Le Monstre enchaîné

haylen

Ce que j'avais pu t'aimer, connard. "Histoires des siècles passés Ombres peu éclairés jetées À travers toute l'éternité Les pleurs de l'humanité." -Hurdy Gurdy Man - Donovan.

C'était comme se retrouver seule, en face du monde entier.  

J'avais cette curieuse impression d'être à la fois actrice et figurante de ma propre vie. Je pouvais la regarder avec un air interrogateur et en même temps, faire un choix qui déterminerait toute mon existence.

J'observais cette ville qui autrefois, m'avait apporté de la joie et du réconfort. Aujourd'hui, je la plains, elle et ses habitants aveuglés par leurs angoisses. Je n'ai pas peur de la regarder et de sourire parce que je sais que je serais toujours liée à elle.

Je n'avais plus peur maintenant. Je ne voulais plus mourir, je ne voulais plus vivre, je voulais juste sourire sans craindre qu'on remarque le mensonge.

Je prends une grande bouffée d'air frais, cette odeur me manquera jusqu'à la profondeur de mes rêves. L'odeur de l'huile de moteur, de sapin et de cruauté me poursuivra jusqu'à la fin des temps. Cette ville me hantera et je la laisserai incruster ses horreurs dans mon esprit pour que mes peurs deviennent ma force. Merci Riverside de m'avoir ouvert les yeux.

Avant, la cité de la douleur avait le nom de sa créatrice. Daisy. Maintenant qu'elle est morte et enterrée, la cité s'est rebellée, elle a grandi avec le mal qui lui a donné naissance. La rivière de Daisy s'est engloutie avec la douleur des gens qui y habitaient autour. Alors, le bord de l'eau est devenu notre terrain de jeu. Je ne regrette pas ce que j'ai fait ou ce que j'aurais pu faire chez Daisy, je regarde ma vie en souriant parce que je l'ai vécu en pensant que j'allais mourir dans la seconde qui suivait. Je vivais en ne pensant qu'à la mort et à ce qu'elle pourrait libérer de moi. J'épousais les formes que prenaient ma naissance et mon décès. Je leur riais au nez en provoquant la mort qui se tenait toujours à mes côtés.

J'avais vécu pour avoir peur de la vie et non de la mort.

Alors je regarde une dernière fois les lumières de la ville qui éclairent la nuit, et j'expire toute la douleur qui m'a maintenu debout pendant toutes ses années. Elle ne m'appartient plus. Riverside s'en occupera pour moi, maintenant.

            Je tourne le dos sur ce qui a été, autrefois, une vie de débauche et d'horreur maquillée en sourire séducteur.

Alors comme une bouffée de chaleur, mes souvenirs refirent surface. Je ne pourrais jamais les oublier, je n'en avais même pas envie.

            Je voulais les expier, comme des pêchers. Je voulais que le monde sache que Riverside peut détruire et construire du bonheur en de la douleur.

            Je voudrais commencer par le début mais la première chose qui revenait dans mon esprit était le visage de la seule personne que j'avais aimé plus que moi-même.

            Léo…

            Le son de son prénom avait un goût amer dans ma bouche. Je réprimais un froncement de sourcil et un dégoût équivoque. Il me tordait les boyaux, les tripes, il me tordait de l'intérieur, et malgré toutes ces décennies passées, il hantait encore mes souvenirs.

J'aurais voulu me souvenir des bonnes âmes, de celles qui m'avaient aidé à sortir de cette ville de malheur mais au lieu de ça, le visage de l'être qui m'avait engloutie dans la nuit, refaisait surface.

Léo…

Ce que j'avais pu t'aimer, connard. Je t'avais aimé comme si tu avais dans tes mains ma propre vie d'un côté et ma propre mort de l'autre. Je t'avais aimé à en mourir, Léo. Peut-être que mon cœur déchu et ridé, t'aime encore, même si j'espère de tout mon être que ce n'est plus le cas. Mon cœur, par ta faute, est recollé, est recousu et fichu. Il ne marche que par ma volonté de vivre assez longtemps pour te savoir mort. Mes yeux ne te pleurent plus, mais mon âme le fait à leur place. Tu as emporté avec toi toute la dignité que j'avais construite chez Daisy.

