Le pacte

Jo Todaro

      A la fin du 19ème siècle, vivait dans la campagne autrichienne un couple de paysans. Klara et Johann avaient acheté, juste après leur mariage, une ferme située dans une magnifique vallée à l'ombre de l'imposante chaîne Alpine. La terre y était fertile, l'herbe y était grasse et d'un vert qui rappelait celui des algues marines et le village était traversé par une rivière aux eaux douces et poissonneuses. Klara veillait à la bonne tenue de sa maison, cuisinait pour son mari et s'occupait des animaux de la basse cour. Johann avait quant à lui la responsabilité du troupeau de vaches, de quelques brebis et d'un énorme cochon qu'il avait surnommé Berg. Il veillait également sur ses plantations de légumes et sur un modeste mais précieux champ de blé qui assurait la subsistance hivernale du couple. Ils n'avaient pas d'enfant mais Klara était enceinte et avait hâte de donner à Johann un premier fils tant attendu.

    Le temps s'écoulait lentement, les secondes comme des minutes, les minutes comme des heures, les heures comme des jours. Lentement. Comme le fil de la vie qui se déroulait, comme le cours d'eau qui léchait délicatement la prairie où Johann faisait paître ses ruminants, illuminée par un soleil qui tardait à disparaître derrière les montagnes comme s'il voulait profiter encore quelques instants des splendeurs de cette campagne idéale. Il luttait contre la fatigue, repoussant chaque jour un peu plus l'heure de son coucher mais se résignait finalement à confier ce décor à la lune en lui faisant promettre qu'elle le lui rendrait aux premières heures de l'aube.

     Un beau matin, Klara se sentit mal et Johann courut chercher le médecin qui habitait le village. Le docteur Artz le suivit sans même prendre le temps d'avaler la moindre tartine et les deux hommes se retrouvèrent rapidement chez Johann. Le médecin se précipita dans la chambre où Klara était sur le point d'accoucher. Johann laissa l'homme de science à sa noble besogne et sortit patienter autour de sa ferme. Il piétinait, faisait quelques pas dans un sens, puis dans l'autre, se retournait, frottait sa moustache et parlait même à Berg qui lui répondait par d'énigmatiques . Tout à coup, un cri strident déchira le silence. Un cri qui n'était pas coutumier de ces tranquilles contrées. Le cri d'un enfant. Johann entra dans la ferme, courut vers la chambre, poussa la porte avec violence et vit le docteur Artz tenir dans ses mains un minuscule enfant. Klara souriait, ils avaient un fils. Il s'appellerait Gustav. Johann embrassa Klara qui tenait Gustav sous sa chemise, caressa la tête du nouveau-né et donna l'accolade au médecin. Il se dirigea ensuite vers la cuisine pour préparer un copieux petit déjeuner composé de tartines géantes sur lesquelles il déposait de larges tranches de Vorarlberg, un délicieux fromage de montagne au goût de miel, de fines aiguillettes de viande de bœuf séchée, le tout arrosé de lait de vache ou de chèvre. Le docteur afficha un appétit semblable à celui de Berg. Après s'être délecté des trésors que Johann avait déposés sur la table, il laissa le couple savourer son nouveau bonheur. Ils étaient enfin parents.

     Gustav mourut dans la nuit. Malgré la chaleur de la gorge maternelle et les attentions d'un père attendri. Johann était un homme robuste et Klara une femme courageuse. En ces temps reculés, il était fréquent de perdre un enfant, surtout le premier né. Gustav fut enterré dans le petit cimetière qui jouxtait l'église du village. Tous les villageois s'y étaient déplacés, soucieux d'apporter quelque réconfort au couple fort apprécié. La vie continua, balayée d'un vent de mélancolie que le temps finit cependant par dissiper et Klara fut de nouveau enceinte. Elle donna naissance à une petite fille qu'ils prénommèrent Ida. La petite se laissa malheureusement séduire par le funeste destin de son ainé et mourut avant de connaître son sixième crépuscule. Klara hurla. Un cri qui résonna jusqu'à en faire trembler les montagnes. Johann se cachait dans l'étable pour pleurer. Ida fut enterrée aux côtés de son frère. La succession des jours, puis des semaines, parvint à apaiser leurs plaies béantes mais Klara semblait avoir définitivement perdu son sourire. Le couple sans enfant continua donc à vivre sa pauvre vie paysanne. La montagne était devenue moins fière, l'herbe semblait plus sèche et teintée d'un vert pâle, une pâleur qui collait aux joues de Johann dont les cheveux et la moustache avouaient leur fatigue en laissant transparaitre des cicatrices grises. Berg passait l'essentiel de son temps à dormir et semblait avoir mis, par pudeur, son extrême voracité sous l'éteignoir. Même lui.

