Le Manoir des Ombres, Deuxième Epoque
Dominique Capo
Je ne souhaite renouveler l'expérience vécue cette nuit si particulière pour rien au monde. C'est pour cette raison que, peu après que je me suis installé au 42 rue des Anciennes Loges ; là où je vis actuellement. C'est également pour cette raison que j'ai engagé Elisandre. Car, s'il y a une chose que je crains – moins à l'heure actuelle qu'à l'époque, il est vrai -, c'est que les membres du réseau d'influence dont je servais les intérêts à ce moment là, s'en prennent à moi. Je les ai laissés à leurs querelles intestines sans m'expliquer auprès d'eux de ma décision de partir du Sanctuaire. Je n'en n'ai pas informé Elias, le chef de file de leur courant de pensée. Et je suppose que celui-ci a dû être très mécontent de la manière dont j'ai agi. Je ne me souviens d'ailleurs pas que l'un des membres de la Fraternité ai fui le centre névralgique de notre Ordre ainsi par le passé. D'autres que moi, bien entendu, s'en sont éloigné tout le long de ses 160 années d'existence. Mais ils l'ont toujours fait avec l'autorisation de la totalité de nos Hauts Conseillers et de notre Guide. Que je n'aie pas été convoqué par ces derniers avant de partir est une première. Et Delmocène et ses Hauts Conseillers n'ont certainement pas apprécié d'avoir été mis devant le fait accompli.
En y repensant, je me demande pourquoi je n'ai pas été l'objet de représailles par la suite. Bien que je n'en sois pas certain, les cauchemars dont j'ai été la proie la nuit précédant ma fuite du Sanctuaire ont certainement leur origine chez Elias. Je ne sais pas où et comment… Je ne le saurai peut-être jamais. D'ailleurs, je ne préfère pas être au courant de la manière dont lui ou l'un de ses affidés aurait pu utiliser ses Connaissances pour attenter à mon intégrité physique. En tout état de cause, leur tentative a échoué.
Malgré tout, je ne comprends pas pour quelle raison ils n'ont pas réessayé envoyé de « Messager » à ma poursuite. Je ne suis pas versé dans leur façon de se servir de l'Art. Quand je me suis mis à les fréquenter, ce n'est pas cela qui m'a intéressé chez eux. Je désirais alors surtout avoir accès aux Hauts Conseillers de la Fraternité. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus tard – si j'ose aller jusqu'au terme de cette Chronique -, c'est surtout Delmocène que je voulais approcher. De fait, que je ne participe plus à leurs manœuvres à l'encontre de ce dernier n'était pas dans leurs projets. Ils comptaient sur moi, et je les ai abandonnés. Comment ont t-ils pu ne pas m'en faire subir les conséquences en lançant à mes trousses des Messagers ? Qu'a-t-il bien pu se passer au Sanctuaire pour qu'Élias ne me punisse pas ? Lui, si prompt à riposter lorsque ses plans sont contrecarrés par un élément extérieur, ce n'est pas dans ses habitudes. A-t-il subi des pressions de la part d'Yrgael, d'Urien, de Quiloth ou de quelqu'un qui d'autre ? Delmocène est t-il intervenu pour qu'il me laisse tranquille ? Ce sont des questions que je me pose depuis une vingtaine d'années, et auxquelles je n'ai pas encore trouvé de réponse. Aujourd'hui, c'est Aeüs qui est à la tète de notre Ordre. Delmocène est mort depuis une quinzaine d'années ; mes Frères et mes Sœurs n'en n'entendront pas de nouveau parler avant plusieurs décennies dans le meilleur des cas. Elias, d'après les informations communiquées sur le site Internet de la Fraternité, n'en n'a plus pour très longtemps à vivre. Urien et les membres du Conclave les plus importants de notre Communauté à l'époque, ont laissé place à une nouvelle génération de Hauts Conseillers. Donc, ce ne sont pas eux qui vont s'en prendre à moi. Après tout, il s'agit de faits anciens, et ils ont actuellement d'autres préoccupations, pour réveiller de vieilles animosités.
