Le métier de la Peur

kacew

                                  Le métier de la Peur


Aujourd’hui, c’est assez simple, il n’y a plus que du cinéma. Pourtant, tout ceci n’est que littérature, pensa-t-il en contemplant toute la rangée de livres qu’il venait de ranger. Il était moniteur étudiant, dans une bibliothèque célèbre et toujours pleine le soir, à l’heure où le ventre gronde l’internationale,  et rangeait au milieu de sept cent personnes les restes d’un festin monstrueux: le festin des livres.
  Il leur tournait le dos, toujours et à tous. Un monde les séparait: lui avait le charriot,  le véhicule du labeur et eux s’allégeaient sur lui de leurs livres, satisfaits d’avoir lu et travaillé, contents d’eux.  C’était dur de porter leur satisfaction. Leur bonheur est son désespoir. Et pourtant, ce qu’il vit ne l’amusa pas.  Il n’avait pas de haine, seulement un goût de lassitude et un peu d’irritation. Juste ce qu’il faut pour continuer le travail, comme si le travail faisait de la  légère irritation  son principal moteur. Il est pervers mais lui était seulement lassé. Seulement. En plus, il détestait avoir des écouteurs, une musique qui le rendait autiste au monde, comme boire l’alcool au goulot pour s’enlever le plaisir de l’ivresse. Sans écouteur, oreilles déployées, mais il n’entendit rien. Il avait un charriot plein, des livres de science, exercices corrigés pour concours d’ingénieur et donc n’avait pu levé la tête ou entendre la salle. Il avait été happé par le rangement de ces livres, tous bleus ceinturés d’une bande rouge annonçant par des initiales barbares la destination scolaire de ces pratiques scholastiques et ruminantes de la répétition industrielle. Il riait bien, tout seul, tranquille, « livrant ses narines», comme dit le poète précoce. Il n’y en a qu’un et pense au même poème.  Ce n’est pas une répétition industrielle, seulement une interrogation sur le bruit de la goutte qui tombe toute la nuit. Il avait de l’imagination, des sentiments et de l’originalité. Mais il n’entendit rien.
      Quand il eut fini son charriot, un sourire déforma ce visage impassible: l’étagère était pleine, la clope méritée. Il se retourna. Les têtes baissées, les lecteurs consultaient gravement leurs doctes ouvrages, d’autres essayaient de séduire le monde par un sourire niais que Socrate n’aurait pu interroger, bref, la bibliothèque était identique à elle-même. Du moins, le pensait-il, jusqu’au moment où, ayant atteint son manteau, dans le bureau du centre, près du supérieur plongé dans l’écran de son ordinateur, lui adressant un sourire ambigü, tant il était adressé à l’écran, il plongea discrètement sa main  dans la poche extérieure gauche de son long manteau noir et ne trouva pas son paquet de clopes sahariennes. La stupeur n’eût pas le temps de monter, la colère avait été plus rapide. Sa récompense lui était interdite, le sentiment d’injustice finissait de le classer à gauche. Si  tout devait être contre lui, il serait contre tous, pensa-t-il belliqueusement en décidant de commencer la taxe.
   D’un pas assuré, il se retourna. Il n’avait rien entendu, il n’y avait plus rien à entendre.
        Il voulut avoir un vertige, troubler sa perception et pouvoir dire après que ses souvenirs étaient confus: mais non, tous étaient là, à terre ou la tête baissée sur leur table. Stupeur sans tremblement. Sa colère s’évanouit aussitôt et laissa place au silence du non sens. Il avança lentement, cherchant quelqu’un debout, quelqu’un qui parut vivant. Mais non, toujours non, et il n’y avait que le bruit confus de la vaste machinerie sortant les livres, pour les lecteurs, des entrailles de la bibliothèque. Les livres, pensa-t-il, les livres, il ne me reste plus que ça. Il se mit à courir partout dans la salle, poursuivant d’un regard affolé les rangées de têtes. Au hasard, il posa sa main  sur les épaules d’une tête baissée. Aucune réaction. Ses mains se crispèrent, refusant obstinément de trembler en public et secouèrent plus violemment les épaules. Aucune réaction. Dans le doute, il donna un tape sur la tête. Une réaction, pas celle qu’il attendait. La tête entraîna le corps du jeune homme  par terre, dans un mouvement leste et découvrit le coup droit, puisque le corps était tombé sur le flanc. Il y avait une blessure sur le coup droit, comme une entaille, mais très fine, de couteau et un mince filet de sang, déjà presque sec, qui longeait le coup. Il n’osa pas fléchir ses jambes pour constater et réitéra ses gestes sur trois têtes à la droite de la premières. Deux jeunes femmes et un jeune homme, avec la même entaille et le même filet de sang.  