    Deux années s'étaient écoulées depuis la disparition de leur chère petite quand Klara annonça d'une voix tremblante à Johann qu'elle attendait un enfant. Le couple ne savait s'il devait se réjouir ou se préparer à une nouvelle épreuve. Ce fut une épreuve. Otto fut déclaré mort-né par le docteur Artz qui ne parvenait plus à trouver le moindre mot de réconfort. Encore une fois. Johann maudit le ciel, ses voisins, le docteur, les Alpes, ses vaches et Berg. Klara pleurait sans qu'aucun son ne parvienne à s'extraire de sa bouche entrouverte, sans que ses joues roses ne soient mouillées. La pauvre femme n'avait plus de larme tant elle avait pleuré. Otto fut inhumé avec son frère et sa sœur. Les villageois incrédules surnommèrent le caveau « la chambre des enfants ».

     Klara et Johann poursuivaient leur sombre existence en portant le masque de la tristesse. Elle ne sortait plus du tout, n'entretenait plus sa maison, ne cuisinait plus et laissait les animaux de la basse cour livrés au hasard. Johann veillait tant bien que mal sur son bétail et ses plantations mais sans passion, sans aucune motivation et sans aucun plaisir. Lui qui avait jadis le plus beau jardin du village se contentait à présent de regarder ses épis de blé courber le dos et regarder le sol comme s'ils voulaient implorer un hypothétique pardon. Le soleil semblait honteux, honteux d'avoir si longtemps et si intensément illuminé le théâtre de ces drames, honteux d'avoir accordé sa bénédiction à cette tragédie. Il se voilait, brillait à peine et attendait avec impatience la tombée du jour pour offrir à la lune ce spectacle funèbre. L'atmosphère était pesante, étouffante et Johann ne parvenait à survivre qu'en se rendant chaque jour sur la tombe de ses enfants. Il se levait très tôt, réveillait son coq encore endormi et se rendait au cimetière. Il était volontairement matinal afin de ne croiser personne. Sa douleur était si profonde qu'il ne pouvait la partager. Il demeurait seul. Rien que lui, le souvenir de ses pauvres petits et le soleil qui se levait doucement en posant ses premiers rayons sur les noms de ses enfants, en espérant chaque jour pouvoir réveiller les anges endormis. Il éclairait d'abord Gustav, puis Ida et enfin Otto. Johann priait pour chacun de ses petits et reprenait le chemin de sa ferme. Sans jamais en parler à Klara.