Léo…

Mes poings se serrent et mon cœur se renferme. C'est avec lui que j'ai commis les pires actes de mon existence. Si je devais en mettre un sur l'échelle de la cruauté, ce serait celui qui concerne Lili. Ma demi-sœur…

Elle nous implorait de lui laisser la vie sauve et le rire amer de Léo remplissait son âme tout comme la mienne ne cessait de pleurer. Si seulement, elle n'avait pas fichu son nez partout, elle ne serait pas à genoux, pieds et poings liés à pleurer de ses yeux verts. J'ai pris une grande bouffée d'air frais cette nuit-là, l'huile de moteur et l'odeur de sapin avait rempli mes narines. Seule, la cruauté ne m'avait pas effleuré. A l'époque, j'ignorai ce que ce mot pouvait signifier. J'étais jeune et fière, mais surtout, j'étais belle. D'une beauté douloureuse qui forçait Léo à me faire du mal pendant des années. Lili dut pâtir de cette beauté. Elle est morte après qu'il est fracassé son crâne avec une pierre aussi grosse qu'un ballon de rugby. Je n'ai pas cligné de l'œil, je regardais le corps de la malheureuse être englouti par Riverside et je souriais à celui que je considérais comme mon amant. Si elle n'avait pas découvert la moitié des cruautés que Léo et moi avions commis cet été là, elle aurait la vie sauve et je n'aurais pas à placer cet acte en haut de l'échelle de mes horreurs.

Je ressentais pour la première fois de ma vie le regret. Si je n'avais pas parcouru autant d'années et reconstruit mon existence autour de quelque chose de meilleur, je n'aurais jamais à utiliser ce mot qui, auparavant, me répugnait. Je voulais fermer les yeux et aspirer toute ma souffrance et ma culpabilité dans une boite que je n'aurais plus qu'à jeter. Mais je ne peux pas. Je vis avec mes souvenirs et c'est ce qui me reste de ma vie de douleur. Pourtant, à l'époque, je ne voyais pas la souffrance, je ne la voyais pas autour de moi, je ne la voyais même en moi-même. Je parcourais mon chemin avec elle sur mes épaules en pensant que j'étais amoureuse et que c'était tout ce qu'il me fallait dans la vie.

Mais j'avais tort. J'avais terriblement besoin de me reconstruire à travers moi-même et non à travers une personne qui me martyrisait. Parce que Léo m'a brisé de l'intérieur.

Je ferme les yeux et j'essaye de me souvenir des seuls moments qui m'ont faire sentir en liberté. Je voulais oublier le regard sombre de l'homme qui m'avait emprisonné. Mais son visage faisait encore apparition dans mon esprit. J'ai sorti une cigarette de mon paquet. Il faisait froid en cette nuit de février. J'ai fermé une seconde fois les yeux avant d'inspirer une bouffée de nicotine. Sans que je ne puisse contrôler, Hurdy Gurdy Man de Donovan remplissait mes oreilles de souvenirs. Je repensais à cette musique comme étant ma première clope, ma première cuite et ma première baise. J'avais accompli ces trois actes sur cette chanson qui tournait en boucle chez Daisy.

Mon premier et unique souvenir de liberté.

Je me souviens d'Ave qui me tendait une cigarette consumée à moitié, en souriant. Elle s'était mordue la lèvre avant de me dire : « Tu vas adorer ».

Et j'avais adoré. Tellement adoré que quarante ans plus tard, je fumais la même marque.

Je me souviens de Rita qui me tendait une bouteille de vodka bon marché avec cet air si sérieux. Elle a grogné en me poussant la bouteille dans les bras. C'était presqu'un ordre. Je voulais faire partie de leur groupe, je voulais faire partie de quelque chose qui me donnerait l'impression d'avoir l'air importante. Alors, j'ai bu. J'ai bu. Encore, et encore.

Et putain, ce que j'avais adoré. J'avais cette chaleur qui montait en moi comme un doux brasier. Je voulais conquérir le monde, moi, ma cigarette et ma bouteille de vodka. Je voulais changer Riverside, je voulais la rendre meilleure.

Je me souviens de ma première rencontre avec Léo. Il était presque nu et moi je riais. Je riais tellement qu'il dû me faire taire de sa bouche. Je ne savais pas encore qu'il allait interrompre mon rire pendant trois bonnes décennies. Il ne m'avait pas fait l'amour, il m'a baisé. Comme si je n'étais qu'une chienne. Je n'étais qu'une chienne qui aimait la cigarette et la vodka, comme la moitié de la population de Riverside.

