Le Messager

Robert Drabowicz

La nuit commençait à tomber. Je m’étais quelque peu assoupi dans la moiteur de cette chaude journée d’été. Un léger frisson parcourut soudainement mon corps. Quelle était donc cette curieuse sensation ? N’avais-je pas senti cette main se poser sur mon épaule et la presser doucement comme pour attirer mon attention ? Avais-je rêvé cette voix étrange et profonde, venue de nulle part me chuchoter à l’oreille :
— Réveille-toi, mon ami…
— Qui es-tu ? l’ais-je interrogé.
— Je suis le Messager.
Un pressentiment me fit tout de suite comprendre qui il était, mais je n’osais pas croire que cette heure tant redoutée dans la vie d’un homme était arrivée. Hésitant et incrédule, je lui demandais :
— Quel messager ?
— Celui d’en haut, me répondit-il, calmement en me souriant.
— Ah… et que me veux-tu ?
— Je suis venu te dire qu’il faut te préparer, car ton heure est bientôt venue.
Je ne fus pas du tout surpris par cette réponse. Elle coulait de source. Le calme dont je faisais preuve ne pouvait qu’être issu de la résignation et de la logique de vie qui appelle fatalement un jour ou l’autre à devoir quitter le monde des vivants.
— Et… c’est pour quand ? me hasardais-je.
— Pour très bientôt. Le Seigneur seul décidera… Il m’a envoyé à toi pour te le dire afin que tu puisses mettre ta vie en ordre avant de partir. Il m’a aussi demandé de te poser quelques questions.
— Lesquelles ?
— Il voudrait savoir quelles questions tu souhaiterais te voir posées à ton arrivée dans son palais.
Surpris par le tour que prenait ce singulier dialogue, je me mis à réfléchir un instant. La voix me fit savoir de prendre tout mon temps et de bien méditer sur cette ques-tion. Il ne me fallut pas très longtemps pour trouver la seule réponse qui, pour moi, s’imposait.
— J’aimerai qu’il me demande si j’ai été heureux sur cette terre et si j’ai rendu heureux ceux qui étaient autour de moi.
— C’est une excellente question en effet, dit la voix.
Je me suis immédiatement empressé d’ajouter :
— Je ne suis certainement pas parfait. Mais je suis sincèrement convaincu de n’avoir jamais fait du mal à qui ne m’en a pas fait. Par contre, j’avoue avoir répondu au mal par le mal.
— Quel est ton plus grand regret ?
— En fait, j’en ai deux.
— Lesquels ?
— De ne pas avoir réussi à arracher mon père à cette mort qu’il a tant voulue et qu’il s’est donnée.
— Et… le second ?
— D’avoir fait tant de mal, bien involontairement, à ma première épouse et à mes deux enfants lorsque j’ai décidé de quitter mon foyer familial pour refaire ma vie.
— Penses-tu avoir eu des… circonstances atténuantes pour ce que tu leur as fait ?
— Oui. Je suis persuadé que si j’étais resté, j’aurais fait encore bien plus de mal. Nul n’est éternellement dupe d’un bonheur qui n’existe plus !
— T’es-tu acquitté de tous les devoirs de ta charge envers eux ?
— Oui, « rubis sur l’ongle ! ». Personne n’a manqué de rien. Je suis toujours resté très proche d’eux et disponible pour le moindre problème. Mes fils ont pu compter sur moi pour le financement de leurs parcours scolaires respectifs dans de grandes écoles.
— C’est bien. Pour tout cela, tu pourras, je pense, être pardonné. Mais… dis-moi ; et si le Seigneur, dans sa grande miséricorde, te proposait de recommencer une nou-velle vie sans te garantir cependant qu’elle sera meilleure ou pire que celle que tu as vécue, que lui répondrais-tu ?
— Sans aucune hésitation : non !
— Alors, je vois que tu as été heureux sur cette terre. Le ciel peut bien t’accueillir…
La voix s’évanouit dans la nuit. Quelques instants plus tard, je ne savais plus si le moment vécu avait réellement existé ou était le fruit de mon imagination. Je regardai ce ciel constellé d’étoiles comme pour l’interroger, mais aucune réponse ne vint. Ainsi donc, le temps de la réflexion était venu pour moi. Se questionner sur sa vie, sur ce qu’on a fait, ce qu’on va laisser derrière soi et sur ce qui se passera après qu’on soit parti. Une bien douloureuse introspection… là où le bien et le mal se ren-voient souvent la balle. Assurément, un exercice à faire avec beaucoup d’humilité. Et de se découvrir, non pas comme on croit qu’on est ou voudrait avoir été, mais comme on a été vraiment pour les autres, ceux qu’on a aimés. Un examen de conscience beaucoup plus facile à faire lorsqu’on a décidé de ne pas tricher avec soi-même.       « Bien se juger, c’est toujours se juger durement, sans complaisance ni excuses » disait mon père. Aujourd’hui, je suis prêt pour ce départ. Ma vie fut faite - comme toutes les vies - de bons et de mauvais moments et je ne regrette que très peu d’autres choses. Le bonheur n’existe que parce que le malheur existe aussi. L’un et l’autre font partie de la vie. Pour bien apprécier le premier, il faut avoir connu le second. De quoi comprendre mon père, ainsi que tous celles et ceux qui, comme lui, y ont mis fin de leur propre volonté. Nulle vie ne vaut d’être vécue, si elle met en état de souffrance intolérable et permanente sans aucune chance de salut.
La vie est une longue et formidable partie d’échecs que nous sommes tous irrémé-diablement condamnés à perdre un jour ou l’autre. Et, comme tout un chacun, espé-rer d’être regretté. Mais, pour cela, il faut d’abord se résigner à mourir, ce qui est plus facile à faire que de se résoudre à quitter ceux qu’on aime.
Oui, si le parcours de ma vie était à refaire, je le referais !
N’est-ce pas l’affirmation... d’une vie heureuse ?

Signaler ce texte