    Ces expéditions matinales duraient depuis plus d'une année quand, un matin qu'il se recueillait devant la chambre des enfants, Johann entendit une voix :
« Pauvre paysan ! »
Il se retourna rapidement mais ne vit personne.
« Pauvre paysan, pauvre petit papa… »
Johann scruta son horizon. Toujours personne.
« Ta douleur paralyse-t-elle tes sens à ce point que tu ne puisses me voir ? »
Toujours personne.
« Regarde sur ta gauche ! »
Johann pivota sur lui-même et ne vit qu'un pauvre bouc dans un enclos contigu au cimetière. Il pensa immédiatement que sa peine était seule responsable de ces illusions auditives. Il parlait à Berg, certes, mais il s'agissait de Berg.
« Il n'y a qu'une peine immense qui puisse expliquer une telle impolitesse !
- Est-ce bien toi qui me parles ?
- Enfin tu daignes m'adresser une parole !
- Un bouc qui parle ?
- Des enfants qui meurent, un homme qui pleure, un bouc qui parle. Où est donc l'anormalité ?
- Qui es-tu ? Un bouc qui parle !
- Je m'appelle Nimla et comme tu as pu le remarquer, je parle ton langage.
- Comment cela est-il possible ?
- Pour entendre parler les autres, il suffit parfois de savoir les écouter.
- Un bouc qui parle…
- Cesse donc avec ces constatations. Je parle, je chante également mais je suis capable d'encore bien d'autres prouesses.
- Je n'ai aucune envie de me divertir, bouc, je vais retourner à ma ferme.
- Je ne m'appelle pas bouc, mais Nimla. Il me semble te l'avoir déjà dit Johann.
- Tu connais mon nom ?
- Je suis dans cet enclos depuis plusieurs années. J'ai assisté aux enterrements de chacun de tes enfants et je te vois prier chaque jour sur cette tombe. Je sais bien plus de choses que tu ne peux en imaginer.
- Lesquelles par exemple ?
- Je t'ai entendu parler à ton Dieu. Je t'ai entendu lui demander une explication. Je t'ai entendu l'implorer de te donner un fils. T'a t il entendu lui ?
Johann ne répondit pas.
- Il ne t'a pas entendu. Il ne t'a pas écouté. Ton Dieu est impuissant, ton Dieu est ingrat. Il n'a su t'offrir que la douleur en remerciement de ta dévotion.
- Dieu ne me doit rien.
- Moi, simple bouc, je suis plus puissant que ton Dieu. Je peux te le prouver sans délai.
- Comment pourrais-tu me prouver un tel mensonge, vieux bouc ?
- Nimla ! Appelle-moi Nimla !
- Quel pouvoir détiens-tu Nimla ?
- Un pouvoir que tu ne peux soupçonner. Bien plus grand que celui de tous les hommes réunis.
- Tu mens !
- Moi, un menteur ? Je peux rendre à ta Klara le sourire qu'elle croit avoir perdu à jamais.
- Klara ? Tu connais aussi Klara ?
- Je peux te donner un fils !
- Tu profites de ma peine et de mon égarement. Je vais partir avant qu'un villageois ne me surprenne à converser avec un bouc. Je suis triste mais pas encore fou.
- Je peux vraiment te donner un fils. Dès aujourd'hui.
- Comment un bouc pourrait-il réussir un tel prodige ?
- J'ai un fils…
- Où est-il ? Je ne vois que toi dans cet enclos.
- Ne m'interromps pas. Et ouvre dès à présent ton esprit comme jamais tu ne l'as ouvert auparavant. J'ai donc un fils. Un fils humain que j'ai eu d'une étreinte avec une paysanne. Je ne peux m'en occuper. La faute à ces pattes que j'ai à la place des bras et à ces fichus sabots qui me servent de mains. La pauvre paysanne est si honteuse d'avoir copulé avec un bouc qu'elle en a caché le fruit. Tu vois cette cabane derrière l'église, le petit s'y trouve. Sa mère vient chaque nuit le nourrir et le changer mais elle s'en retourne chez ses parents avant le lever du jour.
- Comment pourrais-je croire un tel tissu de balivernes ?
- Vas vers la cabane, ouvre la porte et remue précautionneusement le foin qui s'y trouve. Vas. Je t'attends. Johann se dirigea vers la petite baraque de bois, poussa la porte et remua le foin avec ses mains. Il vit apparaître une petite main blanchâtre. Il écarta le foin avec la plus grande attention pour découvrir un magnifique bébé aux joues bien roses, aux cuisses dodues, emmailloté dans un linge blanc et qui affichait sur son visage un sourire radieux. Il sortit précipitamment et se dirigea vers le bouc :
« A qui est cet enfant ?
- Je te l'ai déjà dit Johann.
- Je ne te crois pas !
- Reviens demain si tu veux. Ou après demain. Ou encore la semaine prochaine ou dans un mois Tu trouveras chaque fois ce bambin couché dans l'herbe coupée. C'est mon fils !
- S'il est vrai que cet enfant est tien, tu ne peux pas le laisser indéfiniment dans ce cabanon.
- J'y viens cher Johann. Je vois ta douleur ainsi que celle de ta femme. Je ne peux m'occuper de cet enfant, pas plus que sa mère. Je te propose donc de te donner mon fils, d'enfin te donner un fils. Emporte-le chez toi et offre ainsi à ta chère épouse le privilège d'être mère.
- Me donner ton fils ?
- Je sais que ton foyer saura l'accueillir comme il doit l'être. Nimla remarqua le sourire naissant sur le visage de Johann.
- Tu me donnes ton fils ? Un fils ?
- Il y a cependant deux conditions mon ami.
- Des conditions ?
- Seulement deux. Premièrement, tu ne dois jamais quitter cette vallée. Tu y élèveras l'enfant, ta femme et toi y mourrez vieux ainsi que l'enfant quand il sera devenu vieillard. La seconde condition est que jamais tu ne dois lui donner de prénom. Tu l'appelleras simplement « fils ». Si tu acceptes ces conditions, tu peux, dès aujourd'hui, porter l'enfant à ta femme.
- Je peux ?
- N'oublie cependant jamais que mon pouvoir est sans limite. Si tu ne respectes pas les deux conditions, où que tu ailles je saurai te retrouver et te faire payer ta trahison.
- J'accepte ! »
Johann posa ses deux mains sur les deux cornes du bouc comme s'il voulait ainsi sceller leur accord. Il se dirigea ensuite vers la cabane, prit le petit qu'il dissimula sous sa veste et retourna chez lui en toute hâte.

