Le Niveau de la mer
David Cheramie
Le Niveau de la Mer
À l'entrée de l'allée des chênes barbus, en retrait sur la gauche, un néon bleuâtre proclamait que la meilleure bière au monde était brassée avec l'eau du bayou. Naviguant sur la mousse de la Voie Lactée, une Cadillac autrefois jaune écume la nuit et ignore les faibles excuses sur le pitoyable état de la route, « Drive Carefully Substandard Highway ». Elle vogue comme un bateau à la dérive dans une mer vengeresse. Les langues de feu descendent sans discrétion, frappant le conducteur de plein fouet à travers le toit amovible. Bientôt, il commence à parler une langue dont seul Dieu le Père décèle la douceur.
Sa route est longue et lassante mais il continue à rouler sur des vapeurs d'essence : son réservoir est quasiment vide, la jauge n'a jamais marché. Son cœur imite les battements de sa langue contre son palais somptueux, délectant l'amertume de sa chanson de réglisse. Le rétroviseur lui renvoie le trou béant de la nuit qui le rattrape au même rythme de sa fuite. La radio a capté une station hispanique évangélique. Il écoute la musique. L'accordéon lui rappelle quelque chose, les voix stridentes lui rappellent quelqu'un.
Ensuite la radio envoie sur onde une discussion moitié en espagnol moitié en anglais avec traduction. L'hispanique prétend que puisque Jésus n'a eu que douze apôtres, un prédicateur ne pouvait pas avoir plus de douze disciples. Chacun de ses disciples ne pouvait pas avoir plus de douze adeptes et ainsi de suite. Le prêcheur américain, du sud profond à en juger par son accent, en ne voulant pas réduire la taille de son audience le dimanche matin, et donc les recettes de la quête certainement, balayait ces arguments en disant que le sacrifice de la Croix emportait sur tout. Plus grand le nombre de convertis qu'un prêcheur peut obtenir, plus grand sera sa récompense au Royaume de Dieu.
Le conducteur regarde par-dessus son épaule droite : l'enfant dort. Son regard revient sur le tableau de bord, attiré par la voix de la statue de Marie collée dessus. Elle était tout de bleu vêtue, les paumes des mains pressées plates au-dessous la poitrine, sa tête penchée vers la gauche, debout sur un demi-globe céleste ses pieds nus écrasant un serpent. Elle dit avec son accent du Moyen Orient, « Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre comme bêtises! ». Elle gronde ensuite le conducteur d'avoir quitté le chemin des yeux, ne serait-ce qu'une ou deux secondes pour vérifier son trésor terrestre endormi sur la banquette arrière. Elle lui dit de s'occuper de ce que la route lui offre devant, le reste n'ayant pas beaucoup d'importance pour l'instant. Même son Fils ne peut pas changer ce qu'on a laissé derrière pour toujours.
Elle lui demande de fermer ce poste qui lui casse les oreilles. Le bruit pour le bruit, parler pour ne rien dire est néfaste pour la tranquillité de l'âme, dit-elle. Mais s'il y a une chose que le conducteur abhorre plus que le chaos, c'est le silence assourdissant et brutal. Comme le silence qu'il a connu lors du passage de l'œil de l'ouragan Betsy en 1965. Ce silence était pire que le vent qui s'époumone, pire que la pluie qui déluge, pire que le débris qui s'épaille, il y a le silence, le calme mort de l'œil. Ce halo bleu qui permet à Dieu d'y voir clair, de faire les comptes, de reconnaître les Siens, de reprendre souffle et de recommencer dans l'autre sens.
Le bruit, ça le connaît. Élevé par Lassie, Ed Sullivan, Gilligan's Island, Hogan's Heros, Twilight Zone et Star Trek et d'autres parents télévisés succédanés, il a besoin de ce fond sonore qui l'empêche d'aller au fond de lui-même. La télé qui marche toute la journée, ça ne lui fait pas peur. Bien au contraire. L'invention de la télécommande était le comble de l'extase.
Au lieu d'éteindre la radio comme demandé, il pèse sur la touche « Search ».
