Le petit garçon, le grand-père et la révolution

mamky

Tunis, automne 2013. Sous le toit délabré d'une véranda risiblement exigüe, un petit garçon gringalet à la peau portant encore les morsures brûlantes du soleil d'été regardait avec une vague lassitude son grand-père adossé à une chaise en bois légèrement vacillante. En ces doux après-midi du mois de Septembre,  le vieil octogénaire qui n'avait plus que la moitié de sa tête, aimait s'accorder d'éphémères moments de répit et sentir la brise légère venir chasser de son esprit les tourments d'un quotidien devenu un peu trop pesant. La morosité qui régnait sur la cité n'avait pas non plus épargné le petit garçon qui, malgré son très jeune âge et son intérêt assez limité pour la politique, n'a pu échapper au matraquage médiatique et aux pluies de mauvaises nouvelles qui ne cessaient de s'abattre depuis plusieurs mois. Entendant à longueur de journée tout le monde parler de révolution, il était quelque peu gêné de ne pas saisir la profonde signification de cette expression, car si après la fuite de Ben Ali, elle évoquait en lui un sentiment de fierté et d'excitation inexplicables, elle s'en fut réduite depuis à un slogan indéchiffrable noyé dans un brouillard d'autres expressions encore plus complexes et insaisissables.


   -Grand-père, est-ce que quand je serai grand comme les gens qui parlent à latélé, je pourrai comprendre ce qu'est la révolution ?

   - Mon enfant, si tu parles des politicards, sache que ces gens-là parlent de révolution, mais ignorent ce que ce mot veut dire. Ils le galvaudent, le salissent, le trahissent, le traînent dans la boue, l’empestent de l’odeur la plus nauséabonde qui soit. Ces gens-là ne se reconnaissent même pas dans le miroir et se désolent de la gueule ignoble que la glace leur reflète. Ils ne se rendent même pas compte du torrent de boue qui se déverse de leur bouche à chaque fois qu’ils se risquent à parler. Évite de prendre ces gens-là pour exemple.

  - C'est quoi alors la révolution ? S’enquit le petit garçon, interloqué.

   -  La révolution, mon enfant, c'est une tempête féroce, c'est une explosion volcanique irréversible qui doit remuer ciel et terre, qui doit faire descendre les dieux jusqu’à nous et déterrer les morts de leurs tombeaux, les ressusciter et les rendre encore plus vivants que nous tous. Elle doit éclabousser la laideur, la bêtise et l'ignominie. Elle doit transcender les douleurs, les rêves et les peurs. Mais à la place de cela, à quoi avons-nous droit ? A la lâcheté et la médiocrité! Dans les rues de ce pays, vagabondent des visages tuméfiés par les coups hargneux de la dure réalité, et errent des âmes ravagées par la désolation. Un certain 14 Janvier, le rat a déguerpi et cédé sa place aux chiens enragés. Le premier nous a cuit la peau à feu doux, les seconds l’ont déchiquetée avec plaisir. Et ils s’en réjouissent, les enragés ! Les hyènes s’en délectent…



       Le môme, ayant du mal à saisir les propos de son grand-père, ne se découragea pas pour autant et lâcha d'unevoix hésitante:

   -  Et le peuple, il est grand notre peuple, non? Tout le monde le dit à la télé.

   - Notre peuple est un géant aux pieds d'argile, mon enfant. Regarde-le, il s’agenouille dans sa turpitude, il se régale de sa bassesse; le déshonneur est son pain quotidien. Il grogne parfois, s’obstine rarement mais finit toujours par courber le dos en signe de servitude. Je l'ai vu moi ce peuple, et je le vois encore… abattu, morne, anéanti. Je l'ai vu pleurer, hurler, cracher mais je ne l'ai que trop vu par la suite supplier et ramper comme une vulgaire vermine, je n’ai que trop vu ses poils hérissés se raplatir comme de la vieille laine, hideuse et insignifiante. J’attends le jour où il se rebiffera contre sa propre obscénité et ce jour-là, je boirai à sa santé l’ultime coupe de cyanure, je l’avalerai volontiers, fier et droit comme un fort éternel. La révolution, la vraie, celle que le peuple devra mener contre lui-même, viendra à l’aube d’une matinée resplendissante, où la nébuleuse éclatera et renaîtra de ses cendres une vérité lumineuse et étincelante, qui distinguera le beau du laid, le génial de l’infâme. D’ici là, les chacals ne cesseront de dévorer la crinière du lion.

     

       Les paroles bien trop subtiles du grand-père résonnèrent comme de curieuses divagations aux oreilles du petit garçon, mais celui-ci décida néanmoins de ne pas en démordre.

   - Grand-père,tu dis du mal du peuple, mais toi aussi tu en fais partie, non ?

   - Oui j'en fais partie, oui j'en suis et j’en serai jusqu’à ce que mon cœur cesse de battre, et si je serai toujours là à l'injurier et à le blasphémer, je continuerai aussi de l'aimer jusqu’à ce que mon âme ne puisse plus aimer. Et j’y croirai à sa révolution, à la nôtre. Parce que, mon enfant, même si la pénombre jette son voile sur le soleil, l’éternel triomphera toujours face à l’éphémère et l’astre anéantira à jamais l’obscurité.



       Au même moment, une voix féminine agacée s'échappait de la fenêtre entrebâillée de la cuisine: "Mohamed viens dîner, et pour la millième fois, arrête de déranger ton grand-père, il est fatigué". Le petit s'en alla, laissant le vieillard contempler dans une béatitude presque religieuse les feuilles mortes tournoyerau gré du vent. Il n'avait toujours pas compris grand chose, mais avait acquis l’implacable conviction qu'il était désormais investi d'une vérité dépassant et sublimant la triste réalité dans laquelle tout un pays était enlisé.

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