Le panier de pièces
supra
L'intérieur était de ces intérieurs typiques d'une habitation occupée depuis très longtemps par la même personne. Elle ne portait pas les marques d'une mode passée, mais d'une absence de mode. Chaque mur, chaque bibelot , photo, pot et ustensile étaient autant de stigmates, de marques du sacrifice de la coquetterie à l'usage et à la mémoire. Les volets tirés, la disposition des meubles ainsi que le silence qui flottait dans les pièces désertes auraient pu être ceux d'un appartement comme d'un pavillon. Il s'agissait là d'un de ces intérieurs qui niait avec férocité la possibilité d'un extérieur.
Le salon était déserté et il n'y avait plus de chat. Il se tenait dans un coin une horloge à balancier qui jurait étrangement avec le reste de l'ameublement par une patine et un style indéniable. Dans la presque complète obscurité des lourds rideaux qui obstruaient les fenêtres, la période du mobile était la seule source de mouvement et de bruit.
Derrière un rideau de perles, près d'une table de la petite cuisine qui était son lieu de repli, une vieille caressait les pièces contenues dans une petite corbeille d'osier. Elle parcourait du bout des doigts leurs dentelures, éprouvait les irrégularités de leurs tranches, la surface accidentée de ces pièces de monnaies fatiguées qui avaient gravité autour de tant d'infimes transactions. Les profils des déitées grecques dont on les avaient frappées avaient perdu de leurs superbe, tachés de corrodation, rongés par l'acide de la sueur des mains qui les avaient empoignés.
La vieille se recourbait au dessus de cet amoncellement métallique comme une gargouille au dessus des toits, sûrement moins par avarice que par la forme que prenait désormais naturellement sa colonne vertébrale, et parfois un de ces élancements dans une articulation située quelque part sous le plaid faisait doucement jouer les pièces les une contre les autres. La tête ballottait par moment, parfois les lèvres articulaient des paroles dénuées de sons.
Un jour elle prenait une des devises, selon un processus de choix qui serait enterré avec elle. Elle la saisissait la regardait coté face, puis la posait sur son doigt noueux et la lançait. Devenue maladroite, elle ne la rattrapait pas toujours. Mais qu'elle tombe ou non sur le carrelage, le bruit que faisait la pièce résonnait de manière surprenante dans la cuisine. Le son arrivait jusqu'à couvrir pendant quelques minutes le claquement grave de l'horloge qu'on entendait depuis le vestibule. L'écho semblait curieusement puissant, comme si ces pièces étaient anormalement lourdes.
Si la pièce lancée tombait sur face, dans une chaîne de montagne, un pied dérapait sur une anfractuosité issue du ruissellement continu des eaux de pluies et un alpiniste basculait sans un mot dans l'abîme. Il avait complété le paiement de la doudoune ultra thermal résistance par trois pièces. Une d'entre elle paraissait extrêmement abîmée, comme si elle était en circulation depuis les premières émissions de la monnaie.
Si une autre pièce lancée tombait elle aussi sur face, un tissus affaibli par toute une vie de mauvaises habitudes alimentaires rompait, et le sang inondait une plaie maintenue ouverte par des forceps métalliques d'opération, et le front du chirurgien se couvrait de sueur. Un sandwich dont la graisse était désormais charriée par le flux sanguin qui ruisselait sur la bâche avait coûté 3 euros soixante quinze, dont un bout de métal déformé vert , de la teinte du cuivre complètement oxydé.
Si elle tombe sur pile, la fille dit oui. Si elle tombe sur face, une rage aveuglante vous la fait pousser contre un coin de meuble. Une semaine , ou 2 ans plus tôt dans la monnaie rendue par la fleuriste sur un bouquet acheté juste après le boulot, il y avait une vieille pièce dont la valeur était à peine reconnaissable.
Une fois que le son avait fini de résonner dans la petite cuisine, tout était fini aussi là-bas. L'attente et les faibles raclements métalliques des pièces endormies recommençait.
Elle savait qu'un jour son souffle lui manquerait, que son cœur s'affolerait ou qu'une soudaine faiblesse l'envahirait. Elle guettait ce moment. Ce jour là, elle savait qu'il faudrait qu'elle se saisisse de la corbeille et qu'elle la lance, le plus loin d'elle possible. Qu'un chaos de mitrailles envahirait la cuisine, rebondissant sur le carrelage et les meubles dans une déflagration de fracas métallique, et que l'écho de celle ci serait long à s'éteindre avant qu'on puisse entendre l'horloge à nouveau. Cette pensée animait à sa seule évocation toujours la commissure de ces lèvres sèches du même rictus. De cette expression hautaine et indéchiffrable que l'on retrouve sur les profils frappant les pièces de monnaie.
Et avec les pièces restantes elle pourrait s'acheter le Bescherelle ! ;)
· Il y a presque 9 ans ·Bonne idée, texte cool, t'arrête pas ! :D
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