Le piano du tripier
Roland Greuzat
Le piano du tripier
(Une ville. A l'ouest?... Peut-être!... Finalement cela a-t-il une quelconque importance de savoir où elle se trouvre!!!)
Les rues sont des mondes dont les dangers échappent totalement aux parents. Les enfants eux les connaissent, eux ils savent. Les enfants sont les derniers des sages. Si jamais ils traversent subitement, sans la moindre raison apparente, il ne faut pas croire que il n'y ait derrière leur fuite quelque explication bien précise. Ce qui les pousse, même si cela échappe totalement à la sacro-sainte logique des adultes, ce sont pourtant des motifs parfaitement cohérents. Les enfants ne voient pas comme les grands. Ils sont bien plus forts pour ce qui est de la clairvoyance. Ils ont une perception particulièrement aiguë de phénomènes dont nous n'avons même pas l'idée. C'est qu'il y a longtemps qu'ils les connaissent les dangers de la rue. Ils en ont pris la mesure dès leur entrée dans le monde, puis ils les ont étudiés, dans leurs livres, leurs livres bien à eux, ceux avec des images, des images qui appellent toujours d'autres images, les livres cinéma, les livres sur lesquels ils font semblant de s'endormir mais avec lesquels ils rêvent. Les dangers de la rue ce ne sont pas les automobiles assassines, ça c'est un truc de parents. Mais non bien sûr, les vrais dangers ce sont les monstres, les sorcières et les ogres. Ils se cachent, se déguisent, mais ils ne peuvent échapper à l'œil perspicace des enfants. La preuve, ils les ont vus la nuit, sanglants, avec leurs armes, leurs ruses et leurs méchancetés. Du rêve tout ça? Pensez donc! Regardez leurs livres aux enfants! Penchez vous dessus pour une fois avec attention: ils y sont tous ces horribles personnages. Alors ce n'est pas une preuve ça! Et vous voudriez qu'ils ne soient pas prudents les enfants, vous voudriez qu'ils restent sur le même trottoir que vous lorsque vous vous aventurez dans les endroits les plus dangereux! Libre à vous de prendre tous les risques que vous voulez, mais ils ont encore toute une vie à vivre les enfants. Ce n'est pas comme vous, si vous voulez courir au suicide alors ce sera sans eux! Toujours est-il qu'ils vous trouvent drôlement inconséquents. S'arroger le droit de les éduquer alors que vous faites preuve d'une telle irresponsabilité, ça, ils ne le comprennent pas. Alors ils changent de trottoir et ils vous laissent en plan. S'il doit vous arriver quelque chose, tant pis! C'est bien fait même! Fallait avoir du plomb dans la cervelle!
Si pour les adolescents, la rue c'est un peu la carte du Tendre, quand on observe les itinéraires tortueux des petits, leurs détours subits, on finit par être en mesure de dresser une véritable et très précise cartographie de leurs terreurs, à localiser tous les malfaisants et les monstres dont elle est peuplée cette foutue rue. On reste alors sans voix, impossible de penser qu'il y en avait tant . Et des rusés, des déguisés, des sournois. Des chats huants sous l'aspect d'un boucher, des ogres charcutiers et des sorcières concierges. Il faut quand même être aussi aveugle qu'un adulte pour ne pas reconnaître une sorcière sous les traits de la concierge du douze! Tenez regardez le livre! Mais bon sang, enfin le balais, vous ne voyez pas que c'est le même! Et le poireau hein, le poireau, oui, là, à gauche du nez crochu! Alors dites voir un peu que ce n'est pas le même le poireau! Vous voyez bien qu'ils ont raison sur toute la ligne les enfants.
