II - Le matin avant l'audience
carrrrine
Je ne serai jamais prête. Cette fois, je l'accepte. Je suis plutôt calme, quelques jours de prise assidue de tranquillisants. Mais pas aujourd'hui, pas question d'être groggy. Soixante milligrammes de cortisone, les douleurs chuchotent et l'esprit s'éveille.
J'ai imprimé tout un tas de documents, en trois exemplaires, un pour le Juge, un pour moi et un au cas où. Trois tas. Un complet, deux incomplets. Caprices d'imprimante. Trois tas et un parterre. Le sol, la table basse, le canapé sont recouverts de feuilles à moitié imprimées ou de documents que j'ai finalement écartés.
La loi pénale est d'interprétation stricte. Le Juge devrait comprendre. Exceptées les trois fois où j'ai refusé indûment de représenter Alfred, son père et lui se sont toujours vus.
Je me suis renseignée. Beaucoup. J'y passe mes journées, parfois mes nuits. Les mères sont rarement relaxées quand elles sont accusées de non-représentation d'enfant. J'espère cependant que le Juge verra qu'il n'en est rien. Exceptées ces trois fois, il y a 18 mois. Je le reconnais. « Je peux en venir à me suicider » m'a dit Alfred. Trois fois pour protéger Alfred, avant tout de cet autre qu'il devient quand il perd pied face à ce père.
« S'il va chez son père, j'ai peur qu'il nous fasse une fugue et qu'on ne le retrouve pas. La rivière est haute en ce moment », m'avait dit la gendarme en chef, le jour de la fuite d'Alfred à la venue de son père.
J'ai axé ma défense sur deux points : les trois non-représentations effectives pour protéger l'enfant et démontrer que les autres plaintes sont infondées, voire mensongères. Sans fioriture, factuel.
Sur les trois fois où j'ai protégé Alfred. Deux articles et une jurisprudence :
Article 122-7 du code pénal
« N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace. »
Article 371-1 du code civil
« L'autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l'intérêt de l'enfant.
Elle appartient aux parents jusqu'à la majorité ou l'émancipation de l'enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne.
L'autorité parentale s'exerce sans violences physiques ou psychologiques.
Les parents associent l'enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »
Cour de cassation, Chambre criminelle, 22 juin 2016, 14-88.177, extrait
« le délit de non-représentation d'enfant est caractérisé par le refus délibéré d'exécuter une décision de justice, et de remettre les enfants à la personne qui est en droit de les réclamer, en l'absence de circonstances exceptionnelles constatées par les juges »
On est passé de « représenter » dans l'article 227-5 du code pénal à « remettre » dans cette jurisprudence. L'enfant-chose. Et pourtant la loi pénale est d'interprétation stricte.
Le juge va-t-il constater les « circonstances exceptionnelles » ?
Je ne me fais plus d'illusion.
Sur les autres plaintes infondées : articles 227-5 et 114-4 du code pénal. J'ai toujours représenté l'enfant et la loi pénale est d'interprétation stricte.
IL ment dans ses plaintes. Limpide. Il n'y a qu'à comparer ses dépositions aux faits. J'ai tout enregistré. À son insu. Au Pénal, toutes les preuves même illicites sont permises tant qu'elles sont probantes. Chaque fois qu'IL est venu faire semblant de vouloir exercer son droit, IL a vu Alfred, soit devant chez moi et IL est reparti sans lui ; soit ailleurs que chez moi et IL ne l'a pas emmener. IL porte plainte même sur les fois où IL ne vient pas. IL porte plainte sur des dates qui ne respectent pas le jugement qui encadre les droits de visite et d'hébergement.
Les dates ! L'enfer calendaire. Je lui avais pourtant dit à mon avocat du divorce que si ces dates n'étaient pas précisées au jour et à l'heure près dans le jugement, IL s'en servirait pour nous nuire. Je l'ai vu faire pendant des années avec ses filles aînées, qu'IL avait eu vite fait d'arracher à leur abominable mère. Je l'y ai même aidé, à se protéger de cette sous-mère, de cette femme abjecte, croyant protéger ces petites filles de cette mère irresponsable. Ilm'en avait donné la preuve : un photo des jumelles bébés, un sparadrap scotché sur leurs tétines enfoncées dans leurs bouches. J'étais sa complice, son bras armé, sa marionnette.
Chaque vacances virent au harcèlement, Mathilde en première ligne, messagère désignée d'office par le père.
Même si le jugement, plus précisément l'Ordonnance de Non Conciliation, fixe assez clairement les périodes d'accueil des enfants, IL sème la confusion. IL embrouille qui l'écoute : éducatrices, gendarmes, juges. Son horlogerie cérébrale est en titane, si bien graissée, les axes sont déviants, mais les roues crantées tournent à merveille.
Extraits de l'Ordonnance de Non Conciliation :
« pendant les vacances scolaires intermédiaires, la moitié des vacances en alternance »
« les dates de vacances à prendre en considération sont celles de l'académie où demeure l'enfant »
« chacun des parents assumant le trajet qui débute sa période d'accueil »
Les vacances intermédiaires, selon les dates de l'académie, commencent toujours le vendredi après les cours, et se terminent toujours le lundi à la reprise des cours. La moitié des petites vacances se situe donc toujours dans la nuit du samedi au dimanche. La « passation » devrait donc se faire soit le samedi soir, soit le dimanche matin. Eh bien non. Pour LUI, c'est vendredi, et les vacances se terminent aussi le vendredi.
Et IL vient le vendredi, malgré mais tentatives précoces et vaines de mise au point par sms, et IL envoie des messages à notre fille pour lui demander où nous sommes, ce que nous faisons, et Mathilde est perturbée, et IL nous gâche systématiquement la fin des vacances, et IL va porter plainte pour non-représentation.
