Le Palout

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                           EUGENE,  dit « Le PALOUT »

 

Tout fraichement arrivé de Paris,  je me suis retrouvé un beau matin d’octobre 1989 kiné à Saint Beauzely.

Saint Beauzely est un charmant village de l’Aveyron situé entre les Causses et le Lévezou, connu localement pour ses traces dinosaures, car effectivement depuis cette époque, le temps est passé au ralenti, conservant à ce village toute son authenticité.

C’est un peu une ile déserte sans la mer autour, ou plus encore le n’importe où hors du monde de Baudelaire.

A l’aube des années 90, c’est une terre encore vierge des réseaux GSM et internet, où les rencontres apparaissent naturelles autour d’un jardin, d’un tracteur, ou assis au comptoir du bar de la place, face à l’église.

Moi qui voulais faire une pause sur le spleen de ma vie parisienne, j’allais être servi !

Eugène m’avait appelé la veille, pour une entorse de cheville :

Allo kiné ! C’est Le Palout de la croix vieille ! Le docteur y m’a marqué des séances !

 En descendant du tracteur, j’ai pétassé le pied, y peut passer demain matin ? 

 Ok, je consulte mon agenda… Je peux venir à 9h, ça vous ira ? 

Nonn Passs Tropppp ! A 9h, je suis aux vaches, faut bien les soigner les vaches ! Venez à 10 heures c’est mieux ! 

 Ok je comprends, je passerais à 10h si vous préférez ! 

Le lendemain matin, sortant de chez le Mr Estivou, je reprends ma 205 GTI pour prendre la petite route de Curan, au bout de laquelle se trouve la ferme du Palout.

En Aveyron, point d’autoroute ou de périphérique, juste un tissage entropique de lacets tortueux de lissage et de largeur très inégaux, nappés de flocons gras en hiver et bitume fondu en été.

La route de Curan ne dérogeait pas à cette réglé, avec son lot de bosses et de trous, animés par instants par la traversée de quelques lapins, chevreuils, ou plus rarement sangliers.

Apparemment satisfaite de cet itinéraire, ma valeureuse monture automobile se plaisait de bondir de virage en virage, son petit postérieur galbé se dérobant à chaque freinage, tandis qu’à l’accélération elle reprenait la bonne direction avec bienveillance.

Finalement au terme de onze minutes d’intense plaisir automobile, je pus reconnaitre la ferme de Palous telle que décrite : le grand portail en fer forgé vert bouteille, la cour gravillonnée, et le petit escalier en pierre qui conduit à l’entrée principale.

Je toque à la grande porte de la ferme, Me Palout m’ouvre !

Bonjour, je me présente Vincent Arin, , le nouveau kiné, je viens pour des séances de rééducation de la cheville, c’est bien ici ?

Oui, y va arriver, y veut un café ?ça va l’ réchauffer il a l’l’air tout tremp !

Elle avait raison, j’étais gelé, ce n’était pas tant l’air qui devait être à 3 ou 4 degrés, mais plutôt la température ressentie avec le vent glacial, j’avais l’impression que dans mes bras et mes mains il faisait plutôt moins cinq…

Avec plaisir, s’il vous reste du café, je ne veux pas vous déranger !

Ptuu du café, y’en a toujours une cafetière d’avance, les hommes y en boivent toute la journée !

La fermière pose d’un coup sec un petit gobelet en verre sur l’épaisse table en chêne de la cuisine, la voyant ainsi faire j’ai d’abord cru que le verre allait exploser, puis je me suis dit qu’on s’était mal compris et qu’elle allait me servir de l’eau.

Non rien de tout ça, elle revint avec la casserole, et versa délicatement la précieuse substance dans le petit gobelet.

La couleur du café était à mi-chemin entre le thé et le chocolat au lait, d’un brun très pale à la texture dense quoique quelque peu hétérogène, voire légèrement graveleuse.

Elle me demanda combien de sucres, un seul répondis-je, avec une inquiétante appréhension, ne sachant combien de sucres seraient nécessaires à me faire absorber sans grimace cet inquiétant breuvage.

Finalement, contre toute attente, le café ainsi servi me remplit de sa chaleur, et  j’appréciai   avec plaisir son gout quelque peu sauvage et ce moment de convivialité partagé, tandis que le Palout arrivait.

C’était un grand homme de corpulence ogresque, portant un gilet matelassé de chasseur mal ajusté à sa taille, un béret noir qui semblait ne jamais quitter, ainsi qu’une épaisse moustache à la José Bové.

Il se déplaçait difficilement avec un gros bâton faisant office de canne, et me tendit la main en souriant.

Alors, c’est vous le nouveau kiné! J’espère que vous êtes un bon! z’etes marié ?

L’homme parlait d’une voix forte et autoritaire, qui résonnait en écho entre les murs, figeant à cet instant toute activité dans la maison, le chien cessant de se gratter, le chat pointant son regard avec intérêt, et évidemment Me Palous se plantant face à nous comme au garde à vous.

Non, je ne suis pas marié, mais j’ai une compagne et une petite fille de un an.

Elle fait la cuisine ta femme ?