    Il arriva rapidement devant sa ferme, poussa la porte à l'aide de son pied et se précipita dans la chambre. Klara était allongée sur le lit, le visage enfoncé dans l'oreiller.
« Klara, Klara, nous avons un fils !
Elle se retourna et il lui déposa le bambin sur la poitrine.
- D'où vient cet enfant ? Qui a osé te le confier ? Reprends-le immédiatement, je ne suis pas digne d'être mère. »
Il lui expliqua longuement sa mésaventure tandis que le petit souriait en mordillant les doigts de sa nouvelle maman. Klara semblait dubitative mais elle était si heureuse de pouvoir enfin materner qu'elle était prête à accepter toutes les explications et toutes les conditions. Ils décidèrent donc de garder et d'élever cet enfant qui, à lui seul, ravivait dans ce foyer un feu que même l'âtre semblait avoir oublié. Les semaines passèrent et la ferme retrouvait sa splendeur passée. Les épis de blé se dressaient majestueusement, les légumes n'avaient jamais été aussi gros ni brillants, les poules déambulaient fièrement, la tête si haute qu'elles paraissaient monter sur des échasses. Et Klara souriait. « Fils » se portait à merveille. Klara et Johann avait été suffisamment patients et avaient enfin repris contact avec les villageois en leur annonçant qu'un petit garçon était né mais qu'ils avaient préféré attendre avant d'en faire l'annonce officielle. Le petit grandissait, il avait appris à marcher, à courir, il essayait d'attraper les poules et chevauchait fièrement Berg qui, en vieux sage qu'il était, se laissait patiemment transformer en âne. « Fils » était devenu un petit garçon et il devait aller à l'école. Klara s'inquiétait :
« Johann, il ne peut pas aller à l'école s'il n'a pas de prénom.
- Les conditions étaient claires Klara. Il s'appelle « Fils ».
- Mais « Fils » n'est pas un prénom. Il va être la risée de ses camarades. Vas trouver le bouc !
- Les conditions sont ce qu'elles sont Klara. Nous sommes si heureux depuis que « Fils » est avec nous. Ne changeons rien.
- Je t'en prie. Vas trouver le bouc et tente de le convaincre.
- Il n'acceptera jamais. En emportant l'enfant, j'ai accepté ses conditions. Je ne peux pas revenir sur ma parole.
- Prends ton fusil et menace-le !
- Mon fusil ? Tu n'y penses pas Klara ! Ce bouc nous a donné un fils ! Pourquoi irais-je le trouver aujourd'hui armé d'un fusil ?
- Oblige-le à céder ! S'il refuse, tue-le ! Il ne pourra plus rien faire avec une cartouche entre les deux cornes. Nous serons ainsi libres. Nous pourrons même quitter cette vallée.
- Il suffit Klara ! Contentons-nous du privilège d'avoir un fils, même sans prénom.
- Un enfant sans prénom n'est pas un enfant !
- Je ne peux rien y faire ma pauvre chérie. Allons nous coucher. La sagesse de la nuit t'aidera à oublier.»
Les époux se couchèrent et Klara s'endormit rapidement malgré ses yeux rougis. Johann ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il repensait aux déclarations de sa femme. Elle avait peut-être raison. Que pouvait craindre un homme en vie d'un bouc mort ? Que risquait-il à aller trouver le bouc pour lui exposer clairement la situation. Tout le monde a un prénom. Le bouc ne lui avait-il pas dit qu'il s'appelait Nimla ? Il se releva discrètement, enfila ses vêtements, saisit son vieux fusil de chasse et partit vers le village. Il faisait encore nuit quand il arriva près de l'église. Le bouc était là, dans l'enclos :
« Tu viens me donner des nouvelles du petit ?
- Il va bien.
- Et ta femme ?
- Merveilleusement bien.
- Alors bonne nuit Johann.
- Nimla, le petit doit aller à l'école, il lui faut un prénom.
- Souviens-toi des conditions Johann.
- J'ai un prénom, tu as un prénom. Tout le monde a un prénom. Pourquoi pas ce petit ?
- Car cela est écrit Johann.
- Rien n'est écrit Nimla, il nous appartient, à toi et à moi, d'écrire le futur de cet enfant.
- Tu te trompes Johann. Certaines choses sont écrites, précisément écrites.
- Un homme sans prénom ne peut avoir une vie normale.
- Mais cet enfant n'est pas un enfant ordinaire. Toi et moi le savons bien.
- Rien qu'un prénom Nimla. Choisis-le toi-même si tu y tiens.
- Aucun prénom Johann. Aucun prénom. Jamais. Quand nous avons conclu notre accord, ta douleur t'a fait accepter mes conditions. Aujourd'hui, tu crois légitime de laisser ton bonheur t'inciter à revenir sur tes engagements. Non !
- Cet enfant est à présent le mien et il aura un prénom.
Johann saisit son fusil et l'épaula. Le bouc resta figé.
- Ne commets pas cette erreur Johann !
- Ta vie contre un prénom !
- Alors prends ma vie.»
Johann plissa un œil et tira sans que le bouc ne puisse esquisser le moindre geste. Une cartouche suffit à le faire tomber. Des gouttelettes rouges dessinèrent, dans les rayons du soleil naissant, une couronne autour de la tête de l'animal. Il tomba lourdement sur le flanc et pour s'allonger sur l'herbe fraîche tachée par le filet de sang rouge vif qui s'écoulait de sa bouche.