Le petit Louis, sur ce plan, il était imbattable. La ligne droite lui était totalement inconnue. Mais le détour le plus large, ce n'était pas devant la concierge du douze qu'il le faisait, celle là il l'avait déjà battue à plates coutures la nuit dernière, elle ne risquait pas d'y revenir de sitôt cette sorcière. Non le danger, il venait du tripier. A plusieurs reprises, ces dernières semaines, il l'avait défié dans ses combats nocturnes. A chaque fois il avait du battre la retraite en criant. Parce qu'il était terrifiant le tripier. Quand sa mère venait le consoler dans son lit à la suite de ses fuites éperdues et hurlantes, il ne lui disait rien de ce qui venait de lui arriver. Elle n'aurait rien compris,... pas la peine,... même qu'elle devait avoir conclu un pacte avec le tripier, car elle continuait à aller faire des courses chez lui. Oui c'est ça, sûr qu'un jour elle allait le vendre Louis au tripier! Cela ne faisait pas l'ombre d'un doute. Ils étaient complices, il n'y avait qu'à voir les sourires qu'ils se faisaient, enfin des sourires pour sa mère, parce que pour le tripier, c'était difficile à dire, avec sa tête de pas drôle, de sinistre, avec sa tête de bourreau. Un jour où Louis était un peu fatigué, un de ces jours où il s'abandonnait mollement à la conduite de la main maternelle, ils y étaient rentrés chez le tripier. Piégé, tant pis pour lui, il n'avait qu'à faire attention. Mais il n'allait quand même pas se laisser faire comme cela Louis. A l'abri derrière sa mère, il serrait convulsivement sa main, et de l'autre, il serrait fort fort fort son petit poing, prêt à détendre le bras si d'aventure il venait à approcher ce monstre! Tiens même, qu'il y vienne fit-il en esquissant un mouvement de défi qui le décolla quelque peu des jupes maternelles.
-"Il grandit votre petit Louis" qu'il disait le tripier
Et il essuyait son grand couteau en disant ça, mauvaise augure! Il le passait lentement son grand couteau, voluptueusement de gauche à droite, sur le tablier qui lui entourait le ventre. Il y laissait des traces bien rouges, bien sanglantes le couteau.
-"Et bien on va s'en occuper de Monsieur Louis" continuait il en assurant fermement l'effroyable ustensile dans sa main droite.
Louis se recula brusquement, le tripier fit comme s'il n'avait rien vu, il empoigna une espèce de machin marron et mou qui fit un grand "Fouec" en atterrissant sur l'étal.
-"Et une tranche de foie de veau, une pour Monsieur Louis!"
Le petit Louis il les écarquillait ses yeux, plus ronds que cela ce n'était pas possible. La Vache, qu'il se disait (heureusement c'était intérieur parce que sa mère elle n'aurait pas trop aimé) La Vache! qu'est-ce qu'il doit couper le couteau! Il faut dire que les couteaux de tripier ce n'est pas rien! Essayez donc de couper quelque chose de mou et de marron comme le foie de veau! Rien que de poser le tranchant dessus, il s'affaisse le foie de veau tellement c'est mou. Quand on arrive à l'entamer, il se met à bouger, à se remuer comme si cela lui faisait encore mal qu'on le coupe. Même en tranches ça continue à vivre le foie de veau. En plus c'est dégouttant! Quand il a fini de le couper le tripier son foie de veau, il y a toujours comme un œil au milieu de la tranche, un trou rond qui vous regarde, qui vous fait comme des reproches. Quand ça cuit d'ailleurs, le beurre il fait des bulles à travers le trou. Le foie, comme il vit encore, il les fait éclater les bulles et ça projette partout des petits machins qui vous brûlent. Les affaires de Louis en tous cas elles ne s'arrangeaient pas. Sa mère maintenant était en train de dire au tripier qu'elle et Louis passeraient le voir le soir après la fermeture. Pas de doute, il y avait de la vente dans l'air. Louis se reprochait de plus en plus son moment d'égarement qui lui avait fait suivre sa mère dans le magasin.