J'avais détesté. Tellement détesté que j'ai dû recommencer. Je ne voulais pas qu'il croit que je ne pouvais pas faire partie de leur groupe. Que je n'étais pas à la hauteur. Je me suis forcée à sourire, à gémir et à lui dire que j'aimais ce qu'il faisait, alors qu'un l'intérieur, mon âme hurlait de douleur. Je ne pouvais pas comprendre à ce moment-là, que je venais de sceller ma prison.

Je ne me suis sentie libre que deux fois cette soirée-là. Je venais de tomber accro à la cigarette, à la vodka et à la reconnaissance de Léo. Ce fut mon premier et unique souvenir de liberté.

J'ouvre les yeux et ma cigarette s'est consumée. Je souriais avec tristesse. J'aurais voulu avoir plus joyeux comme histoire, mais je suis incapable de vous donner ne serait-ce qu'une étincelle de bonheur. Alors je vais continuer à exprimer ma douleur, pour que vous vous rendiez compte que votre vie, sera toujours plus belle que la mienne.

Je me souviens de la première fois que j'ai fait quelque chose de mal. J'étais à peine majeure et je tenais déjà une arme entre les mains. C'était un couteau de chasse. Rita et Ave me regardaient en silence. J'étais devant moi l'exposition de toiles d'un artiste de Riverside qui pensait rendre Daisy meilleure. Il avait mis toute son âme dans ses tableaux et je devais les détruire. Je devais faire du mal non seulement à l'auteur mais aussi à la population entière de la cité. Ils devaient comprendre que rien ne changera, que le monde ne sera pas plus beau avec un peu de couleur et de la bonne volonté.

J'ai hésité avant de porter un coup sur la première toile, mais la main de Léo a caressé mon épaule et j'ai fermé les yeux. Il faisait ce qu'il voulait de moi. Il faisait tellement ce qu'il voulait de moi que j'ai saccagé avec rage les douze tableaux qui représentait notre « bord de l'eau » avec douceur. J'ai mis mes tripes, ma colère, ma honte, mon humiliation dans ces toiles. J'ai hurlé comme si j'expiais mes horreurs. J'ai hurlé en pensant qu'à la place de ces couleurs, il avait les yeux sombres de Léo. J'ai hurlé, et j'ai ris. Non pas comme avant, mais d'une manière hystérique. J'ai compris à ce moment-là, que ce n'était que le début. J'avais soif de douleur. Je voulais que le monde souffre comme moi je souffrais. Quand je me suis retournée vers mon « clan », ils étaient fiers.

Ils venaient de créer un monstre.

            Je ne sais pas si je dois regretter cet acte. Je pense que c'est un tout. Si on met tout ce que j'ai commis bout à bout, je pourrais me qualifier d'horrible. De criminelle. Mais je ne crois que c'est ce qui me caractérise le mieux. Je suis pire que ça.

            Si je devais continuer mon histoire, j'aimerai ne pas être jugée. Même si cela semble impossible. Si on a détruit ma vie, j'en ai détruit d'autres. Je ne me suis pas privée de montrer un avant-goût de ce qu'était ma vie à ceux qui pensait être heureux. Je prenais un malin plaisir à voir pleurer les autres, parce que je ne le pouvais pas moi-même. J'ai continué à fixer la douleur, la peine, la souffrance des gens en souriant. Pas une seule fois en trente-cinq ans, je n'ai pleuré. J'ai gardé la tête haute quand j'ai sacrifié ma dignité pour la bande, je l'ai gardé haute quand Léo pensait me donner de l'amour alors que pour moi ce n'était que de la peine. J'ai montré à ceux qui contrôlaient ma vie que je pouvais endurer la souffrance mentalement mais aussi physiquement. Que je pouvais moi aussi frapper, fort très fort, jusqu'au sang avec ce rire hystérique qui devenait ma marque de fabrique. Je devenais dingue, je me comportais comme une folle qui venait de s'échapper d'un asile. Je n'avais rien à envier à qui ce soit en matière de violence et de torture. Je connaissais mieux que personne les cordes sensibles des autres, je savais tirer là où ça faisait mal. Et putain, ce que j'aimais ça. C'était ma nouvelle drogue. Je fumais, je buvais de la vodka, Léo me baisait mais je baisais les autres maintenant. Quand je voyais dans leurs yeux leur douleur, je me sentais puissante, parce que dans leur regard, je voyais le sien. Vengeance. C'est tout ce qui m'avait toujours guidé.

