Le marchand de sable
lomel
La bulle de sommeil avait éclaté, transpercé par le hurlement à mélodie de l’agresse-matin. 6H00. Les rêves et les cauchemars pliaient leurs bagages en prenant soin d’effacer toute trace de leur existence. La brigade des souvenirs avait beau les poursuivre, se lancer dans des corps à corps éprouvants, mais rien à faire, ils glissaient facilement entre leurs mains comme des poissons fraichement péchés dans un lac huileux. Miloslav avait hésité. S’il avait appuyé sur le bouton, la lumière artificielle des lampes artificières seraient venu exploser en vol quelques vaisseaux sanguins et auraient étalé le rouge jauni du sang dans le ciel blanc du globe oculaire, alors, dans ces conditions, il avait pensé qu’il valait mieux progresser dans le noir.
Le temps avait pourri d’une minute déjà. Dans son ventre, du verre pillé grattait la paroi des intestins, tandis qu’autour d’un tesson de bouteille cicatrisait son nombril purulent. Les tartines de pain rassie de l’encas matinal lui écorchaient la gorge et pénétraient en tombant sous le sable de son estomac. Le café à l’eau saumâtre enflammait son œsophage en y coulant. Quelques élément de sa nuit lui revenait, la brigade des souvenirs avait coincé un rêve qui se cachait dans une benne à ordure. Une histoire qui ne voulait rien dire, avec des esprits d’acheuléens hantant une baraque pour fêter la Pâques juive, et un baiser amer qui brulait littéralement ses lèvres. La télé s’était allumée toute seule et crachait du beau, et vomissait du rose, et comme elle en devenait malsaine en pareil contexte, elle s’excusa et offrit du vert foncé. Du vert foncé et du marron, et du noir FA-MAS, et du noir coagulé. Quand il décida d’éteindre l’écran, il entendit son voisin à travers la cloison de plâtre fongueux du salon de son 20m². Il braillait comme un coq, pour faire lever le soleil, ou pour faire ramper sa femme qui n’était pas levée, et qui pourrait le regretter amèrement. Puis le silence, puis un bruit de bouteille qui casse. Puis un cri de femme qui regrette amèrement. Puis le silence à nouveau, puis le bruit mécanique de son cerveau qui se mettait en branle, avec des charnières mal graissées, avec des piston sales et rouillés, avec des soupapes bouchées. Contre ça, il y avait toujours son distillat d’antigel, ou alors il pouvait rallumer la télé. Il y avait aussi l’option journal, qui attendait devant la porte. Trois pas à faire, vers la droite, il serait à la porte. A un pas et demi, à mi-chemin à peu près, il marcha sur un chien crevé, qui était le sien la veille encore, quand il était encore vivant. Il l’enjamba pour rejoindre la porte. En ouvrant, les cailloux coincés dessous écorchèrent le carrelage qui appela à l’aide. Dans le couloir de l’immeuble, le voisin - qui portait deux membres et un torse vers le SAS du local poubelle - le salua poliment. Il lui retourna un signe, d’un faux air de mec avec un air faux. Il se baissa pour prendre son journal, en détacha 3 doubles pages au milieu ( section avis mortuaires) et s’en servit pour recouvrir le chien, qui maintenant était mort, et qui encore la veille, appartenait à ce monde et à son maître. Il pensa que c’était dommage, qu’un chien sans poils, c’était quand même appréciable, pour le ménage et contre les puces. Il pensa d’autres choses aussi, comme le fait que si un chien mouillé sentait mauvais, un chien mort sentait pire. Surtout un chien mort mouillé. Il pensa aussi qu’il pourrait en prendre un autre à l’occasion, même avec des poils et des puces, ne serait-ce que pour ne pas gâcher les reste de celui là. 6H23, le temps agonisait, il était tard, il était tard. Il fallait se préparer. L’eau brunie de la douche lui donna un joli teint mate. Il s’attarda devant le miroir, pour se tartiner un peu de graisse de roulements-à-billes sur les bubons arborescents qu’il arborait à la base du cou. C’était une technique héritée de sa femme, femme d’ailleurs hérité de son frère, et qui avait mal fini. Il se rappela que c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait pris le chien. Le chien, lui, l’avait bien fini. Dans ses cheveux il passa une main, qui lui servait de peigne et qui n’était pas la sienne. Sur son torse, il passa une chemise propre, qui était la sienne. Sur le sol, il passa le balai, qui était le chien. Et il vit que cela était bon.
C’était bientôt l’heure, d’ailleurs, le temps faiblissait. 6H50, dehors, les gens tournaient en rond en attendant le marchand de sable. Miloslav descendit les escalier pour les rejoindre, et prit place à coté de son voisin, sur une roue ou un homme s’empressa de l’attacher et de le faire tourner. Ils étaient 2 douzaines à tourner en même temps, dans le sens horaire, ou antihoraire, car le temps était persécuté. 6H59.
Il était tard, il était tard, et ils tournaient, et ils tournaient, et leurs estomacs sableux se vidaient, et ils tournaient, et ils tournaient, et ils criaient « Le marchand de sable ! On veut le marchand de sable ! Ou est-il ? »
7H00, il était en retard. Une femme obèse avait mangé ses liens et se détacha de sa roue. Elle se précipita vers le bourreau qui les faisait tourner, et commença à le dépecer, d’abord le ventre, et puis le gras, en passant par les cuisses et les avant-bras. Le bourreau la laissa faire, la remercia, et invita ses pairs à faire valoir ce que de droit. Alors chacun y alla de tout ses ongles cassés, et à 7H17 ne restait du bourreau que des miettes, dont les chiens firent leur curée.
Alors, au milieu du soleil rouge qui se levait, par flemme encore plus tardivement que la veille, apparut à contre jour la silhouette d’un homme, à la mitre violente, aux gants scandaleux, aux bottes éhontés et au pagne déhanché. La silhouette du marchand de sable brisait le ciel et les faux-espoirs. Il marchait raide, flottant sur l’atmosphère lourde, descendant l’horizon et cachant les horizons. 7H19, plus un souffle audible, même le vent respirait par la bouche. 7H20, le temps avait pris une raideur cadavérique, il était là, toisant de ses 3 mètres les gens pris d’un calme sans sérénité. Soudain, par poignées, il fit gicler le sable rouge de son baluchon et le projetait vers les gens, en visant les yeux. Le sable flagellait les hommes et dénudait les chiens, ou alors dénudait les hommes et flagellait les chiens, que l’on confondait en se morfondant. Lorsqu’il se tourna vers Miloslav, il l’empoigna par la chemise d’une main et lui gava la bouche de sable de l’autre. Miloslav était aux anges, et quand sa bouche déborda, et quand le verre pillé sorti de l’autre coté, et quand son nombril se fût redéchiré, le marchand de sable le jeta sur le coté, et passa au suivant. Miloslav resta assis, hagard, a contempler l’œuvre du marchand de sable, et les sourires des ensablés.
7H30, le temps frémissait, le marchand de sable avait terminé ses entretiens individuels, alors il s’était mis a arracher les boutons des chemises neuves qu’arboraient les uns, et les étoiles dans les yeux qu’affichaient les autres. Avant de remonter d’où il était venu, il le se figea une dernière fois pour toiser les êtres qui le fixaient. « Demain, 7H00 ».Soulagé dans tout son être, dans tout son corps, dans toute son âme, Miloslav avait sommeil et retourna se coucher, suivi de près par un chien sans poils. Demain, l’agresse-matin le réveillera tôt, pour un autre rendez-vous important.