Le soir, après s'être fait disputer parce qu'il n'avait pas voulu manger le foie de veau, Louis il avait essayé de se cacher dans les cabinets. Quand sa mère et son père furent prêts et qu'ils voulurent l'emmener, il resta sourd à leurs appels. Parce qu'en plus son père venait! La vente ne faisait plus aucun doute: à la maison les papiers importants c'était lui qui les signait. Donc s'il venait lui aussi c'est qu'ils allaient bel et bien le vendre. Seulement voilà Louis il avait oublié que les cabinets ils ne fermaient plus. C'était de sa faute d'ailleurs. Le mois dernier, quand il avait fallu faire la piqûre de rappel de ses vaccins, celle qui fait si mal, quand le docteur était venu et avait fait bouillir sa grosse seringue dans une des casseroles de la cuisine, il s'y était enfermé dans les cabinets, au verrou. Le docteur, il avait fini par repartir, pas content d'ailleurs. Son père il lui avait flanqué une sacrée fessée quand il était ressorti Louis. Il avait enlevé le verrou depuis son père. Et il l'avait eue quand même sa piqûre, une semaine plus tard, cette fois c'était une bonne sœur qui était venue, avec des moustaches et en douce. Louis il avait eu sacrément mal. En tous cas ce soir, il avait bien fallu les suivre, tout ça parce qu'il avait oublié qu'il n'y avait plus de verrou.
Quand ils arrivèrent le magasin était fermé. Ils entrèrent pas la porte du côté. A l'intérieur c'était drôle. Il n'y avait jamais fait attention Louis, il ne l'avait jamais remarqué qu'une vitre séparait le magasin de l'arrière boutique, une vitre comme dans la grande brasserie du coin avec des dessins en fleurs et en carrés dessus, une vitre au travers laquelle on ne peut pas voir, avec des parties comme en gris. Ce n'était même pas une arrière boutique comme chez son copain dont la mère était confiseuse. L'arrière boutique de la confiserie c'était moche dans un sens, parce qu'il y avait des boites partout et pas de bocaux comme dans la boutique, parce qu'il y avait aussi une table qui branlait avec une toile cirée dessus, et puis c'était sombre alors que le magasin était si bien éclairé, que le bois y était si bien ciré et qu'il y avait tant de cuivre qui brillait. Par contre ce qu'il y avait de bien c'est que dans l'arrière boutique on mangeait les bonbons et les chocolats un peu cassés, ceux que l'on ne pouvait pas mettre devant. Mais là chez le tripier ce n'était pas pareil. Ce n'était pas une arrière boutique mais un véritable salon-salle à manger, avec des fauteuils en peluche, une table, des chaises et un buffet. Et puis il y avait un escalier. Comme il commençait à avoir moins peur Louis, il se disait que l'escalier il aimerait bien y monter. Tout en vis et bien ciré l'escalier. Après la vente il se disait aussi qu'il n'aurait aucun mal à y précipiter le tripier puis à s'enfuir pour retourner chez lui. Ses parents seraient contents car ils pourraient garder l'argent du tripier et le récupérer, Louis. Même en s'arrangeant bien, ils pourraient encore le revendre une fois ou deux comme cela ils lui donneraient peut-être un peu d'argent pour acheter le vélo rouge qu'il avait vu chez le marchand de cycles.
Autour de la table, il y avait le tripier, mais sans son tablier et son couteau, sa femme et une fille qui devait avoir un ou deux ans de plus que Louis, c'est difficile à voir comme cela l'âge des filles. Louis pensait qu'ils avaient du l'acheter l'année dernière et qu'ils la nourrissaient encore pour qu'elle fasse plus de profit quand ils la tueraient. C'était drôle parce qu'il n'y avait pas de sciure par terre comme dans le magasin, ça sentait toujours un peu fort mais c'était propre. D'ailleurs sa mère elle l'avait dit: Une triperie c'est un commerce qui doit être propre parce que quand il fait chaud alors ça sent. Le tripier maintenant il faisait signe de le suivre. Louis, sa mère et son père montèrent donc après lui par l'escalier à vis et se retrouvèrent dans un couloir sombre. Louis pensait que le tripier voulait leur monter l'endroit où il allait l'attacher avant qu'il ne l'égorge. Louis n'en perdait pas une miette, il repérait les lieux pour voir comment il allait pouvoir le pousser dans son escalier quand ses parents seraient partis. Le tripier leur montrait maintenant un piano tout noir, droit et sévère comme un curé, il l'ouvrit et montra les dents du piano.