Non ! Ce qui m'alarme davantage, ce sont les révélations à venir de ce texte. C'est ce que j'ai découvert sur la Fraternité. C'est ce que j'ai appris sur ses membres, au cours de mes années d'exil. J'ai peur que cette fois, mes Frères et mes Sœurs ne soient pas aussi indulgents à mon encontre. Aeüs a beau être un homme très intelligent et plutôt tolérant – pour un Initié -, il n'acceptera pas que certains Secrets liés à l'Art soient mis au jour. Que des « inférieurs, selon son expression » aient l'opportunité de pénétrer les Mystères dont l'Ordre est le détenteur est, à ses yeux, intolérable. Le précédent de la fin du XIXème siècle a montré combien il était dangereux que ceux-ci ne tombent entre de mauvaises mains, même fragmentairement. Il n'oubliera pas a quel point l'Art a été dévoyé avant la fondation de celui-ci. Il ne commettra pas l'imprudence de faire peser sur lui la menace d'une disparition. Puisque c'est ce qui pourrait éventuellement advenir de la Fraternité si ses Arcanes les plus obscures étaient exposées à la vue de tous.
Elisandre est un Serviteur fidèle et dévoué. Il m'a toujours obéi. Il a su me protéger des perturbations de l'extérieur. Il a repoussé avec vigueur tout ce qui aurait pu nuire à mes intérêts. Comme je l'ai déjà spécifié au début de ce récit, il a toujours veillé à ce que je ne manque de rien. Il s'est toujours inquiété de mes investissements financiers. Il a toujours pris soin de faire fructifier mes liquidités disséminées aux quatre coins de la planète en rachetant des parts de multinationales ou de fonds de pension dans le besoin. De plus, c'est un individu à la gentillesse extrême. Dès que j'ai besoin de quoi que ce soit, il se précipite pour m'apporter immédiatement son aide. Il se met en quatre pour me faire plaisir. Il serait prêt à remuer ciel et terre pour que je ne sois perturbé dans mes recherches. Par exemple, si un ouvrage qu'il m'est nécessaire de consulter pour approfondir mes investigations livresques ne se trouve pas dans ma Bibliothèque personnelle, il se rendra dans toutes les librairies ou chez tous les bouquinistes de Paris pour me le procurer. Juste après mon installation 42 rue des Anciennes Loges, il a surveillé les allées et venues dans l'immeuble. Il a sans cesse craint que des personnes mal intentionnées ne me molestent. Je l'avais évidemment averti des menaces pesant sur moi depuis mon départ précipité du Sanctuaire. Il s'est même battu une ou deux fois avec des invités de mes voisins dans l'entrée du bâtiment, les soupçonnant d'être des agents d'Élias. Heureusement, la situation n'a pas dégénérée ; mais il s'en est fallu de peu pour que tout le monde – moi y compris – ne se retrouve embarqué au commissariat le plus proche.
Mais ce n'est pas Elisandre qui arrêterait les sbires d'Aeüs si ce dernier décidait de me les envoyer. Malgré son imposante carrure, sa musculature impressionnante, ses bras noueux et ses jambes solides, il ne les retiendrait pas longtemps. Ses yeux d'un gris acier les foudroieraient certainement. Sa mâchoire anguleuse et son nez cassé d'ancien boxeur se figeraient s'ils osaient franchir la porte d'entrée de l'appartement. Sa chevelure de feu striée de mèches grisâtre glissant en permanence le long de ses épaules se hérisserait. Pourtant, il n'hésiterait pas à se précipiter à leur rencontre et à les repousser vers le palier menant à l'escalier. Quitte à se prendre une multitude de coups, a être éventuellement blessé, il se lancerait à l'assaut des intrus, comme si sa propre vie en dépendait.
Or, les séides de notre plus important dirigeant ne sont pas de ceux que l'on repousse à l'aide de méthodes, certes brutales, mais conventionnelles, il faut bien l'avouer. Ses « Messagers » sont Initiés aux méthodes de combat associées parfois à l'Art. Quand je fréquentais le Sanctuaire, j'en ai croisé quelques uns à plusieurs reprises. Ils servent généralement à Aeüs de « Gardiens » ; c'est-à-dire, soit de soldats, soit de coursiers. La plupart du temps, ce sont eux qui portent les plis devant être remis le plus discrètement possible à leurs destinataires. Ce sont des individus auxquels sont confiées les missions les plus délicates. Ils sont susceptibles de faire taire les Frères un peu trop volubiles au goût d'Aeüs. Ce qui serait mon cas, si par ce récit je dévoilais – même partiellement – les Secrets protégés par la Fraternité.