Le parc

My Martin

Le train fantôme

Le parc est agréable, seul espace naturel de la ville serrée sur son plateau, à la confluence des deux rivières. Sur un antique cimetière, parfois des pièces de monnaie, des ossements, affleurent. Haut portail, blason aux trois clous, grilles.

Une large allée droite transversale, bordée par des arbres en taille sévère. Au centre, un espace avec un bassin circulaire, jet d'eau vertical encadré par deux jets inclinés. Sol de terre, le vent soulève par bourrasques des ombres de poussière. Des bancs avec une croix de ruban adhésif, place pour une personne, à cause de la crise sanitaire.

Des promeneurs, des cyclistes, des joggeurs. Vélo, un garçon fait une roue arrière pour épater une fille.

A droite, des massifs de fleurs -giroflées, tulipes, euphorbes, agapanthes-,

des animaux -poules, lapins nains, cochons d'Inde, volière pour les perruches bavardes -vertes, bleues, jaunes, elles parlent en confidence, se poursuivent, se chamaillent

des mares -canards. Une cane, suivie par sa flottille de canetons duveteux

cabane, des chèvres grimpent sur les pierres, jouent à s'affronter, cornes en avant

A gauche, un kiosque à musique, un théâtre de verdure, une longue pergola, une buvette,

crêpes, gaufres, glaces, barbes à papa, pour un public d'enfants assidus

des pelouses. Les jeunes, les familles pique-niquent, jouent au ballon.



J'ai mon banc préféré dans une allée latérale. Je lisse le ruban adhésif déchiré. Les oiseaux vont et viennent, les mésanges querelleuses lancent leurs cris d'alerte, se perchent en acrobates à l'extrémité des branches qui ploient, s'activent dans l'herbe.

Un trou rond dans l'arbre. La mésange vérifie alentour -pas de témoins. Pause. Elle disparaît chez elle. Des pigeons maraudent, œil orange, plastron violet scintillant. Un sandwich ? Des miettes ? Le mâle se pavane devant la femelle qui picore entre les graviers.



Les minuscules évènements rendent perceptible l'écoulement du temps.

Un chien en manteau de plastique parcourt les allées. Perdu ? Un moment, il est près de l'enclos des chèvres. Puis vers la buvette. Plus tard, une jeune fille se dirige vers la sortie, le chien derrière elle.

Une famille. Un vieil homme voûté s'appuie sur sa canne. Sa fille parle fort, lui dit de remonter son masque. Quel masque ?



*



Une fois par an, en septembre, une fête s'installe dans l'allée centrale.

Un personnage anime la fête, Le Ludion. Filiforme, jaquette, haut-de-forme, visage blanc, il va d'attraction en attraction, bonimente, gesticule, virevolte. Fort accent étranger, rire strident. Bouche immense, lèvres peintes, il tire la langue. Yeux écarquillés d'un bleu céleste. Il offre aux enfants, des bonbons. Il les fait apparaître, disparaître sur ses paumes ouvertes, manches courtes, bras interminables.



Grande roue, chenilles, chaises volantes, auto-tamponneuses, loteries, tirs à la carabine, pêche aux canards, confiseries.

Des manèges à sensation. Les clients, calés sur les sièges, chutent le long d'un mât vertical, lèvent les bras.

Plus loin, les sièges tournent aux extrémités d'un axe lui-même en rotation.

Lumières multicolores, musiques à la mode, rires, sourires. Les enfants excités tirent les parents vers les manèges. Au niveau du bassin central, un train fantôme. Hors d'âge ou de l'âge des fantômes. Couleurs criardes. A l'étage, un mannequin en haillons avec une faux. Un mécanisme l'anime, il s'incline puis se redresse contre le pilier. Au bout de cordes, des chauves-souris. Un personnage costumé en gorille paraît au premier étage, désigne les badauds, les défie, les invite par gestes à monter dans le train fantôme.



Plusieurs passages. Le gorille me désigne de l'index. "Viens".

Je paye ma place à la caissière corpulente. Elle suit un feuilleton sur une télévision miniature à l'antenne en V. Je m'assieds dans la voiture sur rails. Secousse. Elle avance, les portes de tôle s'ouvrent, heurtent les côtés.



La voiture cahote docilement, horreurs en carton-pâte. Trajet compliqué, segments droits, angles brusques. Des glaces ondulantes, déformantes. Je suis énorme, nappe étalée sur le capot bombé.

