Le Miel de la Nuit

sylvenn

Noires Heures - Essais

Le Soleil et sa lumière révélatrice s'en vont par-delà la ligne de l'horizon rougeoyant. Avec eux disparaît cette réalité si évidente dans laquelle baigne chaque jour le tumulte de la foule. Les normaux, les vivants se précipitent vers le sommeil histoire de fermer les yeux. Ou bien ils se réunissent pour aller baigner ensemble dans l'ivresse de l'alcool, du chaos des sons et des formes.
Moi ? Non ; moi, j'accueille la Lune comme on applaudit un chef d'orchestre au début d'un concerto. Elle supervise comme chaque soir la lente ascension de ce voile épais et bleuté que les foules ne veulent pas voir. Comme d'habitude, les foules ne perçoivent que ce qui brille, ce qui fait du bruit, ce qui est spectaculaire, retentissant. Mais la nuit, elle, ne se distingue que par sa douce discrétion.
Alors je me délecte de son liquide saphirique comme on goûte un grand cru. Mais sans avoir la prétention d'en renfermer toute la profondeur avec quelques mots prétentieux bien placés.
Non… j'observe. J'admire.
Les dernières heures tirent leur sombre couverture sur le monde. Et la réalité crue disparaît pour quelques heures.
***
Mes pas ne sont plus des clapotis noyés dans le vacarme ambiant d'une masse sans âme occupée à s'occuper de la manière la plus crédible possible. Ils sont une pierre plate ricochant sur un lac au milieu des plaines enneigées, venue troubler par son écho le silence emmitouflé de l'hiver.
Les rues désertes ne sont plus des oasis de tranquillité pour fuir à l'agitation des artères principales. Notre imagination en fait des couloirs mortels dont chaque recoin obscur peut cacher une créature aux aspects indicibles, susceptible de jaillir des ténèbres et transformer notre périple en film d'horreur.
Les passants ne sont plus des numéros, des copies conformes allant d'un point A à un point B. Une fois la nuit tombée, ils doivent choisir un camp : celui des proies, ou celui des prédateurs ? Presser l'allure en plongeant son regard sur les pavés, ou traîner les pieds à la lenteur d'où naît la peur ?
La lumière des appartements devient dès lors autant de lanternes qui guident notre chemin vers la salvation, des phares indiquant aux âmes errantes en pleine mer la voie vers la sécurité et la chaleur. La civilisation n'est plus ce conformisme que l'on fuit, elle est notre canot de sauvetage.
Les conversations ne sont plus de simples échanges d'informations futiles, non, leurs mots tissent des univers tout entiers où les interlocuteurs plongent allègrement pour s'y baigner ensemble, juste le temps d'une éternité.
Les regards qui s'échangent ne se nourrissent plus de défiance et de questionnements sociétaux. Ils sont des autoroutes d'émotions, d'amour sous toutes ses formes. Ils sont la potentialité d'une histoire, la naissance d'un fantasme, d'une complicité.
La solitude n'est plus pointée du doigt par les milliers de voix de la société qui régissent notre crâne. Elle n'est plus la culpabilité ni l'ennui. Elle est la Libération de nos rêves, de nos émotions, de toute l'énergie créatrice qui croupit en nous à la lumière du jour.
Le futur devient le monde de tous les possibles, là où tout est réalisable, alors que le passé se met à resplendir de cette douce lueur sépia à la texture du miel.
***
Et alors que le rouge devient feu et convivialité, le bleu devient une impalpable mélancolie qui vient abreuver l'esprit des artistes torturés. Vous savez, ceux qui trimballent leur corps carencé comme un sac poubelle le long des trottoirs quand le jour l'exige. La nuit, c'est leur esprit qui s'envole avec la grâce du vent mieux que ne voleront jamais les jupes des jeunes filles en fleur dans l'été indien.
Une fois que le voile bleuté de la nuit a viré au noir profond, quand les étoiles brillent dans le ciel comme autant de gardiens silencieux, alors dans les yeux des artistes, le laid devient enfin beau.
Le chaos de leur vie prend l'envergure du naufrage historique d'un Titanic dans l'océan des espoirs.
Les lacunes du passé deviennent des espaces béants où peuvent s'épanouir leurs désirs inassouvis.
Les rêves brisés d'un Amour brûlant voient leur flamme renaître de ses cendres, jusqu'à embraser le monde d'une passion ignée.
La souffrance elle-même devient magnifique comme le regard d'une femme amoureuse dans un lit pourtant bien vide. La profondeur de sa passion n'a d'égal que celle de la lame des larmes versées. Un cœur à vif pour crever d'un sang flamboyant au milieu des brumes nocturnes. Jusqu'à ce que ces brumes n'enivrent complètement ce pauvre fou, tombant à la renverse dans son fauteuil. Dans son faux deuil. Dans son bras trop Morflé. Il sombra au passé complexe, jusqu'à ce que Morphée n'y remette un peu de simplicité, et remette son destin au petit matin.
***
Voilà pourquoi jamais l'artiste n'a eu l'occasion de voir le soleil se lever sur sa vie. Dommage pour lui. Admirer la voûte céleste qui retire sensuellement ses habits de nuit pour dévoiler son corps nu sous nos yeux… Beau spectacle que l'aurore.

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