    Johann le chargea sur son dos et prit le chemin du retour. En toute hâte, afin qu'aucun villageois ne le surprenne. Il cacha le corps du bouc dans l'étable avant de rejoindre son épouse pour lui narrer son exploit. Klara était si fière de lui. Ils allaient enfin pouvoir vivre comme une famille ordinaire. Elle était radieuse : «Nous allons organiser une fête pour célébrer cette libération ! - Une fête ? répondit Johann.
- Oui, une grande fête. Je m'en vais inviter tous nos voisins !
- Calme-toi Klara !
- Tu ne comprends donc pas Johann ? Notre fils nous appartient enfin. Nous allons fêter sa naissance, sa nouvelle arrivée dans notre famille. Je suis si contente.
- Comme tu voudras ».

   Johann était si heureux d'avoir ravi sa femme qu'il ne voulait pas ternir son bonheur. Il laissa Klara s'affairer et se rendit à l'étable. Il dépeça le bouc et prépara un gigantesque feu. Il embrocha ensuite l'animal et le laissa cuire patiemment sur ce feu dont les braises virevoltantes semblaient célébrer leur nouveau bonheur. A la tombée du jour, les voisins arrivèrent. La fête dura toute la nuit. Le bouc fut dévoré, on but énormément de vin, on mangea encore du Vorarlberg et on chanta autour du feu jusqu'à ce que le soleil ne vienne interrompre ces réjouissances.

     Les jours qui suivirent ce festin furent étranges. Klara semblait libérée d'un énorme poids et réfléchissait au prénom qu'allait porter son fils. Johann semblait songeur. Il informa son épouse de son inquiétude. Et si le bouc avait dit vrai ? S'il venait leur reprendre ce fils magnifique ? Il persuada Klara de vendre la ferme et de quitter la région en lui expliquant que leur fils pourrait fréquenter de bien meilleures écoles s'ils quittaient cette campagne. Elle accepta en émettant le souhait de se rapprocher de la ville. Ils mirent en vente la propriété et trouvèrent rapidement un acheteur en la personne d'un voisin qui souhaitait agrandir son domaine. Ils vendirent la ferme, les vaches, les brebis, les poules, le vieux coq ainsi que Berg qui ne voulait pas quitter sa vallée. La petite famille put ainsi quitter ces contrées bucoliques pour s'installer en Bavière allemande. Ils achetèrent une nouvelle ferme, plus moderne que leur ancienne demeure. Ils s'y installèrent très confortablement, firent l'acquisition d'un nouveau troupeau de Fleckvieh, ces robustes vaches à la robe pie rouge et à la tête blanche et cultivèrent la pomme de terre. Une nouvelle vie s'offrait enfin à eux, loin des souvenirs blessants de leur Autriche natale et des effroyables souffrances qu'ils avaient du y endurer. Pour fêter leur première récolte, Klara prépara un véritable festin et invita leurs nouveaux voisins. Le couple était enfin heureux ! Ils s'aimaient, ils souriaient et le petit se portait à merveille. Ils profitèrent de cette soirée de réjouissances pour annoncer à leurs invités le baptême tardif de leur fils. Ils avaient mûrement réfléchi, en avaient longuement parlé et s'étaient enfin accordés sur un prénom. Johann se leva, les convives saisirent leurs verres et se préparèrent à trinquer et l'époux attentionné laissa à sa femme l'immense plaisir d'annoncer la grande nouvelle. Klara se redressa timidement et s'adressa à l'assemblée d'une voix teintée d'une émotion toute légitime :
« Mes amis, notre fils s'appellera Adolf. »

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