Un cowboy proclame l'énormité de son amour en peignant sur un château d'eau « I ♥ Betty Sue » dans le même ton de vert que les tracteurs John Deere; une grande gueule mégalomane crie à se cracher les poumons que les Communistes, qui s'appellent le Nouvel Ordre Mondial à présent, conspirent toujours de dominer le monde; deux ou trois chansons d'il y a une quinzaine d'années fraîchement reprises façon hip-hop; encore un bon chrétien qui explique pourquoi c'est correct de fesser ses enfants tant qu'on le fait dans l'amour du Seigneur et pourquoi une femme doit se soumettre aux quatre volontés de son mari; enfin, Alice Cooper, Vincent Furnier de son vrai nom et descendant de Huguenots, qui passe du bon vieux Rock'n'Roll. « If it keeps on rainin', levee's goin' to break/ If it keeps on rainin', levee's goin' to break/ When the levee breaks, I'll have no place to stay. » Le conducteur ferme enfin le poste.
« Le silence rend fou peut-être, se dit-il, mais je suis pas rendu au bout encore. » Pour creuser l'écart un peu plus, il met une cassette de Tracy Chapman et la chair de poule lui picore le bras. « You got a fast car/ I want a ticket to anywhere. »
Ses phares renvoient un éclat blanchâtre. Un autre panneau le met en garde, en cas de temps froid, contre un verglas théorique qui se formerait sur le pont avant que la chaussée défoncée ne se gèlerait.
« L'état peut manquer d'argent pour les chemins, mais les politiciens ne manquent pas de couilles, pense-t-il. Pour un pays qui voit la neige une fois tous les dix ans, c'est un peu exagéré, je trouve. D'ailleurs, ça doit être le cousin du gouverneur qui tient le contrat des panneaux. On devrait électer quelqu'un qui a un cousin avec une machine pour arranger les chemins. »
Marie le conseille de s'occuper plutôt de sa parenté à lui et de surveiller son language.
« Je fais que ça, ma Mère, je fais que ça. »
La fatigue l'envahit comme une armée arrivée en pays conquis. Il sait où, un peu plus loin, gîte et couvert l'attendent, un vrai oreiller pour la tête de son enfant, pas un Levi 501 roulé serré en boudin. Il attrape son cellulaire et compose le 1-800-FOR-KJUN. Il quitte un chemin pour en emprunter un autre. Il n'est pas sûr de gagner dans l'échange.
Il passe devant des maisons basses en briques, style « Ranch » avec des pelouses infinies constellées de roues de charrette à moitié enterrées, des tracteurs en état avancé de mort par rouille et d'innombrables statues de Marie. Du tableau de Marie, elle fait de la tête un petit Bonjour à une de ses consœurs nichée dans une baignoire coupée en deux.
« Tu la connais? »
« Oui, on a été à l'école ensemble. »
Il passe devant encore quelques maisons alignées le long du chemin avec accès sur le bayou derrière. Quand sa voiture arrive devant la dernière maison avant le pont, il s'arrête. Il coupe le contact et Marie se fige dans sa pose pieuse. Il ouvre la portière et laisse tomber son pied gauche dans sa botte en peau de cocodrie lourdement sur le chemin de coquillage. Il s'avance vers la maison en faisant un bruit de craquement. Il monte les escaliers en bois de cyprès en regardant les berceuses réservées aux invités pour la contemplation du bayou. Il y en a une qui semble se bercer toute seule dans la brise légère du petit matin.
Debout sur la galerie du « Kajun Motel », il scrute le ciel. À l'ouest, la lune est proche couchée après sa traversée nocturne; à l'est, le soleil est sur le point de se lever. Il sort son mouchoir de poche, un bandana rouge à vrai dire, et s'essuie le front. Il fait chaud déjà. Il a l'impression de sentir du café et d'entendre une radio jouer de la musique cadienne à l'intérieur.
« Y a quèqu'un? Je peux rentrer? »
Pas de réponse.
Il entre quand même et se fait immédiatement assailli par l'immobile confusion des murs entièrement recouverts par des cartes de visites du monde entier. Une mémoire vivante, des archives intarissables.
Dehors, il entend l'enfant qui l'appelle par son prénom. « Je souhaite que cette badgeuleuse de Marie l'a pas réveillé.»
L'enfant sort de la voiture pour voir un chaoui entrer en se pressant dans le creux d'un chêne gris. Il ne connaît pas le mot chaoui, alors il appelle le raton-laveur « Bandit ».
« Soif, il dit, j'ai soif » et s'appuie contre la machine de Pepsi.
L'homme fouille dans la poche de son 501 tout neuf et produit les six escalins que la machine requiert. « Ça c'est drôle, il me semble que ça coûtait une piastre la dernière fois, il y a si longtemps. » Il introduit les trois pièces d'argent frappées d'un aigle à tête blanche dans la machine. « Tu veux la même chose? » demande-t-il inutilement. Il ne se retourne pas pour voir son enfant dire oui de la tête.