-"De l'ivoire véritable garanti", disait-il " ma petite Agnès n'a plus le temps d'apprendre maintenant vous comprenez, avec ses études. Et puis ça s'entend trop dans le magasin. Quand c'est des morceaux de grande musique, je ne dis pas, mais Agnès c'est que des gammes qu'elle fait, alors vous pensez, avec une boutique comme la nôtre, ça fait du tort au commerce."
Ils redescendirent tous. Louis, il n'y comprenait plus rien. Maintenant c'était son père qui tirait son portefeuille et en sortait des billets pour les donner au tripier. Il n'en avait jamais vu autant Louis des billets! Alors ils ne le vendaient pas! Alors s'ils ne le vendaient pas c'est que ses parents étaient venus pour acheter la fille!... Alors ce sera lui qui la tuera quand elle sera assez grosse. Il avait regardé le fermier à la campagne avec les lapins, Pan sur la nuque. Ou alors il ferait comme la fermière avec les poules, il la pendrait par les pieds et il lui arracherait un œil. En repartant sa mère prit Louis et le serra contre elle.
-"Tu es content mon chéri, tu vas avoir un beau piano. Tu verras comme c'est beau la musique. Et puis c'est le professeur d'Agnès qui viendra te donner des leçons, une vieille dame très gentille. Papa ira le chercher samedi le piano et il le montera chez nous avec un de ses amis. Tu sais c'est lourd un piano mon chéri. Tiens tu iras les voir le porter le piano, tu les aidera en les guidant sur le chemin."
Il était salement déçu Louis. Ce n'était même pas la fille qu'ils avaient achetée ses parents. Et puis il venait encore d'entendre parler de "leçons"... et avec une vieille dame en plus. Pour être déçu il était sacrément déçu, mais surtout il devenait salement méfiant. La seule chose certaine c'est qu'il n'en avait plus peur maintenant du tripier, même s'il détestait toujours autant le foie de veau. Le samedi suivant, en fin de matinée, il alla voir son père porter le piano. Il faisait une drôle de tête le tripier, parce qu'il aurait préféré les voir arriver de bonne heure plutôt qu'à onze heures quand le magasin était plein de clients.
-"Onze heures, c'est l'heure des commissions, moi je ne peux pas vous aider, juste à le descendre par l'escalier pendant que ma femme tient le magasin, après j'y retourne, vous m'excuserez, mais le commerce ça n'attend pas, c'est comme la tripe, faut qu'ça soye vendu vite!"