Euuuh ouiii, elle fait la cuisine… (Je me demande à cet instant où il veut en venir exactement)

C’est bon, si elle fait bien la soupe, tu peux la garder ! Dit-il d’un ton enjoué, tandis qu’il éclatait de rire, d’un rire puissant presque terrifiant.

Là en souriant moi-même, je fais mine de comprendre, remarquant au fond de la pièce la large mimique d’acquiescement de son épouse, mais dans le doute, je préfère enchainer sur les raisons professionnelles de ma visite.

Vous pourriez me donner l’ordonnance du médecin s’il vous plait ?

Le Palout se tourne vers sa femme : Va chercher la lettre du docteur ! Dit-il avec une délicatesse digne du sergent Hartman.

Elle se dirige alors vers le buffet, ouvre le gros tiroir du milieu, et revient vers moi victorieuse munie du précieux document.

Je saisi l’ordonnance et lit les indications du médecin à voix haute :

« 15 séances de kinésithérapie de la cheville droite à domicile, 3à 4 fois par semaine »

Il faudrait trouver un endroit pour vous allonger, sur votre lit par exemple

Ba pla, on va allez sur le lit !

Le Palout me précède jusqu’à une porte jouxtant la cuisine, ouvre et m’invite à entrer.

Faut que j’enlève les pantalons ?

Euh oui, si vous pouvez vous mettre en slip !

C’est que je mets pas de slip, comme vous dites, j’ai que le caleçon long et les pantalons.

Vous n’avez qu’à enlever le pantalon, on relèvera le caleçon pour dégager la jambe…

Eugène s’exécute, puis s’allonge sur le lit, la tête et le buste en appui sur deux gros oreillers blancs, parsemés de multiples taches brunâtres et de trous.

Je m’installe moi-même en bout de lit, me saisissant de mon flacon d’huile, afin de commencer le massage.

Le nerfff il est pas déplacé ? me lance-t-il d'une voix inquiète.

Euuh non, je ne pense pas… Le docteur vous a bien dit que c’était juste une entorse ?

Le toubii tu sais il a juste dit qu’à la radio c’était pas cassé, mais toi les neerffs  s’est ton métier !

Oui un peu, mais les kinés sont pas vraiment comme les rebouteux, nous on ne remet pas en place les articulations, on fait de la rééducation, mais vous verrez ça ira mieux après quelques sé AAAAAAAAHHHHHH !!!!!

QU’EST-CE QUE C’EST QUI SORT DU COUSSIN ?????

Eugène me regarde d’un air surpris, prend tranquillement le coussin devant lui, puis forme une petite prison pour coincer la souris dans un angle, et d’un geste brusque entre les deux paumes de ces mains musculeuses il explose la tête de la souris comme on casse une noix.

Faudra dire à la femme de laver le coussin, lâche-t-il d’un ton désabusé, puis poursuit :

Y’a pas de souris à Paris ?

Si répondis-je, encore sur le coup de l’émotion, mon cœur ralentissant progressivement de 200 pulsations à 180, mais ce ne sont pas les mêmes, elles ont des pattes plus longues et elles ne sont pas dans l’oreiller mais dessus, tentant un peu d’humour pour abaisser mon niveau de tension.

Eugène resta sceptique un moment sur cette espèce de souris un peu curieuse, puis nous avons prolongé la séance par des exercices de flexion et extension.

Tendez bien le pied ! Relevez le pied !

Quelque peu déçu par mes méthodes de rééducation, Eugene s’exécute, l’air sceptique.

Je suis venu voir Eugène trois fois la première semaine, les lundis, mercredis, et vendredis toujours à 10h, et à chaque fois je me régalais de boire le café dans sa vaste cuisine, la massive table épaisse, et les deux chiens toujours allongés au pied de ma chaise.

Le lundi suivant, je toque à la porte comme d’habitude, mais c’est Eugene lui-même qui vient m’ouvrir, il a l’air rayonnant de santé, marche normalement et n’a plus besoin de bâton.

Entre kiné ! Viens boire le café !

Nous nous asseyons de part et d’autre de la grande table, Me Palout  nous sert les cafés, puis Eugéne me regarde d’un air un peu gêné, et se décide à me parler.

Tu sais petit faut pas m’en vouloir, mais j’ai été voir un rebouteux, il m’a remis le nerfff de la cheville, et maintenant j’ai plus mal.

Si tu veux tu peux te faire payer toutes tes séances, mais je crois qu’à Paris y t’ont pas encore tout appris !

Quand tu veux tu passes à la maison  boire le café, la porte elle te sera toujours ouverte !

Bien sûr, je me suis fait payer seulement les quatre séances réellement effectuées, et j’ai bien retenu une première leçon : on n’apprend pas tout dans les livres et sur le banc des universités.

La deuxième leçon était plus importante encore :

Malgré mes premières impressions craintives sur ce milieu agricole que je connaissais peu, j’avais pris contact avec cette terre d’Aveyron et les gens de cette terre éminemment attachants,  qui allaient me nourrir durant des années de leurs enseignements, et aussi et ce n’est pas un détail, de leurs tripoux, aligots, saucisses, fromage de chèvre et roquefort !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                         

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