Idem pour les trajets, quand je dois aller chercher Mathilde, IL l'amène, sans prévenir, la dépose, se moquant de savoir si je suis en route pour aller la chercher.
Avènement de la contre-parentalité !
J'ai eu accès à quelques-unes de ses plaintes. Les plaintes, le mis en cause, présumé coupable, ne peut les voir. On ne vous les lit pas non plus. On vous informe seulement du délit reproché.
J'ai quelques-unes de ses plaintes cependant parce qu'IL les a fournies dans ses dernières conclusions du divorce. LUI qui calcule pourtant tout, comment se fait-il qu'IL n'ait pas pensé que je l'enregistrais ? Je suis le personnage figé de sa fiction, son jouet sans cervelle.
Sera-t-IL à l'audience ? Se délectera-t-IL encore d'une énième humiliation de sa poupée en lambeaux ? Je ne pourrais pas tout dire s'IL est là. IL impose le silence. Mathilde est sous sa main.
Le téléphone sonne. Ce n'est vraiment pas le moment. Cela a peut-être à voir avec l'audience.
« - Allô ?
- Mme Tournier ? Je suis Maître Billou, avocate. Vous avez demandé un avocat commis d'office.
- Non, j'ai demandé une aide juridictionnelle et qu'un avocat me soit désigné.
- Vous avez obtenu une aide partielle de 25 %. J'ai retiré votre dossier et demandé un report d'audience pour avoir le temps d'étudier votre affaire.
- Je veux en finir au plus vite. J'irai au tribunal aujourd'hui. Je me passerai de vos services, je n'en ai pas les moyens. Merci de m'avoir appelée.
- Très bien. Je ramène les documents au tribunal. Au revoir.
- Au revoir. »
Je ne me fais plus d'illusions. Avec un revenu anormalement diminué de 109 euros en août, j'ai saisi l'occasion pour envoyer, dix jours avant l'audience, deux dossiers, identiques, deux demandes d'aide juridictionnelle. Nos communes sont limitrophes, mais IL vit dans un département et moi dans un autre. Deux départements, deux demandes, trois procédures en cours.
L'obtention de l'aide juridictionnelle permet une prise en charge par l'État, partielle ou totale, des frais d'avocat. Les avocats se considèrent sous-rémunérés dans ce contexte, compte tenu de leur érudition. Ceux que j'ai rencontrés pour cette affaire pénale m'ont dit refuser cette prise en charge de l'État : « Votre affaire est trop complexe et demande trop de temps. Aucun confrère non plus n'acceptera de plaider votre cause pour si peu ». Aucun avocat ne l'accepta.
L'obtention de l'aide juridictionnelle, quel que soit son pourcentage, est assortie soit d'un avocat qui accepte préalablement de vous aider, soit de la désignation d'un avocat, qui ne peut refuser l'affaire, aussi complexe soit-elle. Quitte à avoir un avocat incompétent, sur une affaire que je subis, autant qu'il ne me coûte rien. Je ne peux plus. Déjà 5000 euros d'honoraires dépensés sur les procédures qu'IL lance, et ma situation ne cesse d'empirer.
J'irai donc seule, avec ma rame de papiers désorganisés. J'ai tout de même pris soin de coller quelques post-its en marque-pages, de surligner quelques passages. J'aurais bien relié le tout mais le temps manque. Ce n'est qu'au pied du mur que j'arrive mieux à organiser mes idées. Le mur est toujours trop près. Je vais chez le buraliste prendre trois chemises qui feront très bien l'affaire et un paquet de cigarettes. Petit luxe que je m'offre, pas envie de les rouler.
Je n'ai pas prévu de tenue particulière aujourd'hui. Pour ce que ça m'a servi les dernières fois… Je ne me maquille jamais, pourquoi le ferais-je en ce jour ?
J'ai tant de preuves pour démonter ses allégations, incapable toutefois de hiérarchiser les priorités. Tout est à démonter, il m'attaque sur tout, des détails à l'infini pour étayer son récit. Tant et tant de mensonges de distorsions de la réalité, il me faudrait une éternité pour le démontrer. La justice n'a que quelques minutes à m'accorder.
Et dire que mon exercice de Français préféré au collège, c'était le résumé. Trente ans ont passé depuis, et les vingt derniers à devoir se justifier de tout, surtout de l'insensé.
Voilà où tu en es. Le Grand Horloger t'as dotée d'engrenages en titane toi aussi, ils sont toujours dans ton crâne mais tu en as perdu les axes, et leurs dents sont émoussées. Une boîte pleine de pièces détachées de qualité, à restaurer. Cette chance tu dois en faire meilleur usage, dépêche-toi de tout remettre en place.
Trois ans que j'y travaille d'arrache-pied. J'ai pas le plan, c'est compliqué.
Je vais encore être en retard, je ne suis plus à ça près. Tant pis, je prends le temps d'imprimer quelques extraits.
Cette audience a pour but de me juger, en aucun cas de démontrer les violences qu'IL nous fait subir. Mais comment expliquer la situation dans laquelle nous nous trouvons, comment expliquer pourquoi Alfred est terrorisé par son père, comment expliquer pourquoi je ne présente plus moi-même l'enfant-objet à ce père tout-puissant, comment expliquer que les venues de ce père sont autant d'humiliations et de dénigrements.
Si je fournis ces extraits et qu'IL est à l'audience, IL se doutera de ce que je prépare. S'IL est à l'audience, IL saura que je l'ai enregistré. Et s'IL sait, Mathilde va le payer. S'IL sait et si je suis enfin écoutée, nous allons le payer tous les trois.
Ça y est, c'est imprimé. Les papiers dans la sacoche et en voiture !