Il avait fait un peu de philosophie et une irrésistible critique des sens monta en lui: il n’était pas possible de se fier au misérable constat empirique de sa subjectivité. Il revint en courant sur ses pas pour s’arrêter devant le bureau central: là, un bibliothécaire à l’image des lecteurs. Mais ce bibliothécaire avait une écharpe. Tout désir de savoir fut annihilé par la perspective de toucher la chose et il fallut s’en remettre à la nervosité du corps pour alimenter son geste, donc maladroit, de recherche en soulevant l’écharpe. L’hypothèse se confirma. Il cessa de douter de ses sens. Et poussa un son guttural qui resta dans la gorge. Il le poussa un peu plus violemment, pour entendre le son de sa voix. Et toussa. Ses grandes jambes lui semblaient bien hautes, bien raides mais il ne voulait pas quitter le spectacle de ses jambes. L’horizon de la salle était trop chargé. Que faire, sinon plonger la main dans sa poche et se saisir de son portable. Mais son portable, bien  qu’entre ses doigts, restait dans sa poche. Son silence intérieur était à l’image de celui de la salle: silencieux, silencieux, sec comme un mot. Alors, il poussa une gutturale, pour se racler la gorge, pour se créer une résonance, un peu de soi dans l’empire des autres.
    Alors il marcha. Il avait l’impression d’avoir des talons tant ses jambes se balançaient sans être certaines de retomber droites. Son regard était honteux et n’osait se poser plus d’une demie seconde sur un point fixe. Pareil était son esprit, si bien qu’aucune idée claire n’émergeait de ce cerveau en ébullition. En fait, et malgré tous ses efforts pour le cacher, il était surexcité.
    A ce moment là, il ne trébucha ni ne tomba sur rien. Mais il vit un mur de pléiades, il avait fait cinquante mètres. Il était au rayon littérature et un mur de pléiades, dans leur vert cérémonial et imposant, s’imposait à lui. Ce ne fut ni révélation ni illumination mais confirmation: les livres l’attendaient, des milliers de livres l’attendaient et personne, plus personne, n’allait l’aider à ranger. Il rit, fortement et aisément. Des tonnes de bouquins et il ne me reste plus qu’une heure. Jamais il n’avait été autant dans la merde pensa-t-il, les livres m’attendent et moi je me balade au milieu des morts. Il fallait revenir à la vie, revenir aux livres.
    Il s’imaginait à l’avance le regard de sa supérieure arrivant le lendemain, une heure avant l’ouverture, et lui lui offrant le spectacle de charriots bondés. Il ne pouvait se le permettre, son honneur et son crédit étaient en jeu. D’ailleurs, personne n’allait lui ramener les livres. Tout seul, comme toujours. Une marche turque s’éleva de ses jambes et atteignit sa tête. Il courut comme un fou à chaque table, contenant dix lecteurs et le double de livres, ajoutés aux charriots pleins, cela faisait près de deux mille livres à classer par cote dans toute la salle. L’échec n’était pas permis, seule la délivrance était envisageable. Son ventre se noua, ses mains se décidèrent avec ses yeux et il commença. Un souffle souleva la bibliothèque et un homme seul rangea tous ces livres. Il courait, suait et tremblait en voyant les minutes défiler. Au bout de trois quarts d’heure, il lui restait deux charriots pleins. Il pensait que tout était perdu. Au bout de trois minutes, la première étagère du charriot était vidée. Mais son cerveau s’alarma: il n’était pas dans les temps car il restait cinq étagères, ce qui le mettrait en retard  de trois minutes. Or, ses trois minutes étaient dévolues religieusement à sa cigarette, plus ponctuelle que lui. Ses cigarettes, il ne les avait toujours pas. Il devait donc gagner deux minutes pour courir et choper son paquet. Il finit la dernière étagère et il ne lui restait plus qu’une minute et trente secondes. Il courut, saisit son manteau en le déchirant à moitié, vidant ses poches nerveusement. Quarante secondes, et plus qu’une seule solution: aller taxer en bas au vigile. Il fonça, sautant quatre  par quatre les marches l’immense escalier. Arrivé devant la loge, jeta ses clés et son badge, agrippa le vigile et demanda sans articuler une clope. Celui ci, amusé, lui tendit celle qu’il avait à la main. A temps. Il alluma sa cigarette, le vent n’enflamma pas ses longs cheveux qui protégeaient la flamme.

 Il  avait réussi.

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