Le moucheron, les enfants du square et la femme singulière.

Jean Marc Kerviche

Réflexion sur le sens de la vie


            Je suis allongé sur une table de kinésithérapie, une poche d'eau chaude limite brûlante, tout juste supportable, placée au niveau des lombaires et suis raccordé à un électro simulateur délivrant des impulsions que j'apparenterais à un picorement de poule suivi d'un raclement de vertèbres.

            Une fois installé dans cette position tout de même particulièrement confortable, le praticien me laisse seul pour s'occuper d'un autre patient. Je m'abandonne alors, les yeux dans le vague et me laisse aller à toutes sortes de pensées. Le plafond est d'un blanc immaculé et j'ai peine à en estimer la distance. Mes yeux peu à peu finalement s'adaptent et j'observe une minuscule tache noire qui se déplace de quelques centimètres. Elle s'arrête l'espace d'un instant et aussitôt reprend sa course. Je la suis du regard, mes yeux fixés sur elle.

            Qu'est-ce donc ? Très probablement une dérisoire bestiole à la recherche de nourriture. Mais à peine l'ai-je repérée que soudain elle disparait. J'écarquille les yeux à sa recherche et ne distingue plus rien. Le plafond est net, vierge de toute trace. Mes yeux balaient la surface plane… en vain. Est-elle tombée ? Je ne sais. Evidemment, il n'y a pas de voie ferrata au plafond. J'ai beau rechercher, je ne la vois plus… et tout aussi soudainement qu'elle s'était éclipsée, je la vois réapparaitre une vingtaine de centimètres en retrait et à nouveau s'engager dans le même parcours que précédemment. Je constate qu'elle refait le même chemin que la première fois, puis arrivée au point de sa première disparition échappe à nouveau à ma vigilance.

            Ce doit être un tout petit petit moucheron qui s'envole, et mes yeux ne peuvent s‘adapter à une distance qui varie. Je reste seul quelques instants à sa recherche, et je le revois soudainement qui réapparait d'où il était parti et à nouveau constate qu'il recommence à parcourir le même trajet. Comportement inexplicable au demeurant pour moi qui suis un humain. Je serai bien curieux de savoir ce qu'il cherche. Comme pour tous les animaux, il est des attitudes et des comportements qui nous échappent. Je continue néanmoins à suivre sa progression et constate qu'il reprend sa marche, dérive un peu sur la droite, revient sur sa précédente trajectoire, s'éloigne légèrement sur la gauche puis disparait à nouveau quelques secondes pour réapparaitre une nouvelle fois près de son point de départ.

            Je pourrais rester des heures à observer les sempiternels allers et venues de ce minuscule être vivant, ses retours arrière et avancées hésitantes, en ignorant superbement les raisons qui le font agir, moi-même étant soumis au traitement que l'on m'inflige et que j'accepte sans sourciller.

            J'avance même une analogie entre nous, humains, et ces êtres, insectes, poissons, ou animaux de toutes espèces et de toutes tailles qui reproduisent les mêmes affects, actions et gesticulations sans connaître les buts réels qui les animent. Nous agissons souvent sans raison effective. Nos habitudes ancrées en nous par mimétisme ou éducation, nous obligent depuis des générations, à œuvrer, avancer, voyager, parcourir le monde pour le plus souvent revenir à notre point de départ pour la plupart d'entre nous sans que nous ne nous posions plus de questions que se pose cet insignifiant moucheron que j'observe depuis plus d'un quart d'heure…

            Je quitte enfin le cabinet de kinésithérapie, légèrement déboussolé, engage des premiers pas hasardeux sur le trottoir puis sans attendre me dirige vers ce square tout proche qui m'attend à chacune de mes sorties afin de reposer mes articulations, nerfs, muscles et tendons, calmer et apaiser mes douleurs.

            Assis sur un banc, je reste ainsi une bonne heure à regarder les enfants. Ils courent dans tous les sens, piaillent à tue-tête et passent d'un jeu à l'autre pour assouvir dans l'instant l'immédiateté de leurs désirs. Du toboggan aux balançoires, ils répètent à l'envie les mêmes gestes, aussi incohérents qu'inutiles. Passer du temps semble être le seul objectif pour ne pas s'ennuyer, ne pas penser, ne pas réfléchir. Seulement glisser ou se balancer, monter ou descendre, grimper ou sauter, se fatiguer ou se dépenser, que leur importe.

            Quelques enfants se chamaillent près de moi pour une raison que j'ignore et qu'eux-mêmes vraisemblablement semblent avoir oubliée, tant le conflit est futile Seule la confrontation leur importe.

            J'en ai assez des pleurnicheries, des cris, des invectives. Je me lève et quitte le square.

            Je m'en retourne chez moi… mon canapé m'attend. 

            A peine suis-je sorti du square que j'avise une femme, seule en plein milieu du carrefour. Elle me semble bizarre, pantelante. Elle avance de trois pas, se ravise et revient à son point de départ, tourne sur elle-même, regarde à gauche puis à droite. Son attitude me surprend. Des voitures lui passent derrière, d'autres devant, la contournent pour l'éviter. Je m'attends au pire car à cet endroit certains roulent à vive allure. Si un chauffeur s'avise de lui passer derrière et qu'elle recule, j'imagine le résultat.

            Enfin elle regagne le trottoir face à elle. Je me rassure. Il ne lui est rien arrivé de fâcheux. Elle semble avoir retrouver ses esprits. Je reprends mon chemin mais à un moment je me retourne et la revois à nouveau au milieu de la rue ignorant superbement les véhicules qui la doublent, la frôlant par la droite, par la gauche…

            Je revois le moucheron du plafond, ses parcours sans raison, inutiles et sans but… Que dois-je faire ? Me rendre sur la chaussée pour la récupérer ? La rencontrer et lui demander où elle souhaite se rendre et la placer en sécurité ? Va-t-elle se laisser mener ? J'en doute. M'a-t-elle remarqué l'observer ?  Je l'ignore. Elle me parait dans son monde, au-delà de la réalité.

Je reste à la regarder de loin, désemparé. Et soudain, elle rejoint le trottoir, manque d'heurter une personne plus âgée qu'elle, embarrassée avec un déambulateur, ne s'excuse pas et s'assied sur une des chaises d'un café. Je me rassure. Au moins là, il ne lui arrivera rien. Mais elle se lève et se rassied sur une autre chaise un peu plus éloignée…

C'en est fini pour moi, j'abandonne… après le moucheron du plafond, les gosses du square et cette femme singulière dans la rue, je me rends à l'évidence. Le comportement des êtres est vraiment curieux.   

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