Le petit Louis, il regardait tout ce manège, les mains dans les poches, en sifflant un petit air. Comme ça sentait quand même un peu trop il sortit dans la rue et vint se placer juste en face du magasin. Il attendait depuis dix minutes quand il se décida à revenir dans la boutique. C'était tout drôle, comme figé à l'intérieur. Les clients comme la tripière, ils avaient le regard tourné, inquiet, en direction de la vitre qui séparait la boutique du salon salle à manger. C'est que derrière, cela criait fort, des "Attendez" puis "Attention" et aussi "C'est moi qui ai tout le poids, soulagez, mais soulagez nom de Dieu". Louis il reconnaissait la voix de son père, celle du tripier aussi, mais pas celle de l'ami de son père, il ne le connaissait pas assez bien. Manifestement il se passait quelque chose dans l'escalier à vis, ils devaient être coincés quelque part et cela devait durer depuis un bout de temps pour qu'ils aient l'air inquiets comme cela dans le magasin. La tripière, elle tenait dans ses mains un grand plat rectangulaire en porcelaine. Dedans il y avait des choses qui tremblait. Remarquez que c'est normal parce que dans une triperie, tout ce qu'il y a à vendre c'est mou et ça tremble, sauf la tétine, mais parce que la tétine ça ce vend cuit, ça fond de moitié d'ailleurs à la cuisson alors ça se rétracte et ça durcit. Heureusement qu'il y en a la moitié en moins, parce que cela doit être salement dur à vendre tellement ça a l'air dégouttant la tétine. Mais pendant ce temps là on entendait de plus en plus de bruit, des bruits parfois profonds, avec des résonances, et puis de cris, presque des gémissements par instants. Pas de doute, ça ne devait pas passer. D'un seul coup la voix du tripier a crié:
-" Il est quand même pas monté tout seul ce putain de piano, il doit bien pouvoir le refaire en sens inverse le chemin!" et puis "Je suis à bout, Attention, Je tiens plus, je glisse... Je lâche!"
Un bruit épouvantable s'est alors fait entendre. Les gens dans la boutique restèrent pétrifiés quand dans une explosion, la vitre de séparation fut pulvérisée et que l'on vit, poussé par un piano noir comme un curé, le tripier arriver sur le ventre et se retrouver la tête dans un seau où, dans de l'eau vinaigrée, flottaient, dérisoires, une bonne dizaine de cervelles d'agneau... Un carnage... Il y en avait partout, dans les derniers mètres le piano avait tout bousculé sur son passage. Des intestins, grêles ou non, lui faisaient comme des guirlandes. Les grandes catastrophes, les somptueux cataclysmes ne seraient rien sans les phrases héroïques qu'ils suscitent. Le tripier ne fit point défaut à cette tradition tant française que séculaire. Sortant la tête de son sceau de cervelles d'agneaux, il lança, à l'intention de sa femme qui était restée figée, son plat entre les mains:
-"Nénette, les Ris de veau! fais attention aux Ris de veau!"
Trois secondes, trois secondes pendant lesquelles la tripière ahurie tentait de saisir toute l'ampleur de la catastrophe, trois secondes durant lesquelles elle pensait encore rêver, cauchemarder serait plus exact, trois secondes pendant lesquelles elle se demandait ce qu'elle avait bien pu faire au Bon Dieu pour qu'il lui arrive un chose pareille, sa vitre dépolie, gravée avec des carrés des rectangles et des fleurs, la frontière, la limite de sa vie privée et puis surtout cette apostrophe lancinante, Nénette les ris de veau! Cette apostrophe qui n'avait que pour but de la ramener à la conscience de la grandeur de ses fonctions de tripière! Trop, c'était trop, vous parler d'une grandeur, vous parlez d'une gloire! Ah elle aurait du l'écouter son père et épouser un quincaillier comme lui, de père en fils qu'elle était dans le clou et l'arrosoir en zinc sa famille à la tripière! Du solide la quincaille! Pas de l'éphémère mou et odorant! Elle décida dès lors qu'elle s'en ficherait de la triperie, que cela lui suçait la moelle. Elle n'en avait plus rien à foutre! Elle en lâcha le plat dont le contenu s'affala mollement dans la sciure.
Les ris de veau étaient panés.