Il lui tend la bouteille de Barq's Root Beer. L'enfant l'attrape et l'ouvre avec le décapsuleur cloué contre le mur. La capsule tombe dans une vieille boîte jaune de Golden Key Coffee avec tant d'autres. L'enfant boit goulûment, une rigole dégouline du coin des lèvres.
« Et où est-ce qu'on est rendu? »
« Tu vas voir, mon petit, tu vas voir. »
« Et alors? » dit l'enfant
« Va chercher les valises, mais fais doucement, tu veux pas réveiller l'ours qui dort. »
« On est chez Smokey the Bear? »
« Non, pire que ça. On est chez nous. »
Marie les regarde monter les escaliers et fonce les sourcils. « Il ne pense jamais à baisser une vitre. »
Le pépiement des cardinaux ponctuait les palabres des nombreux oiseaux, – moqueurs, geais bleus, tourtes et moineaux, – qui se donnaient des nouvelles matinales. Les branches des pacaniers se chargeaient de chatons, ses fleurs inflorescentielles qui rendent la pacane, ce fruit sec, pas tout à fait une noix, qui contribue de façon spectaculaire au compte calorifique des desserts cadiens : tartes aux pacanes, pralines, fudge ou tout simplement nature. Malgré sa tendance d'engraisser, elle est une excellente anti-oxydante. Un vent du sud chargé de chaleur sentait la pluie.
« C'est la fête à Ti-Huey aujourd'hui, » a pensé sa Man-man en rentrant le linge des clients du séchoir. Sa journée avait commencé avant le lever du jour. « Et ça fait trois ans que je l'ai pas vu. » Ce jour-là, il avait soudainement disparu avec son père et la Cadillac. Ils avaient laissé derrière eux mère et femme, deux étrangères devenues partenaires dans l'hôtellerie, un « café-couette » offrant gîte et couvert garanti 100% cadien aux touristes, les tout tristes comme elle les appelait, en quête de nouvelles expériences désennuyantes.
Au début, ça faisait mal comme une jambe atteinte d'une gangrène. Très vite, on se fait à l'idée qu'il faut s'en séparer. Et ça n'empêche pas qu'on s'ennuie de son membre manquant. Mais entre la vie et la mort, le choix est vite fait.
« Sherry! Est-ce que tu peux venir voir une minute, s'il vous plaît?
« Ouais, Miss Edwina. »
Elle n'avait jamais compris ce qui aurait pu attirer son fils à cette Protestante du Texas. Trop pâle, trop maigre, trop petite, trop ceci, trop cela, trop… Américaine. Du temps qu'ils habitaient tous dans le même voisinage, il restait quelques beaux souvenirs, mais trop d'amertume au fond de la gorge remontait comme un brûlement d'estomac. C'était comme un bon gombo servi sur du riz pas assez cuit ou trop salé. On pouvait toujours le manger, mais à quoi bon? Son fils était promis à un avenir si brillant. Il avait une bourse académique à la faculté de droit de Tulane. Il est allé le premier jour, il a écouté ce qu'ils avaient à dire et il n'y a plus jamais remis les pieds. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait tout garroché par-dessus la barrière pour les beaux yeux de cette Texienne. « C'est vrai qu'ils sont beaux » a-t-elle pensé.
« Quoi ce que je peux faire pour vous? »
Elle avait quand même appris à parler français, quelque chose que son fils ne commençait à faire que quelque temps avant de disparaître. Elle se demande s'il ne devenait pas jaloux de sa femme qui parlait politique en français en bas du chêne à Caouanne avec Plute, Piche, Boudou et les autres. « Il est juste comme son père. Il veut juste ça qu'il peut pas avoir. »
En tout cas, c'était vers l'époque où Ti-Huey babillait ses premiers mots. « Maman, Papa, banane… » C'était cette même année que Man-man est allée à Medgegorige, qu'elle avait ramené une petite statue de la Sainte Mère qu'un des enfants à qui Elle parlait avait touchée. Elle regrette maintenant de l'avoir donnée à son fils; elle était sure de ne plus jamais la revoir.