Des araignées pendent du plafond, leurs pattes me touchent les cheveux. Des cercueils, d'où surgissent des squelettes, des vampires aux crocs aigus, des cadavres verts, les globes oculaires se balancent hors des orbites.

Le gorille monte à l'arrière de la voiture, chuchote, ricane à mon oreille, passe sa main caoutchouteuse -froide, rêche. Son haleine pue le vin- sur mes épaules, mon cou. Les musiques, les conversations se mêlent en bruit de fond. Les lueurs filtrent par les interstices des panneaux de bois.

Crémaillère cliquetante vers l'étage. Partie en façade, vue sur l'extérieur. Je me redresse, me recoiffe.

Descente. Un fantôme passe au-dessus de la voiture avec ses chaînes. Une sorcière tressaute, maigres bras, ongles en griffes. Verrues, nez crochu, elle louche. Segment vers la sortie.

Flashs de stroboscope. Image aveuglante, spirale en mouvement. Je suis le trait incurvé qui s'amenuise, plonge dans le puis central. Gouffre hypnotique.



    ...



Un miroir : bouche ouverte, air hagard. Je me recompose un visage neutre. Le gorille m'adresse un au revoir ironique. Les portes s'ouvrent, la voiture se bloque au niveau de la caisse. Les spectateurs me montrent du doigt, rient.



*



Chez moi, sonnette. Un coup puis deux coups, nettement espacés. Un code. D'ordinaire je ne réponds pas, si je n'attends personne. Intrigué, j'ouvre.

Sur le seuil, Le Ludion, intimidé. Démaquillé, habillé normalement. Frêle, cheveux ébouriffés, âge indéfinissable. Vieux gamin.

-"Bonjour Monsieur. Je ne vous dérange pas ? Vous avez un instant ?"

Je l'invite à entrer, à s'asseoir.

Voilà

-"Hier soir, devant le train fantôme, vous avez eu un malaise. Les secouristes sont intervenus. Votre adresse figurait sur votre carte d'identité, ils vous ont raccompagné chez vous, je les ai suivis."

-"Je n'ai aucun souvenir de cet incident. Cela m'arrive de temps en temps, malaise vagal."



-"Dans le train fantôme, vous avez parlé, m'a dit le gorille. Vous avez crié "La Hyène".

La Hyène. L'ancien directeur du Centre de la Côte. Les Étrangers étaient détenus sur une barge en mer. Accident, la barge a coulé. Ion, mon frère jumeau était sur la barge, il venait me rejoindre. La Hyène a filé. Il est recherché, des photos sont en ligne. Vous savez tout cela, n'est-ce pas ? Vous êtes La Hyène.



Je soupire. La Hyène, stupide surnom -j'aime m'habiller en femme.

-"Triste histoire. Combien pour votre silence ?"

-"Cent mille."

-"Vous êtes gourmand. D'accord. J'ai l'argent dans mon coffre-fort."

Je me lève, fais mine de me diriger vers la chambre. Le Ludion reste assis. Il me tourne le dos.

Je plaque sa tête contre mon ventre, bâillonne sa bouche de ma main. Je tranche sa gorge d'un coup de cutter, d'une oreille à l'autre, maintiens le corps en spasmes. Le flot de sang jaillit, éclabousse la table. Pas un cri. Je lâche le corps flasque qui s'affale sur la table. J'essuie le cutter sur la manche du Ludion, rentre la lame propre.



Blouson, masque. La fête bat son plein, foule insouciante.

Le train fantôme. Au premier étage, le gorille tient un montant, se penche dans le vide, provoque le public, disparaît, reparaît.

Luger / silencieux. Je vise tranquillement, comme au stand de tir. Deux coups. Pleine tête, elle éclate en morceaux, fruit mûr, fleur écarlate. Le gorille titube, bascule, tombe du manège. Cris. Je me voûte, me fonds dans les groupes.



*



Police, perquisitions dans le parc. Amphétamines, armes. "Règlements de comptes", selon les médias. Fêtes désormais interdites, la sécurité n'est pas assurée.



Riis me débarrasse du corps, m'aide à nettoyer. Fou les litres de sang que contient un corps humain. Il a ruisselé sur la table, le tapis est irrécupérable.



Dans ma chambre, un flacon de plus. Verres en cristal, soufflé bouche. Je les aligne sur une droite avec une règle, écartements rigoureux. J'ai prélevé les yeux du Ludion. Ils complètent ma collection, en quête de l'arc-en-ciel.



Bleus pailletés d'or



*

Signaler ce texte