais ont reflué en masse il y a plusieurs semaines de cela. Le bruit si caractéristique de leurs moteurs et de leurs sirènes hurlantes destinées à provoquer la panique, retentissent. Leurs mitrailleuses entrent en action et fauchent tous ceux ayant le malheur de croiser leurs lignes de visée. Autour de mon père, de ma mère, de Sidonie, de Benjamin, de Samuel, et de moi, des corps anonymes s'écroulent ; parfois en poussant une exclamation de surprise ou un cri d'effroi. Personnellement, je remarque un groupe d'une demi-douzaine de femmes protégeant leur progéniture de leur masse, afin qu'ils soient épargnés par les balles sifflantes fusant autour d'elles. A l'écart, une autre est à genoux, les mains jointes, et prie ; elle murmure des paroles incohérentes ressemblant à des « je vous salue Marie… ». Non loin de nous, mes yeux s'attardent fugitivement sur un homme qui tirait jusqu'alors une charrette remplie de meubles, d'effets personnels et de divers objets hétéroclites. Il a le visage à moitié arraché par une décharge de projectiles. Bientôt, ces dernières sont accompagnées d'explosions éparses. Nous les reconnaissons immédiatement. Ce sont les obus dont les Stukas sont les porteurs. Ils pleuvent autour de nous, et sont instantanément suivis d'explosions assourdissantes. Là, un véhicule automobile est projeté dans les airs, avant de retomber, en flammes. Ailleurs, une grappe d'hommes, de femmes et d'enfants est déchiquetée. Ailleurs encore, ce sont des vieillards n'ayant pas eu le temps de se mettre à l'abri qui s'enflamment comme des fétus de paille. Mais ce n'est pas pour autant que les décharges de mitrailleuses s'arrêtent. J'en veux pour preuve que, lorsque mon regard se tourne vers les membres de ma famille, je me rends compte que mon père a été touché. Recroquevillé sur le sol, des nappes de sang inondent ses bras et son torse. Son visage est strié de traces écarlates, et son œil droit est sorti de son orbite ; il pend encore au nerf le rattachant à l'intérieur de son crane. Sa mâchoire partiellement été emportée par la déflagration. Ses habits ont, par endroits, été brûlés. De légères fumerolles s'y distinguent encore. Son pantalon est en lambeau et le bas de sa jambe gauche – du pied jusqu'au sommet du genou – gît à deux mètres de lui.

Quant à ma mère, Sidonie, Benjamin et Samuel, ils se tiennent à un arbre calciné se trouvant à proximité du bord de la route. Ma mère est en état de choc. Elle s'agrippe à son tronc, la bouche ouverte, les traits crispés par la terreur. Un murmure s'échappe de ses lèvres, tandis que son regard est rivé vers mon père. Ma sœur et mes deux frères, eux, se cachent dans ses jupons et essayent, en vain de retenir leurs larmes. Mais ma sœur ne tarde pas à en laisser couler le long de ses joues.

Moi, je n'ose y croire. Coupé de la réalité, oubliant le massacre se poursuivant autour de moi, je m'approche prudemment de mon père. Je me penche sur lui. Je perçois un léger souffle provenir du fond de sa gorge. Son œil intact, fermé jusqu'à présent, s'ouvre lentement. Il tente de me sourire, mais n'y parvient pas. Ses lèvres ne sont tout simplement pas capables de se mouvoir. C'est davantage un rictus de douleur et de tristesse qu'il me laisse entrevoir. Deux ou trois secondes s'écoulent ainsi. Puis, j'ai le sentiment qu'il essaye de me dire quelque chose. Je ne sais pas quoi. Aucun son ne s'échappe de son gosier et ne parvient jusqu'à mes oreilles. Mais, pour moi, pour l'instant, cela n'a aucune importance. Je le prends délicatement dans mes bras. En même temps, j'observe ma mère, Benjamin, Samuel et Sidonie scrutant le moindre de mes mouvements. Je me penche vers lui afin de déposer un baiser sur le sommet de son front dégarni. Et je me mets à le bercer tendrement.

Le lendemain matin, quand je suis enfin sorti de ma léthargie, ma fatigue n'avait pas disparue. Mes bras et mon torse étaient striés de balafres sanglantes ainsi que de traces de brûlures récentes. Comme si j'avais réellement revécu durant la nuit cet épisode dramatique de mon existence. Et mon visage s'était recouvert d'une fine pellicule de sueur.

Je n'ai pas attendu. Alors que l'aube pointait derrière l'horizon, je me suis habillé. J'ai quitté le Sanctuaire en prenant bien garde de ne croiser personne dans ses corridors ou ses salles. Heureusement, les lieux étaient encore déserts à cette heure plus que matinale. Je n'y ai même pas croisé Éloi ou Tancrède, réputés pour arpenter le vestibule de sa Bibliothèque. Ils étaient en effet connus pour y déambuler aux aurores, et y polémiquer sur tel ou tel détail de leur traité en cours de rédaction. Et, après avoir récupéré mon automobile sur le parking, je l'ai laissé derrière moi. Depuis, je n'y suis jamais retourné.

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