« Sherry, t'avais pas attendu le telephone faire du train hier au soir? »
« C'était le telephone sur le TV. Je pouvais pas dormir alors j'ai guetté les vieux shows. »
« C'était quel show? »
« C'était, huh, un vieux Hercules avec Steve Reeves. »
« Y'avait pas de telephone dans Hercules. »
« Non, huh, c'était pendant les commercials. »
« Mais chère, je connais pas quofaire tu mets ta tête plein de fatras comme ça. T'as besoin de ton repos. »
Depuis quelques années, au fait depuis le décès accidentel de son mari, Clovis Rabalais dit Fahla, et le départ de son fils, les affaires de Miss Edwina allaient très bien. C'est vrai qu'elle a reçu une grande somme d'argent des assurances qu'elle a utilisé pour acheter la vieille maison de M. Tutute et la convertir en café-couette. Mais si elle n'avait pas travaillé fort pour attirer les touristes et se plier à leurs quatre volontés, elle aurait gaspillé son investissement. Une maison vide ne paye pas les factures. Et les gens sont venus. Il semblait que le monde entier a découvert la musique et la cuisine cadiennes. Il voulait se rendre sur place pour faire l'expérience de « l'authentique. » Au « Kajun Motel », il a fallu que Miss Edwina rajoute du cayenne à toutes ses recettes pour faire l'authentique que les touristes recherchaient. « Si ma défunte mère me voyait avoir la main si lourde avec le poivre, elle aurait tout jeté aux cochons. Je pense que même eux, ça voudrait pas le manger. »
Ça faisait que Mme Edwina avait de l'ouvrage assez pour ne pas s'ennuyer d'une jambe coupée. Mais elle avait du mal à se tenir debout.
Le ciel gris et bas couvrait l'horizon comme une chape de plomb. La lumière diffuse plissait les yeux, les rendant difficiles à garder ouverts. Les coups de soleil sont plus fréquents pendant un temps couvert que sous un ciel dégagé, dépêchant les gens sous l'abri le plus proche, mais la chaleur montant et se cognant contre le couvercle avant de faire ricochet, rebondissant en ondes encore et encore, rendait même l'ombrage insupportable. L'air était immobile et s'épaississait comme un roux sur le feu.
« Pou-yaille, ça fait chaud. Tout aux alentours, c'est sec, sec, sec. Je souhaite ça mouille, mais ça fait pas plus frais après. Ça fait juste de la vapeur comme dans une chaudière. Le monde a besoin de la pluie quand même pour faire pousser les jardinages, » dit Miss Edwina en s'essuyant le front avec son tignon rouge.
« Mais moi, je haïs la foutue pluie. »
« Sherry, tu devrais pas parler comme ça. »
« C'est comme ça je me sens. »
« ‘Coute, je vas à la grocerie acheter d'autre cayenne pour les touristes. Tu dirais plus je yeu brûle la djeule avec ça, plus ça l'aime. Ils sont fous, ces Amaricains» dit-elle en se secouant la tête. « Enfin, on va se voir t-à-l'heure, O.K.? »
« O.K. »
Sherry tourne son attention vers l'unique chemin qui vient de l'ouest. Elle surveille l'horizon comme un des marins de Christophe Colomb. Elle cherche ce nuage de poussière qui annoncera l'arrivée d'un nouveau monde.
Comme la plupart des mères dans sa situation, Sherry n'a pas arrêté un instant d'imaginer où ils ont bien pu partir, à quoi doit se ressembler son fils à présent et si sa santé est bonne. Dans l'œil de son esprit, elle les voyait faire les courses au magasin, acheter ce qu'il ne fallait pas à un enfant en pleine croissance, et puis dormir à la belle étoile. Son mari, ils étaient toujours mariés, quoi que dise le prêtre, a écrit de temps en temps en se gardant bien de donner trop de détails qui pourraient laisser savoir où ils étaient. Il racontait comment Ti-Huey commençait à profiter à une allure ahurissante, qu'on les prenait des fois pour deux frères. Dans sa dernière lettre, il a dit qu'il a été renvoyé de son travail comme vendeur dans un magasin grande surface parce qu'il a tapé une cliente. Il jurait que c'était elle qui avait commencé, mais le client a toujours raison. Elle était prête à lui arracher les oreilles avec ses dents s'il n'annulait pas la vente du seul PlayStation qui restait à quelqu'un d'autre pour le lui revendre littéralement à l'heure de la fermeture.
À présent, après toutes ces années, elle entend sa voix qui demande s'il peut entrer et ses pas qui montent les escaliers du motel. Elle voit par la fenêtre les cheveux couleur de miel du petit Huey Rabalais qui sort deux vielles valises du coffre de la Cadillac. Elle doit construire une levée autour de ses émotions montantes pour les empêcher d'inonder son cœur.
« Les voilà de retour, le père et le fils, s'est-elle dit en égrenant son chapelet au fond de sa poche. Est-ce un mystère joyeux ou douloureux? »