Le père du petit Louis et son copain obligeant passèrent timidement la tête au travers de la défunte vitre pour constater l'étendue des dégâts. Comme personne n'était mort, ils se regardèrent et ne purent s'empêcher de partir d'un long et énorme éclat de rire, surtout quand ils virent le tripier avec de la cervelle dans les cheveux, à quatre pattes en train d'essayer de sauver ses ris de veau qui, c'est bien connu, sont de l'or pour cette noble corporation. Ils prirent le piano chacun à un bout, et comme l'instrument était maintenant sur le plat, ils le poussèrent au dehors. L'engin disparut dans un grand bruit de roulettes maltraitées. Cela ressemblait à une fuite, mais une fuite joyeuse. Le piano, avait l'air un peu moins engoncé dans son habit ecclésiastique. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus dans la boutique que le sillage laissé par l'instrument dans la sciure et tout un tas de choses molles plus ou moins définitivement écrabouillées. Au dessus de tout cela, planait une odeur de défaite à laquelle se mêlaient avec insistance de forts relents de tripaille. L'ascension du piano curé chez petit Louis, facilitée qu'elle était par la largeur si ce n'est la majesté de l'escalier, fut presque triomphale. Sur le palier sa mère l'attendait, un chiffon à la main. L'aventure que venait de connaître l'instrument l'incita à redoubler tout autant d'attentions que d'épaisseur de cire et d'encaustique. Il fallut toutefois deux bons mois, si ce n'est trois avant que l'odeur indéfinissable qu'il dégageait quand on en actionnait les pédales, ne finisse par disparaître.
En tous cas, Louis avait toutes les raisons d'être méfiant. Il vérifia d'ailleurs bien vite la terrible exactitude de ses craintes. La vieille dame professeur de piano était la pire des sorcières derrière sa voilette et son petit chapeau anodin, dérisoire barrage incapable même de contenir une haleine à la vigueur chevaline. Elle lui faisait tenir en équilibre une pièce de monnaie sur le dessus de ses petites mains lorsqu'il les s'aventurait sur le clavier pour tenter d'en arracher des gammes insipides. Malheur à Louis, ou plutôt à ses doigts si d'aventure la pièce tombait. Une méchante règle s'abattait alors avec fracas sur les pauvres extrémités tétanisées. C'est comme cela parait-il que l'on acquiert une bonne position de la main. C'est surtout comme cela que les enfants finissent par détester la musique.
Mais des années ont passé, les professeurs de piano aussi, des plus gentilles, même des adorables. Louis il aime de plus en plus la musique, celle là et puis bien d'autres. Il a grandi aussi. Le piano curé a été repoussé dans un coin, pour laisser la place à un superbe piano à queue. Un beau jour il a jeté sa soutane aux orties, son froc par dessus les moulins. Louis l'a désossé et transformé en piano punaise. Dépenaillé, les entrailles à l'air, il ne lui reste plus que ses dents d'ivoire. Par contre il ne renie pas ses origines, il a la tripe joyeuse, que dis-je, jubilatoire quand il s'évade en d'interminables bouguis-wouguis sataniques. Un soir, les parents de Louis étaient partis à la campagne. Louis il avait invité tout un tas d'amis. Quelques heures plus tard, il n'y en avait plus que la moitié, enfin apparemment: ils s'étaient tous mis deux par deux, pour tenir moins de place, bien serrés l'un contre l'autre. Louis, pour ne pas gêner ses invités, il s'était mis tout contre le piano curé. Elle était belle et tendre dans ses bras. Il l'avait prise, assise sur les dents d'ivoire. Un court instant elle se mit à caresser le vénérable instrument.
-"C'est drôle, il ressemble à celui que j'avais quand j'étais petite
- Comment t'appelles-tu? fit Louis tout doucement
- Agnès" répondit-elle dans un souffle
Louis l'enveloppa alors d'encore plus de tendresse, de douceur, il lui disait plein de choses dans l'oreille, des choses qu'elle ne pouvait pas comprendre, il avait tant à se faire pardonner, tant de mauvaises pensées, si criminelles...
Mais tout ça c'est une histoire d'avant, une histoire tu temps où il y avait encore des tripiers, une histoire d'avant que les vaches subitement atteintes de folie assassine, ne viennent se venger de leurs bourreaux.
C'est là toute la différence entre tripier et aruspice. Le tripier, lui, il n'avait pas vu le coup venir...