Je n'étais que mensonge.

Aujourd'hui, je suis vieille et pleine de ressentiment. J'aurais voulu effacer ces conneries de ma mémoire et regarder droit dans les yeux non pas les autres, mais Léo. J'aurais voulu voir la peur et la douleur dans son regard. Je voulais jouir de sa souffrance.

Je regardais la terre battue sous mes pieds. J'ai plissé des yeux en voyant deux tâches brunes sur le sol. Je me suis penchée et j'ai écrasé mon mégot dessus. J'ai relevé mes yeux vitreux et j'ai souris une seconde fois.

« Salope ! »

J'ai porté ma main droite à mon cœur, feignant la douleur. Mais les cinq dernières années de ma vie ne reconnaissaient plus ce mot. Elles avaient fini par ouvrir les yeux sur mes horreurs. J'ai découvert que je pouvais devenir meilleure, que je pouvais me racheter, que je pouvais encore sauver Riverside avec pour seuls bagages mes clopes et ma vodka. Mais pour ça, il fallait que Léo arrête de me baiser. Dans tous les sens du terme.

« T'es qu'une sale garce ! »

J'ai retenu un rire. Il m'avait fait taire, c'était à moi de porter ma bouche sur la sienne pour qu'il la ferme. C'était à moi de lui faire croire que l'amour n'était que de la peine. C'était à moi de le voir rire comme un fou parce que c'est tout ce qui lui restera de sa dignité.

« Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? »

J'ai détourné mon regard vers Blue. La seule personne qui m'avait trainé en dehors du massacre de Daisy. La seule personne à m'avoir fait comprendre qu'il existait encore de l'espoir dans ce monde de brute. Les larmes montaient lentement dans mon corps, traversèrent ma peau, mon cœur, mon cou, ma bouche pour atteindre mes yeux. Ce n'étaient plus que des larmes sèches qui coulaient sur mes joues. Sèches de cruauté et d'horreurs. Je pleurais pour la première fois de ma vie en quarante ans.

Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?

J'ai passé les dernières années de mon existence à retrouver celui que j'avais aimé autrefois. Il se tenait maintenant devant moi, en sang, en pleurant de rage. Il était nu, comme la première fois que je l'ai rencontré, comme la première fois qu'il m'a violé. Il était assis sur une chaise en bois, attaché comme un chien. C'était lui maintenant la chienne qui fumait des cigarettes et qui buvait de la vodka. Il ressemblait à n'importe quel homme d'âge mur, il avait perdu de son charme, de sa prestance. Je n'avais plus rien à foutre de sa reconnaissance.

J'ai passé ma vie à voir dans les yeux des autres que je faisais souffrir, son regard à lui. Pourtant, c'était le sien qui me fixait. Enfin.

J'avais cette excitation qui remontait en moi comme les larmes qui ne cessaient de couler sur mes joues. Je n'ai pas sorti un seul mot de ma bouche.

 « Ouais, qu'est-ce que tu vas faire maintenant, sale pute ?! »

J'ai posé une main sur sa joue et j'ai souris. Il a écarquillé les yeux. Il s'est métamorphosé en une demi-seconde. Son visage s'est détendu et il a posé ses yeux sombres sur les miens avant de dire d'une voix suave :

« Tu m'aimes toujours, pas vrai ? »

J'ai pris une grande bouffée d'air frais en fermant les yeux.

« Tu le veux ? »

Il scintillait dans la nuit. Il m'éclairait de toute sa beauté que j'en ai eus le souffle coupé. Je me suis avancée vers Blue qui le tenait entre ses mains comme si c'était une bible. Je l'ai effleuré et toute la rage que j'avais éprouvé ce jour-là est remontée directement dans mes entrailles. Mon premier acte de sauvagerie. Les douces toiles de Riverside, saccagée par le couteau de chasse de Rita.

Je l'ai pris entre mes doigts et je me suis tournée vers Léo qui s'est mis rire nerveusement :

« Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? »

Qu'est-ce que je vais faire maintenant ?

« Elles représentaient la douceur qui n'existait pas encore chez Daisy. Tu vas représenter le monstre qui vit en Riverside. »

 J'ai brandi mon arme, et j'ai cherché dans mes tripes la force de hurler. J'ai hurlé à en pleurer, à en m'en exploser les cordes vocales.

Il ne pourra plus jamais me faire taire maintenant.

Plus jamais. 

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