Le masque blanc
My Martin
26 mars 2022. Montpellier (Hérault). Vente aux enchères d'un masque africain
Afrique centrale, sur la côte atlantique. Gabon, fin du XIXe siècle
Masque Fang (groupe ethnique bantou. Agriculteurs), de la société masculine du Ngil
Rite du feu purificateur symbolisé par le gorille, figure animale fascinante
Garant de la paix, le rite fixe les saisons, les lieux d'implantation des villages, les conditions d'exploitation des terres agricoles
Les rites assurent la cohésion des clans et des familles
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Bois de fromager, patiné au kaolin, parure de fibres végétales, tissu
Hauteur, 55 cm
L'un des rares exemplaires de ce type de masque blanc ; en Afrique, l'un des masques les plus puissants
Visage longiligne. Forts arcs symétriques des sourcils, petits yeux. Sur le front, ride verticale de l'autorité. Petite bouche entrouverte. Longue barbe, en mèches de fibres végétales
Les masques Fang sont généralement de grande taille, à la forme allongée. Ils sont recouverts de kaolin (argile blanche au grain fin). Le blanc est la couleur des morts, le pouvoir des ancêtres
Les masques Fang laissent apparaître un visage en forme de cœur
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Le masque de Montpellier n'a jamais été, ni exposé, ni publié
États-Unis Ouest, Colorado. Denver Art Museum. Le masque de Montpellier est comparable au masque Ngil conservé à Denver. Les deux masques pourraient être du même auteur
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La justice coutumière dans les villages du Gabon
Les masques sont conservés dans la demeure des chefs, qui possèdent tous les droits. Découvrir la vérité, rétablir l'ordre
Ils sont portés par les membres de la société secrète du Ngil. Ils interviennent lors des initiations, hors de la vue des profanes
Pour affaiblir les puissances occultes, physionomie austère
Les masques interrogent les suspects de sorcellerie malfaisante ; ils établissent la vérité, rendent la justice
Les fauteurs de troubles peuvent être torturés. Mis à mort
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Louis Perrois, ethnologue et anthropologue, spécialiste des arts et cultures anciennes d'Afrique centrale. « Dans les années 1920, les rites traditionnels de justice coutumière de la société Ngil, sont abandonnés. Cela met un terme à la création des instruments de cette institution. »
Décision de l'administration coloniale française (1906-1960) -les masques sont confisqués. Détruits
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Dans le monde, une dizaine d'exemplaires ; cinq masques sont conservés dans les musées
2006. Ancienne collection Pierre et Claude Vérité, marchands à la Galerie Carrefour, 141, boulevard Raspail (6e). Paris, vente aux enchères à Drouot. Un exemplaire est adjugé 5,75 millions d'euros
2017. Paris, musée du quai Branly-Jacques Chirac. « Les forêts natales, arts d'Afrique équatoriale atlantique ». Exposition relative à l'art Fang, au Gabon
Plusieurs masques sont présentés
L'esthétique de ces "masques de la justice" a influencé
Pablo Picasso 1881-1973
et Amedeo Modigliani 1884-1920
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2021. Eure-et-Loir (vers Chartres). Un couple de retraités -un ancien greffier (88 ans) et son épouse (81 ans)
Pour vider leur résidence secondaire, ils font appel à un brocanteur
Cagibi poussiéreux. Des lances, un couteau à circoncire, un soufflet, des instruments de musique
Un masque en bois sculpté du Gabon -cédé pour 150 euros
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Acquis au Gabon, entre 1917 et 1918. Collection de René-Victor Fournier (1873-1931), gouverneur colonial ; un aïeul des retraités. Le masque a toujours été conservé dans la maison familiale
Constitué à partir des années 1830, le second empire colonial français se compose principalement de régions d'Afrique acquises à partir des anciens comptoirs
Au cours de la seconde moitié du XIXe et au XXe siècle, en superficie, le deuxième plus vaste empire au monde, derrière l'empire colonial britannique
Début du XXe siècle. Majoritairement couvert de forêts, le Gabon est contrôlé de manière marginale ; le personnel administratif français est insuffisant
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Dans sa boutique, le professionnel n'expose pas le masque
Il fait réaliser une datation au carbone 14 -coût, 600 euros
Il prend l'attache de l'Hôtel des ventes de Montpellier, qui prépare une vente d'objets d'art africain
26 mars 2022. Hérault, Montpellier. Vente aux enchères
Catalogue de la vente. « Un rarissime masque du XIXe siècle, apanage d'une société secrète du peuple Fang, au Gabon. »
La provenance du masque est précisée
« Collecté vers 1917, dans des circonstances inconnues, par René-Victor Edward Maurice Fournier (1873-1931), gouverneur colonial français. Probablement lors d'une tournée au Gabon. »
Paris. Bernard Dulon, galeriste, expert. Spécialiste des arts anciens d'Afrique, d'Océanie et des Amériques
« La pureté de ses lignes et l'agencement de ses volumes lui confèrent un rang d'icône, dans le corpus très restreint des masques de la société du Ngil. »
Estimation. Entre 300 000 euros et 400 000 euros
Le brocanteur n'est pas un spécialiste de l'art africain ; au moment de la transaction avec les retraités, il n'a pas idée de la valeur de l'objet
Au vu de l'estimation de l'expert, il propose aux retraités, 300 000 euros ; les enfants du couple refusent
Le masque est adjugé 4,2 millions d'euros
5,25 millions d'euros, avec les frais
L'acheteur est étranger
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Les anciens propriétaires estiment avoir été trompés par le brocanteur. Erreur sur la substance. Ils intentent une action en justice. Ils demandent l'annulation de la vente
28 juin 2023. Gard, Nîmes. Cour d'appel. Blocage du montant du produit de la revente de l'objet. Soit 3,1 millions d'euros, après déduction des frais et de l'impôt sur la plus-value
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31 octobre 2023. Gard, Alès. Tribunal judiciaire
La justice peut décider d'annuler les deux ventes ou établir un partage plus équitable du produit de la vente aux enchères
La décision est attendue pour la fin d'année
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Octobre 2023. Alerté par une association locale, l'État gabonais porte plainte pour recel contre le couple de retraités et le professionnel
Le Gabon demande la restitution du masque à Libreville ; il s'agit d'un bien culturel, pillé pendant la colonisation
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19 décembre 2023. Alès. La justice valide la vente du masque Fang
Aucun droit international ne régit la situation particulière de cette relique, ramenée en France dans les années 1920, par une personne décédée en 1931
« La vente ultérieure de l'œuvre à un acquéreur de bonne foi fait obstacle à sa restitution, hors régimes spécifiques des biens culturels ayant fait l'objet de spoliations.»
Le tribunal d'Alès déboute les retraités. Ils "n'ont fait preuve d'aucune diligence pour apprécier la juste valeur historique et artistique du bien."
"Leur négligence et leur légèreté caractérisent le caractère inexcusable de leur demande."
L'État gabonais est débouté